Moebius et la transformation du métier d'auteur de bande dessinée
Recension de Nicolas Labarre, Moebius, Jackson, University Press of Mississippi, 2025, 156 p.
On ne manque pas d’études sérieuses, documentée et éclairantes sur la trajectoire, l’œuvre et le style de Jean Giraud / Moebius. L’aura et la reconnaissance dont bénéficie l’auteur d’Arzach sont considérables, depuis plusieurs décennies, et ont nourri des travaux d’excellente facture. L’ouvrage que Nicolas Labarre publie en anglais aux presses universitaires du Mississippi apporte pourtant une contribution très bienvenue qui jette un éclairage très précieux sur un auteur dont il envisage le travail sur de multiples plans, de façon synthétique et extrêmement stimulante.
Dans le prolongement de son excellent travail sur Heavy Metal (Heavy metal : l’autre Métal hurlant, Presses universitaires de Bordeaux, 2017 ; https://www.pub-editions.fr/fr/default-category/4535-heavy-metal-l-autre-metal-hurlant), Labarre explore la question de la circulation des styles et les enjeux de transfert culturel. Mais là où son ouvrage se centrait sur l’identité du magazine et les enjeux de dynamique éditoriale, Labarre revient ici à une approche en apparence plus classique : l’angle biographique.
Nicolas Labarre, Moebius, Jackson, University Press of Mississippi, 2025.
Si elle suit un parcours chronologique qui facilite grandement la lecture, la biographie de Moebius n’est ni platement linéaire, ni, surtout, téléologique. Le lecteur qui cherche à comprendre la vie intime de Moebius en sera pour ses frais – la biographie de Christophe Quillien, publiée au Seuil en 2024, fournit de ce point de vue un regard plus complet sur le classique duo « l’homme et son œuvre ». Nicolas Labarre, pour sa part choisit d’interroger la construction du mythe de Moebius, dans le prolongement de travaux tels que ceux de Beaty et Woo sur la construction des canons de la bande dessinée. Labarre part du consensus large sur la place à part de Moebius dans le paysage francophone et mondial de la bande dessinée, et l’évidence partagée de son statut de génie. Mais plutôt que de prendre ce génie graphique pour argent comptant, Labarre en explore finement les contours et les ressorts de sa starification. Le détail de la chronologie et des marqueurs de l’institutionnalisation sont ici décisifs. Il montre ainsi que jusque dans les années 1970, Moebius fait partie d’un ensemble d’auteurs célébrés, admirés, reconnus ; mais de cette constellation d’auteurs avant-gardistes valorisés, Moebius n’est ni le premier, ni, manifestement, le plus important.
La construction d’une figure auctoriale
Avant d’en arriver là, Labarre revient par le menu sur les débuts de sa carrière : l’apprentissage dans les années 1950 au sein des publications catholiques (Fripounet et Marisette, Âmes vaillantes…), mais aussi la presse illustrée à destination des forces armées – une presse qui a également vu passer Cabu (voir Kohn). Ainsi, en ce début de carrière, Giraud bénéficie d’un écosystème éditorial riche et diversifié, qui offre de nombreuses opportunités à des jeunes travailleurs du dessin : journaux illustrés, mais aussi encyclopédies, publicité… (p. 16). On le voit, l’approche est marquée par le travail de Jessica Kohn sur le métier de dessinateur dans les années 1950-1960, qui a mis en lumière l’importance de ces illustrés catholiques (https://www.editionsdelasorbonne.fr/produit/594/9791035107970/dessiner-des-petits-mickeys). Kohn avait également montré la plasticité et la diversité des carrières, au-delà des journaux illustrés, et au-delà, surtout, du mythe de l’Auteur de bande dessinée, construit par les bédéphiles à partir des années 1960.
Or Giraud joue, dans cette construction de la figure de l’Auteur de bande dessinée, un rôle décisif ; c’est d’ailleurs lui qui est choisi par Luc Boltanski comme exemple paradigmatique de la constitution du champ de la bande dessinée dans son célèbre article de 1975 (https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_1_2448). Dans les années 1970, explique Nicolas Labarre, « le champ de la bande dessinée bascule vers une nouvelle conception de l’auteur, issue de l’underground et valorisant l’expression personnelle et l’originalité (…). Giraud n’était ni le premier ni le plus important de ces créateurs – Marcel Gotlib était sans doute le plus important, au début – mais son adoption de l’identité de Moebius a constitué une métonymie puissante de la transformation du champ » (p. 82).
L’un des intérêts de prendre Moebius comme observatoire de transformations du champ de la bande dessinée est que se manifestent chez lui des tensions fortes entre travail collaboratif d’un côté et affirmation d’une singularité d’Auteur. Le travail collaboratif est d’abord le cadre dans lequel le jeune Giraud commence sa carrière, de l’apprentissage aux côtés de Jijé aux débuts de Blueberry, en compagnie du scénariste Jean-Michel Charlier. Mais Labarre montre qu’au-delà de l’affirmation d’une singularité d’auteur, Giraud / Moebius continue, tout au long de sa carrière, à mener des travaux collaboratifs – par exemple en développant la franchise Blueberry avec Michel Rouge, Colin Wilson, François Corteggiani ou Jean Van Hamme. Son travail avec Jodorowsky sur l’Incal ou avec Stan Lee sur le Silver Surfer constituent autant de moments supplémentaires où la créativité de Moebius est confrontée à des univers qui enrichissent le sien. Au-delà de ces exemples bien connus, Labarre évoque également des collaborations moins documentées, comme le travail de colorisation / recolorisation, qui est marqué par la tension entre d’un côté une volonté de contrôler individuellement l’œuvre, et de l’autre le besoin de se plier à des impératifs de production. L’Incal, à cet égard, fait figure de « paradoxe » : elle s’inscrit dans les mécanismes de production de la bande dessinée populaire (co-création, délégation de la couleur à un tiers, etc.) – tout en se réclamant de l’identité de Moebius.
Mais à côté de ces auctorialités collectives, Labarre évoque également le phénomène diamétralement inverse : celui de la construction d’une figure d’Auteur singulier, à la fois par Moebius lui-même (interviews, postures, auto-référentialité de son travail), mais également par la critique qui œuvre à sa starification. Celle-ci n’est pas dénuée de paradoxes, comme dans le cas de la collaboration de Moebius à l’identité visuelle d’Alien, que Moebius balaie comme représentant « 2 semaines de travail, 10 ans de publicité et d’attention médiatique ». L’un des intérêts de l’approche de Labarre est de multiplier les angles d’approche sur cette question, et d’envisager non seulement les discours de l’auteur lui-même, ceux des bédéphiles et critiques, mais également de dispositifs très concrets qui permettent cette conquête d’un statut d’Auteur. Ainsi, le « 30 x 40 » consacré par Futuropolis à Gir « offrit un modèle pour publier les créateurs de bande dessinée comme des auteurs, et désigna Giraud comme l’un de ceux-ci » (p. 77).
Genres et styles
L’autre grand apport de l’ouvrage est l’accent placé sur les questions de genre – dont Nicolas Labarre est spécialiste, voir son Understanding Genres in Comics de 2020) et de style. Labarre analyse en effet méticuleusement les évolutions – nombreuses ! – du style de Giraud / Moebius.
La carrière de Jean Giraud est en effet travaillée par la polarité western (Blueberry, Jim Cutlass) / science-fiction (Arzach, L’Incal) mais, surtout, par un travail de ces catégories de l’intérieur, pour examiner comment Moebius peut les subvertir, jouer avec… voire se faire rattraper par les codes de genre. Labarre montre ainsi comment, dans le cas du Garage hermétique, le jeu du pastiche des codes sériels peut se charger d ‘ambiguïtés : « le récit se moque des conventions de la publication sérielle […] mais il se complaît dans des retournements de situation et des scènes épiques qui ne sont pas toujours mises à distance par l’ironie. En jouant avec les codes sériels, Moebius finit par se faire rattraper par ceux-ci » (p. 60).
Si l’angle générique n’est évidemment pas nouveau dans les travaux consacrés à Moebius, l’intérêt de l’approche de Nicolas Labarre est d’observer ces jeux sur les conventions sérielles à de multiples niveaux. Il le fait, d’abord, au niveau des contraintes de publication, systématiquement prises en compte pour éclairer les choix créatifs : formats d’impression, rythme de parution, écosystème éditorial… Le choix de publier des pages en couleurs et en noir et blanc, par exemple, ne tiennent pas seulement à des préférences artistiques, mais également à des impératifs technico-commerciaux qui sont toujours à l’arrière-plan de l’analyse, et nourrissent ainsi l’approche stylistique.
Les enjeux stylistiques, quant à eux, sont envisagés à de multiples échelles. La plus passionnante, assurément, est celle des micro-analyses dont Nicolas Labarre rythme son ouvrage : lectures de planche, lecture de cases, en s’intéressant aux outils utilisés, aux gestes : le style, on le voit, n’est pas seulement expression d’un génie désincarné, mais bien plutôt expression d’un savoir-faire collectif, qui se déploie différemment selon les périodes, selon les rythmes de travail, les contraintes matérielles… C’est seulement en prenant en compte ces facteurs exogènes que l’on peut commencer à appréhender l’intériorité d’une ambition esthétique.
On l’aura compris : l’ouvrage, en dépit de sa forme très ramassée – contrainte éditoriale oblige – est riche et très stimulant. Écrit à destination d’un public anglophone, il offre une synthèse très efficace qui montre la pluralité des outils que l’on peut mobiliser pour comprendre avec finesse les transformations de la bande dessinée franco-belge. Nicolas Labarre se saisit du prisme biographique pour saisir les transformations des écosytèmes médiatiques et fournit en creux, à travers Moebius, un passionnant portrait de groupe des dessinateurs de bande dessinée de la deuxième moitié du XXe siècle.






