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Entretien avec Daniel Pellegrino des éditions Atrabile

Marius Jouanny

[novembre 2025]

« Le monde n’avait pas besoin d’un écrivain raté de plus » commente Daniel Pellegrino à propos de ses velléités d’écriture de jeunesse. Durant les années 90, il avait en tout cas besoin d’éditeurs engagés comme lui et son « ami et associé » Benoît Chevallier avec qui il a fondé les éditions Atrabile en 1997. Aujourd’hui, alors que la tempête de l’inflation souffle fort pour les éditeurs indépendants, leur survie reste plus que jamais cruciale. Car Atrabile ne se repose pas sur ses lauriers en cherchant à reproduire ses plus gros succès comme Pilules Bleues de Frederik Peeters ou Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior. La maison se risque toujours à éditer les artistes les plus expérimentaux et déjà incontournables comme Nicolas Presl, Michael DeForge, Juliette Mancini ou Rachel Deville. En 27 ans d’existence, la maison d’édition suisse Atrabile s’impose comme un acteur de premier plan de l’édition alternative francophone, avec plus de 200 titres parus. Entretien avec son cofondateur Daniel Pellegrino. 

Extrait du catalogue et des nouveautés 2025 de la maison d'édition

Comment a débuté l’aventure Atrabile ? 

Tout a commencé avec la revue genevoise Sauve qui peut, éditée par Atoz. Elle a regroupé tous les talents de la région, Helge Reumann, Alex Baladi et même Zep. Benoît Chevallier y dessinait, tandis que moi j'y écrivais. L'expérience a tourné court, mais nous a donné envie de créer une autre vitrine pour les dessinateurs suisses. Dans les années 90, Genève a une vie culturelle bouillonnante. Ville alors la plus squattée du monde, elle grouille de salles de concerts et d'expo : une bonne marmite pour lancer notre maison d'édition associative avec le numéro 0 de la revue Bile Noire et le premier livre de Frederik Peeters, Fromage confiture. Sans ambition affichée, on a découvert le métier par la pratique. 

Avec quels moyens ? 

Comme souvent dans la vie associative, notre maison d'édition a d’abord fonctionné grâce au bénévolat. Lorsque j'étais encore libraire, Atrabile était ma deuxième journée de travail le soir, les week-end et les vacances. Ce n'est pas un exploit, beaucoup d’éditeurs fonctionnent comme cela. Mon associé Benoît Chevallier n'est pas pour sa part salariée d'Atrabile et occupe toujours un emploi de graphiste. Mon propre salaire varie en fonction de la bonne santé économique de la maison.

Comment avez-vous trouvé le nom de votre maison d'édition ? 

En feuilletant un dictionnaire sur une table avec un cendrier plein. Atrabile et Bile noire sont deux manières de dénommer un fluide corporel froid censé réguler la santé selon les préceptes de la médecine antique. L'atrabile est le fluide qui provoque à la fois la mélancolie et la créativité, mais le jeune homme mal dans sa peau que j'étais pensait surtout à la première propriété. Les biles jaune, blanche, le sang et le flegme ont par la suite donné nos noms de collection, bien qu'aujourd'hui on réfléchit les formats livre par livre avec beaucoup de hors collection. Le plus important reste de maintenir un haut niveau d'amusement et de plaisir à éditer, d'où certains livres de 40cm de haut, ou un autre de 1200 pages qui ressemble à un dictionnaire, L'autre fin du monde de Ibn Al Rabin.

Quels sont alors vos modèles éditoriaux ? 

On lorgnait évidemment sur L'Asso, Cornélius, Fréon et Amok, en voulant comme eux rompre avec les codes de la bande dessinée franco-belge académique. Je ne jurais alors que par le noir et blanc, parce qu'un trait noir sur une feuille blanche ne ment pas, c'est la vérité artistique pure. À l'international, Fantagraphics et Drawn & Quarterly nous ont aussi inspiré.

Vos goûts ont-ils évolué en près de 30 ans d’édition ? 

J'ai l'impression que la ligne éditoriale s'ouvre brique par brique, avec des choix proches de ceux qu'on a déjà fait tout en nous éloignant de notre point de départ. On n'est pas resté imperméable à l'air du temps, côtoyant deux ou trois générations d'auteurs et de lecteurs différents. Lorsque Frederik Peeters a fait Lupus et Alex Baladi Super, nous avons mis un pied dans la bande dessinée de genre, alors qu'on se centrait jusque-là sur la bande dessinée intimiste et expérimentale. Nous accompagnons d'abord les envies des artistes qu'on publie. Les avancées techniques ont permis d'expérimenter la couleur lorsque Manuele Fior nous a mis sous le nez des aquarelles incroyables. Pourtant, nous ne voulions au départ éditer que du noir et blanc. C'était même une raison de refuser des manuscrits pendant les premières années. En rééditant par la suite Cinq mille kilomètres par seconde en grand format, nous avons voulu mettre davantage en avant l'image et le dessin. C'est l'ambition de nombre des dernières parutions, dont le livre collectif « autre chose » publié pour célébrer les 25 ans d'Atrabile. 

Vous avez d’abord défriché le champ de la bande dessinée abstraite, avant de vous en éloigner. Pourquoi ? 

Au sein des auteurs d'Atrabile s'est formé un petit groupe de formalistes avec une approche cérébrale : Ibn al Rabin qui est docteur en mathématiques, Alex Baladi et Andréas Kündig. Ils ont animé une rubrique de BD abstraite dans Bile noire, puis des livres ont suivi comme Parcours pictural de Greg Shaw, avant qu'on lève le pied afin d'éviter que la formule devienne systématique. Dans notre catalogue actuel, d'autres auteurs plus jeunes aiment perpétuer des expérimentations formelles élaborées, comme le duo d'Hyper Loto Espace qui changent plusieurs fois de style d'une page à l'autre sans que ça devienne démonstratif. 

Après le succès de Pilules Bleues, avez-vous tenté de capitaliser dessus ? 

Non, cela n'aurait pas eu de sens de se cantonner à l'autobiographie en noir et blanc. On a reçu une avalanche de propositions d’autres récits de maladies, du style « mon grand-père a Alzheimer », ou même « je suis allergique au gluten » qu'on a toute refusées. Trop de BD du réel aujourd'hui mettent de côté la forme. Alors que lorsque Juliette Mancini nous envoie un brûlot féministe avec l'imagerie des chevaliers, on est bien plus séduits par sa synergie entre le fond et la forme.

Depuis les années 2000, d’autres auteurs se sont ancrés chez Atrabile comme Peggy Adam, Nicolas Presl, Thomas Gosselin… On veut construire un catalogue d'auteurs leur permettant de s'exprimer sur le long terme sans chercher à faire des « coups ». Je préfère un mauvais livre d'un bon auteur qu'un bon livre d'un mauvais auteur. À ce titre, Manuele Fior est un cas d'école car on a décelé quelque chose chez lui dès son premier livre Les gens le dimanche. Il ne serait pas parvenu à trouver le style qu’on lui connaît aujourd’hui sans ces premières publications. 

Comment avez-vous diversifié votre catalogue, jusqu'à éditer des mangakas comme Kuniko Tsurita ? 

Cela a commencé avec la publication d’un auteur hongkongais comme Chihoi, puis d'autres coréens. Tout cela s'est fait tout seul, par des rencontres en festivals comme lorsque Jason qui est norvégien nous a déposé son premier fanzine sans se douter que 20 ans plus tard il continuerait à publier chez nous. D'autres auteur·es sont venu·es avec des univers cinglés comme celui d'Émilie Gleason. Comme on a démarré avec l'envie de décloisonner la bande dessinée, il n'est pas question de s'enfermer dans nos nouveaux standards, qui sont de toute façon subtilisés par les gros éditeurs à leurs propres fins. Ce n’est pas stimulant de publier 200 fois le même livre autobiographique en noir et blanc format roman graphique. Il faut toujours pousser le curseur plus loin, ce qu'on a fait avec Yannis La Macchia, Aurélie William Levaux, Michael Furler qui créé avec des pantone fluos et des pixels numériques, ou Saccage de Frederik Peeters qui repoussent les limites de la narration. Beaucoup de jeunes auteurs n’ayant jamais publiés auparavant trouvent leur place dans nos sorties récentes, comme Geoffroy Monde ou Camille Potte, avec des approches inédites. Ils viennent nous voir car ils savent qu'on laisse la porte ouverte aux talents comme eux. 

Avez-vous davantage de liens avec La France ou avec La Suisse francophone où vous résidez ? 

Je suis à moitié français, Benoît Chevallier aussi. La Suisse reste un petit pays avec peu de gens et de centres urbains. Sa partie francophone ne constitue qu'un tiers de la population. La plus grande partie de notre lectorat réside donc en France. Je suis aussi davantage lié à mes confrères français, même si je me suis récemment rapproché de certains éditeurs de littérature suisse, qui galèrent davantage que nous à être lus en France. Certains auteurs et autrices suisses rencontrent un écho local particulier comme Tom Tirabosco et Simon Beuret dont le livre Eye Contact s'est davantage vendu en Suisse qu'en France. Il devrait d’ailleurs y avoir l’année prochaine une exposition sur le travail de Simon Beuret au festival BDFIL de Lausanne. Mais cela reste une exception. Chez Atrabile, on n’a pas envie de prôner la suissitude. Mais on collabore tout de même avec le réseau BD Suisse. Il s'est constitué en 2018 pour capter des aides publiques à un niveau fédéral qui boudait jusque-là la bande dessinée. Il existe désormais un interlocuteur spécifique alors qu'auparavant on nous baladait entre les secteurs littérature et design. 

Quels sont vos rapports avec Genève, où Atrabile est établie ?

Il s’agit de la ville qui a vu naître la bande dessinée au XIXème siècle avec Rodolphe Töpffer. Elle décerne un prix Töpffer et deux formations en bande dessinée y sont installées aux niveaux bachelor et master. Pratiquement tous leurs enseignants sont des personnes que nous avons publiées : Isabelle Pralong, Tom Tirabosco, Peggie Adam, Helge Reumann, Yannis La Macchia... Je participe pour ma part aux jurys. Il y a une tradition locale de l'image à laquelle on participe, car les affiches politiques sont souvent illustrées par des dessinateurs et dessinatrices de la ville. Et nous pourrons bientôt compter sur un musée de la bande dessinée à Genève, dont l'ouverture est prévue en 2028.

Vous disiez il y a une dizaine d’années que « les titres plus exigeants se prennent des claques monstrueuses ». Votre structure arrive-elle à rester économiquement pérenne ? 

Tant qu'on ne versait pas de salaire, on était les rois du monde. L'association est devenue une société (SARL) en 2010 lorsqu'on a pris un premier salarié, puis on a frôlé la mort en 2012-2013 car cela coïncidait avec une réduction de la voilure chez les indés, dans un contexte où les gros éditeurs ont récupéré le format roman graphique. Avant 2010, pour lire Frederik Peeters il fallait aller chez Atrabile. Après, il a publié des livres chez Gallimard et Delcourt. En 2011, le Fauve d'Or de Manuele Fior pour Cinq mille kilomètres par seconde a poussé plusieurs gros éditeurs à l’inviter dans les meilleurs restaurants de Paris. Cela nous a poussé à chercher plus loin en publiant par exemple Gilbert Hernandez.

On a redressé la barre en bricolant avec un emprunt, des suspensions de salaire, des aides extérieures de fondations et une convention avec la ville de Genève, une subvention structurelle sur quatre ans renouvelables. Maintenant, nous sommes trois salariés : la graphiste Aline Peter, Julien Delaye qui s’occupe des relations presse, librairie et festivals et moi. Après un bol d'air salvateur post-covid, la conjoncture devient très difficile. On n'échappe pas à l'inflation. Il va falloir survivre comme on peut, avec des choix plus pragmatiques malgré un planning de sorties très chargé. 

Comment ce pragmatisme pourrait se traduire ? 

Il s’agit de bien placer le curseur entre idéalisme et pragmatisme, qui peut changer en fonction des jours. Cela se joue dans le choix du papier et de l'imprimerie, le format d’un livre, un déplacement en festival. Éditorialement, on ne refuse pas de livres seulement parce qu'ils nous paraissent trop difficiles à vendre. On restera fidèle à certains auteurs et autrices qu'on continuera à publier coûte que coûte. Mais on réfléchit à la répartition des parutions sur l'année, pour trouver un équilibre entre des livres difficiles et d'autres qui marchent davantage. Quitte à repousser la publication d'un livre difficile à l'année suivante. On publie que ce qu'on aime en faisant très peu de choix commerciaux, mais on est censé présenter un bilan annuel défendable. C'est du bricolage.

S’inscrire dans l’édition alternative vous a-t-il politisé ? 

C'est plutôt le contraire. On savait dès le départ qu'on ne serait pas gouverné par l'argent et la démagogie. Atrabile a émergé avec les mouvements squats de Genève des années 90, nos locaux résidant dans une énorme friche industrielle squattée. Pendant les premières années, on ne voulait pas envoyer de service de presse, ne pas avoir recours à un distributeur ou à un code-barre sur nos livres. Avec le temps, on s'est rangé pour avancer autre part. Mais s'il y a une chose qui relie tous nos livres, c'est qu'ils portent un regard sur le monde, ce qui est déjà une manière de faire de la politique. Je reste par ailleurs dubitatif sur les livres à thèse, très programmatique qui veulent asséner un message. J'ai plutôt besoin d'être questionné en tant que lecteur, comme le fait par exemple la série Décris-Ravage sur les rapports entre l’Occident et le Moyen-Orient. 

Dans son livre Contrebande, Morvandiau oppose la première génération d’éditeurs alternatifs des années 90 et la suivante émergeant dans les années 2000. De quelle génération fait partie Atrabile ? 

On est les derniers de la première génération, ou bien les premiers de la deuxième. Le bouquin de Morvandiau a une vision très politique de la bande dessinée alternative. Je trouve pour ma part que les aspects politisés de l'édition alternative se sont gommés avec les années. Le côté rentre-dedans des éditeurs indépendants des années 90 est bien moins présents chez ceux des années 2000 et 2010. Il n'y a pas la même définition de l'alternatif entre Les Requins Marteaux et Çà et là, ou entre L'Association et 2042, même s'ils sont tous amis. C'est un terme sur lequel j'ai toujours été peu à l'aise. 

Qu’est-ce qui a changé depuis les années 90 ? 

Aujourd'hui, un jeune éditeur bénéficie de diffuseurs-distributeurs indépendants qui n'existaient pas à notre époque, ainsi que du Syndicat des Éditeurs Alternatifs (SEA). Il nous permet de s'entraider et d'envoyer des représentants dans les instances de négociation. Même si les voix des petits éditeurs restent plus difficiles à faire entendre. Ce qui a le plus changé en 30 ans pour nous, c'est notre relation aux auteurs et autrices. Au départ, elle était fondée sur la camaraderie et l'amitié parce qu'on éditait des copains, et aujourd'hui ce sont des relations plus professionnelles. 

Êtes-vous optimiste sur l’avenir de l’édition alternative ? 

Le milieu traverse un cycle sans fin de montée et descente. Là, tout le monde est dans le creux de la vague. Certains signes sont plus inquiétants que par le passé : l'érosion générale de la lecture, l'omniprésence des écrans. Je suis surpris comment mon entourage et moi-même pouvons perdre du temps à regarder des vidéos de pandas. Il y a de moins en moins de lecteurs et les grands lecteurs lisent moins. L'agonie peut être très longue. On aura davantage de recul dans les prochaines décennies.

Une dernière anecdote ? 

Guy Delcourt est un jour venu sur notre stand pour nous proposer d'entrer dans notre capital, en toute décontraction. Cela trahit chez lui une mentalité capitalistique ridicule. On n'a pas donné suite. 

Photo de l'équipe d'Atrabile de gauche à droite: Benoît Chevallier, Daniel Pellegrino, Aline Peter, Julien Delaye © Isabelle Meister 2022

Crédits

En médaillon de l'article: Maquette Atrabile et photo © Peggy Adam.