La bande dessinée belge avant Hergé
[octobre 2025]
Recension de Frédéric Paques, Avant Hergé. Étude des premières apparitions de bande dessinée en Belgique francophone (1830–1914), Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Acmé », 2025
Frédéric Paques, Avant Hergé. Étude des premières apparitions de bande dessinée en Belgique francophone (1830–1914)
En Belgique, Hergé reste encore l’arbre qui cache la forêt de la bande dessinée. Comme le relève Frédéric Paques, les institutions culturelles belges ont mis longtemps à « sortir de la célébration de l’âge d’or supposé du média » (p. 7). Explorer l’histoire de la bande dessinée d’un œil neuf, sortir d’une vision téléologique de la bande dessinée, en explorer les manifestations les plus diverses – et parfois surprenantes : tel est l’objectif de ce très riche ouvrage, qui fera assurément date dans les études sur la bande dessinée.
Richard De Querelles, Le Déluge à Bruxelles ou Profondes impressions de voyage de Noé, Bruxelles, Jules Géruzet, 1848, planche 8 (KBR – Cabinet des estampes)
Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Liège en 2011, l’ouvrage de Frédéric Paques apporte en effet un éclairage fascinant et essentiel sur la bande dessinée du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La bande dessinée reste à cette époque donc un phénomène diffus, non institutionnalisé, et qui se repère grâce à l’enquête rétrospective que Frédéric Paques mène de façon ouverte, à partir d’une définition très souple, ouverte, de ce que peut être la bande dessinée, en prise à la fois avec les débats théoriques sur les contours de la bande dessinée, mais aussi avec les pratiques les plus contemporaines de création – Paques esquisse d’ailleurs un certain nombre de rapprochements éclairants entre les pratiques artistiques du XIXe et du XXIe siècles.
Au-delà de Töpffer et des journaux illustrés pour enfants à la fin du XIXe siècle, notre connaissance du patrimoine graphique du XIXe s’appuie sur des travaux récents qui ont mis en lumière l’importance des épigones de Töpffer et de la petite presse montmartroise. Ce travail d’investigation s’est traduit par un débat vif autour des contours exacts de « l’invention » töpfférienne, mais aussi par un enrichissement considérable des corpus envisagés : Thierry Smolderen qui pointait l’importance du journalisme dessiné sur la scène européenne, Camille Filliot relevait l’importance de la création de bande dessinée dans les collections des imagiers populaires (notamment Quantin, dont les fonds ont été acquis par la Cité de la bande dessinée) ; Antoine Sausverd, pour sa part, explorait l’immensité méconnue de la production de presse.
Auguste Donnay, « La force prime le droit », dans Caprice-Revue, 30 juin 1888 (Ville de Liège - Fonds patrimoniaux).
Le travail de Frédéric apporte une contribution décisive à cette entreprise collective. Il offre en effet une cartographie absolument majeure de la bande dessinée publiée en Wallonie et à Bruxelles avant 1929. Le domaine néerlandophone reste donc, pour sa part, inexploré
L’ouvrage se lit de deux manières. Il peut d’abord se lire comme un ouvrage scientifique précis, très sérieux, précautionneux – l’honnêteté scrupuleuse du chercheur se lit à plusieurs reprises, lorsqu’il justifie ses sélections, pointe les limites de sa recherche, et justifie minutieusement ses découvertes. Il offre, de ce point de vue, une contribution décisive aux travaux en cours, et s’impose d’ores et déjà comme une ressource incontournable pour quiconque veut comprendre la bande dessinée du XIXe siècle, bien au-delà de la Belgique francophone.
Vias, « Une Gibelotte de Noël... manquée », dans Le Globe illustré, vol. XIll, n° 52, 25 décembre 1898, KBR
Mais l’ouvrage se parcourt aussi de façon plus libre par l’épais catalogue iconographique qu’il propose : pas loin de 200 illustrations (196 très précisément) bénéficiant d’une grande qualité de reproduction grâce au travail impeccable des Presses universitaires de Liège, dont il faut saluer ici le travail. Ce corpus est souvent largement inaccessible : journaux mal conservés, mal indexés, planches retrouvées chez des collectionneurs privés… Frédéric Paques offre là une ressource d’une richesse incomparable, qui met en lumière la richesse et la diversité de ce patrimoine graphique qu’il exhume. Ce parcours iconographique se double de lectures très précises et très fines d’un grand nombre de planches, qui permettent d’apprécier pleinement leurs qualités graphiques, la manière dont elles s’inscrivent dans des influences culturelles ou plastiques européennes ou transatlantiques. Au fil des pages, on retrouve ainsi de vifs échos des expérimentations plastiques menées dans les revues montmartroises, dans les magazines londoniens, montrant l’insertion de cette production belge francophone dans une culture visuelle en plein bouleversement.
François Maréchal, « Réveillon », dans Le Frondeur, 28 décembre 1884 (Ville de Liège - Fonds patrimoniaux).
Le corps du texte, lui, offre un éclairage guidé par les principales formes de publication. Après un premier chapitre introductif, Frédéric Paques revient longuement sur Le Déluge à Bruxelles, première apparition de la bande dessinée en Belgique : signé Richard de Querelles, « véritable personnage de roman » (p. 18) qui a suivi Louis-Napoléon Bonaparte lors de plusieurs tentatives de coups d’État, ce fascicule contient 40 planches en format à l’italienne, dont la disposition est très redevable des « albums Jabots ». Paques en propose une lecture très serrée, montrant à quel point « le fourmillement d’anecdotes drolatiques marié à une heureuse désinvolture graphique » confèrent un intérêt qui jusqu’alors ne lui a guère été témoigné (p. 30).
Noël, « L'odyssée d'un houiller », dans Le Frondeur, 29 novembre 1884 (Ville de Liège - Fonds patrimoniaux).
Frédéric Paques propose ensuite, en pièce de résistance, deux épais chapitres consacrés à la presse illustrée : la presse satirique d’abord (p. 31-82) puis presse magazine (p. 83-102). Ces deux chapitres passionnants multiplient les commentaires de planches, explorent les procédés narratifs. Mais l’intérêt de l’approche de Paques ne s’arrête pas là : son analyse est toujours très ancrée dans une connaissance fine de l’histoire de la presse belge, dans les affrontements entre catholiques et libéraux notamment. Elle s’appuie aussi systématiquement sur une prise en compte des déterminants techniques. Paques apporte au passage une hypothèse forte : la contrainte technique de reproduction se ferait génératrice de dispositifs formels, par exemple p. 82 : « dès lors que l’artiste utilise la lithographie qui oblige à réaliser la planche d’un seul tenant, la question de la composition semble prendre plus de sens ». À l’inverse, la disposition en gaufrier, répandue dans les magazines, est selon Paques « fortement lié à une technique d’impression précise : l’impression en relief, dont les vignettes (qu’elles soient ou non entourées d’un filet) se modulent comme des caractères d’imprimerie » (p. 102). Paques adopte également dans ces chapitres un parti-pris fort : celui de minorer la rupture occasionnée par le passage des légendes sous la vignettes à l’emploi des bulles
Georges Ista, « La Sérénade », Liège, Gordinne, planche 344, ca 1900-1908 (coll. Robert Gordinne).
Le cinquième chapitre, dédié à l’imagerie populaire, est tout aussi riche. Frédéric Paques pointe la diversité de cette production, en particulier en Flandre : par rapport à la production de Brepols à Turnhout et Glenisson en Zonen, « la Wallonie fait figure de parent pauvre, très pauvre, en ce qui concerne la production d’imagerie » (p. 109). La situation change au tournant du XXe siècle, avec l’essor de la production de la maison Gordinne, à Liège. Paques s’intéresse notamment aux planches réalisées par Georges Ista, notamment à la série de planches relatant les aventures du chevalier de Poltrognac ; l’artiste, surtout connu pour son œuvre théâtrale, fait preuve de « variations incessantes de thématiques, d’ambiance et de dispositifs narratifs », au service desquels il met un dessin d’une grande lisibilité et un sens aigu du découpage (p. 124). Ce chapitre montre également à quel point l’imagerie s’insère dans les carrières des professionnels du dessin : à partir de 1890 en effet, la presse belge est gagnée par les productions étrangères : « l’imagerie populaire continue, elle, à proposer aux artistes belges un support d’expression. Elle est bel et bien un lieu de création fondamentale pour la narration en images en Belgique » (p. 129).
Enfin, un dernier chapitre, plus bref, offre quelques pistes sur l’entre-deux-guerres, à appréhender surtout comme des perches tendues en vue de travaux futurs. Pour rapides qu’elles soient, ces esquisses n’en sont pas moins passionnantes, comme cette série de strips de 1931 signés « Jean Émile », qui proposent dans l’illustré satirique bruxellois La Trique des strips politiques engagés, alors peu fréquents.
George De Laet, De Kaboulers van het capucijnenbosch, Turnhout, Brepols, planche 1354, 1919 (Het Huis van Alin)
Outre le catalogue précis des œuvres, la description du corpus exploité, Frédéric Paques fournit dans ce livre de nombreuses analyses de planches ; mais il documente également minutieusement la trajectoire artistique des dessinateurs (sauf erreur de ma part, il n’y a pas de dessinatrice dans ce corpus). Sur l’ensemble de la période, Paques montre que la bande dessinée est surtout le fait d’auteurs jeunes : « les artistes n’ont pas encore de situation professionnelle stable », et l’incursion dans la bande dessinée n’est souvent qu’un bref moment de l’entrée dans leur carrière de dessinateur. Ils n’ont guère le temps, autrement dit, de peaufiner leur métier – ou alors cela concerne des espaces où la création est plus codifiée (par exemple les travaux d’André Mathy pour les Salésiens).
Ce travail, pour passionnant et essentiel qu’il soit, n’est pas exempt de critiques. La principale est sans doute que ce livre, issu d’une thèse soutenue en 2011 et très attendu depuis, ne propose pas de mise à jour des travaux et des ressources sur la question. Or, en bientôt 15 ans, la recherche a considérablement avancé sur ces questions, et les ressources accessibles également. Cela n’enlève rien à l’intérêt du travail de Frédéric Paques ; mais cela complique parfois le dialogue que ce travail engage avec la recherche actuelle. Gageons néanmoins que ce travail considérable relancera l’intérêt pour ce pan essentiel de l’histoire de la bande dessinée.






