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Les premiers concerts de dessins à Angoulême. Entretien avec Benoît Mouchart

Camille Cimper

Actuel directeur éditorial de Casterman, Benoît Mouchart a été le directeur artistique du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême (FIBD) de 2003 à 2013. A l’origine des premiers spectacles dessinés du Festival, il revient pour Neuvième Art sur la création des « concerts de dessins ».

Bonjour Benoît, comment avez-vous eu l'idée des concerts de dessins ?

Il se trouve que Zep, alors président de l’édition 2005 du FIBD, souhaitait faire une performance avec du dessin en direct et je travaillais pour le Festival depuis deux ans. Dans des notes d'intentions que j’avais écrites je pointais le fait qu'il manquait au festival des moments de « communion » qui suscitaient un enthousiasme de foule. 

A cette époque déjà, la presse ne faisait que très peu d'articles sur la bande dessinée, hormis pendant le mois du Festival d'Angoulême. Alors, quand Zep me propose une performance en dessin pour l'édition de 2005, je me dis que c'est peut-être l'occasion de recruter un public qui n'est pas encore initié à la bande dessinée. 

Comment l’idée a-t-elle ensuite pris forme ?

Je crois qu’il y a une vraie fascination à voir le geste du dessin s’accomplir : regarder cette danse des mains sur le papier et se demander ce qu'il se passe de la tête à la main pour que jaillisse un dessin. Lorsque l’idée de performance dessinée nous est venue avec Zep, on était à Genève dans son atelier et j’ai accepté. Mais Keith Haring[1] avait déjà fait ça, on connaissait aussi l’émission du Tac au Tac[2] dans les années 1970 à la télévision et je tenais à ce qu’on présente une séquence d’images. Je voulais que ce soit une séquence de bande dessinée et que les gens voient techniquement comment se confectionne un récit, même si c’était assez rough [assez brouillon, au stade de croquis, NDLR]. Vous savez très bien que les dessins produits sur scène, tout aussi beaux qu’ils soient, ne sont pas aussi travaillés que ce que font les auteurs dans leur atelier. Il y a quelque chose de l’ordre de la performance. On parlait de Keith Haring, mais on sait également que Winsor McCay avait fait des performances en public[3] [Lighting Sketches, NDLR]. Il y avait un aussi un conteur à Saint Malo qui racontait une histoire avec un dessin derrière [les Contes à Bulles du festival Quai des Bulles, depuis 1997, NDLR]. Mais nous, ce qu'on voulait c'était créer une bande dessinée en direct. Le concept n'existait pas, donc la marque « Concerts de dessins » a été déposé par le FIBD.

Gir improvisant le premier dessin lors de l’émission du Tac au Tac du 29 avril 1972, INA

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf86607633/du-tac-au-tac-emission-du-29-avril-1972 /

Et ensuite ?

Au départ on a eu peur que ce soit trop lent et on a réfléchi à un moyen de garder l'attention du public : on a alors pensé à de la musique. Il se trouve que j’étais ami avec Brigitte Fontaine et Areski Belkacem et j’ai proposé à Zep d’utiliser une piste playback enregistrée par Areski. Un soir où j’ai diné chez Brigitte et Areski, j’ai expliqué le projet et mon ami a semblé intéressé. Seulement, il m’a dit qu'il pouvait me faire une piste enregistrée, mais que "cela prendrait une autre dimension si on jouait en live".

C’est donc grâce à Areski si le projet est devenu un concert à part entière ?

Oui, dans le sens où la musique a été pensée pour être jouée en live.

Areski au clavier – Photo de Benoit Mouchart

Comment vous est venue l'idée de mettre en place ce dispositif de projection ?

On s’est dit qu’il fallait qu’on puisse voir le dessin et qu’ensuite on puisse le revoir plus lentement pour mieux comprendre l’histoire. Il y avait un premier temps d’émerveillement, puis un second temps de relecture. Les gens ne savaient pas qu’ils allaient assister à la création en live d’une bande dessinée. A la relecture, les cases s’enchainaient et on voyait l'histoire à nouveau avant que le mot « fin » n’achève le récit.

Schéma de la scénographie du concert de dessins, illustration de Zep

Comment s’est déroulé le tout premier Concert de Dessins ?

On avait décidé que les représentations auraient lieu à l’Espace Franquin [centre culturel de la ville d’Angoulême, 310 places] et c’était incroyable... Il y avait tellement de monde et on a refusé tellement de gens qu'on a décidé en catastrophe de programmer la dernière au Théâtre [Scène Nationale d’Angoulême, 691 places]. Et depuis ce jour, les représentations ont toutes été programmées au théâtre et c’était toujours complet. Il y avait quatre représentations du jeudi au dimanche. Le jeudi et le vendredi était plutôt composé d’enfants et le samedi dimanche était plus mélangé. Cela a été un gros succès.

Quels étaient les auteurs invités sur scène ?

C'était une équipe assez incroyable : Blutch, Nicolas de Crécy, Johan De Moor, Dupuy et Berbérian, O’Groj, Stan et Vince, Chauzy, Zep. Il y a eu peu de femmes – on a ainsi programmé Tanx. C’est une vraie lacune du concert de dessins.

Programme de la 32e édition du FIBD. Archive du Centre de documentation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image

Les musiques étaient toujours composées par Areski ?

Oui, c’était plus simple parce qu’il savait comment cela se passait. Les musiciens jouaient en fonction de ce qui se produisait à l'écran, donc d'une représentation à l'autre la musique différait sensiblement. Pour les dessinateurs c’était la même chose : ils ne dessinaient pas tout à fait la même chose chaque soir. Il valait mieux voir la représentation du dimanche que celle du jeudi. Il n’y avait qu’une répétition en amont, c’est peu. C’est aussi pour cela qu’Areski était utile parce qu’on ne pouvait pas faire cela avec quelqu’un qui n’avait jamais fait l’exercice.

Même si le scénario était déjà prévu, il y avait néanmoins une possibilité d'improvisation sur scène ?

Je ne dirais pas d'improvisation, mais en tous cas de variations liées au rythme du dessin. Un jour, un dessin pouvait être fait très vite et l'autre jour, beaucoup moins. Mais le premier jour, la plupart des dessinateurs étaient extrêmement stressés !

Oui ! J'ai appris que vous aviez dû leur donner des bétabloquants !

C'est ça, oui. Nicolas de Crécy et Johan de Moor se sentaient très mal et c'est Charles Masson, un médecin et auteur de bande dessinée qui leur a prescrit des médicaments ! Mais ce qui était le plus incroyable pour les auteurs, c'est que pour la première fois ils étaient applaudis après chaque dessin. Comme un musicien après chaque chanson ! C'est la collaboration avec Areski qui a vraiment permis cela. Et il disait toujours : "on est comme un orchestre qui accompagne un film muet".

Affiche du premier Concert de dessins, compte instagram de Benoît Mouchart

Et quelle est la différence entre Concert de dessins et concert dessiné ?

Dans le Concert de dessins, la musique est vraiment au service du dessin et de l'histoire et elle se module en fonction de ce qui se passe à l'écran. Alors que dans le concert dessiné, on part des chansons. A partir de la liste des morceaux, le dessinateur se met à réfléchir à une image ou à improviser. Mais les auteurs préparaient le plus souvent quelque chose car dessiner devant un public était une chose stressante pour eux.

Finalement, c'est avant tout une rencontre entre le dessin et la musique...

Je dois dire que cet exercice était intéressant car je suis certain que le public venait pour l'artiste musical et qu'il découvrait un monde graphique. Dans mes dix années à Angoulême, je me suis moins préoccupé de plaire aux bédéphiles que de sortir de ce cercle et de diffuser la bande dessinée. En revanche, ce qui s'est passé plusieurs fois c'est que l'écran prenait le pas sur la musique et les artistes ne l’ont pas tous bien vécu. Quand vous êtes le chanteur sur scène, c’est vous que le public contemple. Or, avec ce format particulier, le spectateur regardait avant tout l'écran et le dessin. C’est injuste mais c’est comme ça.

Pourrait-on dire que dans un concert dessiné, le dessin est au service de la musique, et que les musiciens sont moins attentifs au dessin ?

Oui, globalement je dirais que les concerts que l’on a eus, à part celui Jean Claude Vannier[4], [dans le cadre d'un spectacle pour Angoulême avec les enfants du Conservatoire NDLR], c'était des spectacles de tournée. Par contre, à chaque fois ce n’était pas artificiel. Je savais que Joan Sfar aimait beaucoup Thomas Fersen, je savais que Christophe Blain était fan d’Arthur H... Ce n’était pas moi qui décidais de mettre un tel avec un tel, c’était quelque chose qui découlait d’une affinité. Mais c’est vrai qu’en dehors de la dimension de recrutement d’un nouveau public, je pense qu’artistiquement c’était moins intéressant [que le Concert de dessins] et je pense qu’on a manqué de moyens pour faire évoluer la mise en scène.

Quels retours avez-vous eus des représentations du festival ? Le public était-il comblé ?

Le public toujours. Même quand ce n’était pas hyper réussi, les gens étaient contents.

On sait que l'évènement n'aura plus lieu et que c’est unique, donc il y a cette joie-là qui n’existait pas avant dans le festival. Vaughn Bodé avait déjà fait ce type de performance[5], mais c'était ponctuel. Je pense que les auteurs, dans l’exercice du Concert de dessins, avaient le sentiment de n’aller pas beaucoup plus loin qu’un dessin de dédicace : un dessin automatique, assez schématique, qui ne les entraîne pas à chercher ou trouver quelque chose de nouveau. Et puis tous ne sont pas rapides ou forcément à l’aise avec l'exercice de devoir dessiner vite. C’est un rapport au spectacle qui n’est pas évident. 

Pensez-vous que ce type de performance entre musique et dessin aurait sa place au théâtre ?

On a fait un spectacle qui s’appelait « impro Bd » [une équipe d’improvisateurs et de dessinateurs performent ensemble][6]. On a fait cela trois années consécutives, c’était drôle et pour le coup, c’était complètement improvisé. Il n’y avait pas de musique live. Mais en autocritique, il y a des fois où ce qu'on a fait était très bien, et d'autres un peu moins. Il y a des représentations comme celles de Little Nemo[7] [thème de la première édition des Concert de dessins] qui étaient très réussies et c'était formidable. Les gens étaient debout, en standing ovation et cela restera un souvenir pour toujours. Mais, il y a d'autres éditions où l'exercice était moins pris au sérieux et j'ai trouvé cela moins bon.

Le problème ne vient-il pas du fait que c’est une pratique pluridisciplinaire, qui joue avec différents codes de lecture propres au dessin, à la musique, voire même au théâtre... On peut vite se perdre et saturer la fluidité du récit...

Oui, quand l’improvisation est bien faite, on ne voit pas que c’est improvisé. Quand ce n’est pas très bien, cela a un côté gênant.

Il y a déjà eu des performances dessinées qui frôlaient de très près une intention théâtrale...

Oui, le concert de Dupuy et Berberian avec Rodolphe Burger était probablement le plus intéressant de tous les concerts dessinés. A tel point que le spectacle a été dans la Cour du Palais des Papes d’Avignon[8].

Festival d’Avignon 2010, Christophe Raynaud de Lage

https://festival-avignon.com/fr/edition-2010/programmation/concert-dessine-23144

Est-ce que pour vous le concert dessiné et le Concert de dessins appartiennent à une sous-catégorie de la bd ? Ou pourraient-ils être considérés comme un spectacle à part entière, une création autonome qui, si le budget le permettait, les auraient rendus encore plus conséquents ?

Je pense que ce qu’on a fait c’est la préhistoire de quelque chose qui pourrait être beaucoup plus ambitieux. Je ne dis pas que ce n’était pas bien, c’était bien dans un cadre éphémère. Je ne suis pas sûr que si on revoit les vidéos, ce soit à tomber à la renverse. C’était vraiment le "vivre" qui était intéressant. Je pense que le Concert de dessins reste un dérivé de la bande dessinée, mais non imprimée et éphémère. Une création totale requiert un metteur en scène, un régisseur son et lumière... Je pense que cette idée devrait être reprise et amplifiée et cela devrait être le projet d’un auteur pendant plusieurs mois.

Il y a une réalité financière derrière le spectacle qui est là...

Forcément. 

Il y a des auteurs et des autrices qui décident de créer des spectacles où la musique et le dessin sont pensés pour être au service de l'histoire. Cela demande évidemment un temps de travail considérable.

Je comprends, mais ce n’était pas possible pour nous de développer davantage la formule car on n'avait pas les moyens et c’était déjà assez cher. Tous les contributeurs étaient payés, ils étaient logés et nourris. Dans le budget du festival c’était déjà assez conséquent. Avec le recul d'aujourd'hui, je pense que j’aurais demandé à ce que l’on fasse moins d’expositions et un plus gros spectacle, mais pour cela, il aurait fallu un modèle économique basé sur une logique de tournée.

C'est en effet un rapport à la profession assez paradoxal. Souvent, les auteurs aiment être à leur atelier. Durant mes entretiens beaucoup d’entre eux m’ont confié qu’être sous le feu des projecteurs n’était ni leur but, ni leur place.

Oui, mais il y en a qui se sont révélés ! Dupuy et Berbérian, d’une certaine manière Blutch,
même s’il dit que ce n’est pas quelque chose qu’il referait. Il l’a refait d’ailleurs... [avec Irène Jacob]. Mais je crois qu’effectivement, ils n’étaient pas tous emballés. Pour certains très exigeants, ils savent qu’ils pourraient faire mieux.

Standing ovation pour les artistes, Christophe Raynaud de Lage

https://festival-avignon.com/fr/edition-2010/programmation/concert-dessine-23144 

C’est le contexte qui rendait les dessins magiques.

Exactement.

Pensez-vous que les Concerts de dessins peuvent se perfectionner davantage ?

Au départ, le Festival ne pensait pas que les Concerts de dessins seraient un tel succès. L’association n’y croyait pas vraiment et ne comprenait pas ce qu’on était en train de créer. Aujourd’hui, la formule est considérée comme l’un des évènements les plus réjouissants des festivaliers et pourtant, à l’époque, cela n’existait pas. La première de Little Nemo[9] a vraiment conquis le public et je pense qu’on a réussi à redécocher la flèche que McCay avait lancée. Maintenant, il faut que quelqu’un d’autre reprenne cette flèche pour en faire quelque chose d’encore plus ambitieux.

Merci Benoît !

Pour aller plus loin

Lire le premier article du dossier "Le dessin en spectacle", par Camille Cimper

 [1] Vidéo de Keith Haring dessinant dans des lieux publics : https://www.youtube.com/watch?v=W04j0Je01wQ

[2] Emission Tac au Tac  du 29 avril 1972: https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf86607633/du-tac-au-tac-emission-du-29-avril-1972 / vidéos du colloque Tac au Tac : la bande dessinée mise en jeu... télévisé : https://www.youtube.com/playlist?list=PL2V6jkGxDcLwyRgOIoNqYF35ZSvuaUsxK

[3] Se référer à l’ouvrage de John Canemaker, Winsor McCay his life and art, éd. Harry W. Abrams, p.131-135, 2005

[4] Extrait vidéo du Concert de dessin entre Jean-Claude Vannier et Aude Picault : https://www.youtube.com/watch?v=nT11zK3eC8I

[5] Se référer à l’article de Romain Becker, Bodé, messi des comix ou homme spectacles ?, Gorgonzola, numéro 23, p.77

[6] Vidéo des impro BD d’Angoulême : https://video.lefigaro.fr/figaro/video/les-impros-bd-d-angouleme/778644478001/

[7] Vidéo de la première de Nemo : https://www.youtube.com/watch?v=myfwaLzVf_A

[8] Article de Pilau Daures sur le concert de Rodolphe Burger avec Dupuy et Berberian : https://www.du9.org/dossier/concert-dessine-a-avignon/

[9] « Concert de dessins : Little Nemo », d'après un scénario de José-Louis Bocquet et Thierry Smolderen inspiré de Winsor McCay, mise en scène de Benoît Mouchart, Angoulême, 2005 (source Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Concert_de_dessins)

Dossier : la bande dessinée sur scène

Apparu en France dans les années 2000, le « concert dessiné » est l’un des événements phares des festivals de bande dessinée. Cette formule novatrice consiste en une démonstration au cours de laquelle un artiste dessine en direct sur de la musique jouée en live, alliant son et image dans une dynamique vivante et immersive. À ce jour, beaucoup de festivals proposent ce type d’animation pour attirer les visiteurs et leur proposer des moments dynamiques et divertissants.

Ce dossier de Neuvième Art explore les formes très différentes que peut prendre la bande dessinée sur scène. Hybridée à d'autres formes et pratiques artistiques, la bande dessinée sur scène constitue un laboratoire d'inventions particulièrement riche. Neuvième Art en explore les racines et les manifestations variées.

Lire le dossier consacré à la bande dessinée sur scène, coordonné par Camille Cimper.