Entretien avec Paulin Dardel, cofondateur des éditions Ici-Bas
Traducteur de livres, Paulin Dardel fait partie des éditions Ici-Bas fondée en 2011 sous le nom des éditions CMDE et spécialisées dans la critique sociale. Il s’y occupe notamment de la collection "Le tambour du fou", dont le nom fait référence à un roman en gravure de Lynd Ward. Celle-ci propose des ouvrages graphiques engagés, rééditant en particulier des romans en gravure comme Destin de Otto Nückel et Dans la nuit de Erich Glas.
Après un entretien avec Martin de Halleux, qui a réédité l’œuvre gravé de Frans Masereel, puis un entretien avec Dominique Bordes, dont la maison Monsieur Toussaint Louverture a réédité les romans en gravure de Lynd Ward, troisième volet de l’enquête menée par Marius Jouanny sur les rééditions de romans en gravure.
Comment s’inscrivent les romans en gravure au sein de votre catalogue ?
En 2011, nous avons fondé les éditions Ici-Bas (jusqu’en 2020, le nom était CMDE, soit Collectif des métiers de l’édition) en nous inscrivant dans le sillon des structures indés qui publient de la critique sociale orientée à l’extrême-gauche. Notre originalité parmi elles est de proposer aussi bien des essais que de la narration graphique, comprenant des contes illustrés et des bandes dessinées. Outre le style visuel, ce qui nous a amené au roman en gravures c’est cette volonté commune des différents graveurs de rendre accessible des messages sociaux, en passant notamment par l’absence de toute lecture textuelle. L’engagement politique marqué de chaque livre créé une cohérence entre eux. Si on publie des choses trop éloignées de cette démarche, cela pourrait desservir le livre qui risque de ne pas trouver son public.
Otto Nückel, Destin, © éd. Ici-Bas, 2021
Les graveurs comme Masereel, Giacomo Patri ou encore Lin Shi Khan et Tony Perez (Scottsboro Alabama, ed. L’Échappée, 2014) avaient des liens forts avec les mouvements sociaux de leur époque...
En effet. Ils voulaient intervenir dans les enjeux politiques de leur temps par la littérature, ce qui est une de nos raisons de faire des livres. Chacun le fait à sa manière : Destin témoigne du contexte social particulier de la Grande dépression aux États-Unis, alors que La Nuit d’Erich Glas s’engage contre le nazisme au moment le plus désespéré de la Seconde Guerre Mondiale. Cette forme particulière du roman en gravures peut créer un regard politique qui n’est pas le même que celui proposé par un essai. Les images touchent à des émotions profondes, c’est leur force. Destin provoque par exemple une empathie particulière pour les personnages, qui va bien au-delà de l’émerveillement pour la technique de gravure sur plomb. D’autres titres que nous avons publiés comme Au bal des faux-semblants de Vitalia Samuilovo par exemple n’est pas un livre sur une lutte sociale particulière, mais propose un récit plus symbolique tout en restant très politisé.
Seth Tobocman, Le visage de la lutte, © Ici-Bas, 2020
Comment expliquer que dans les années 20 et 30, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, les romans en gravure proposent systématiquement des récits aussi politiques ?
À cette époque, la gravure était une technique courante parmi les métiers de l’imprimerie et les publications dans les journaux. Il s’agit d’une profession qui existait au moins depuis le siècle précédent. Ces auteurs ont trouvé dans la gravure une technique adaptée pour toucher un large public et leur transmettre des idées subversives. Ces livres qui peuvent paraître très originaux sur le plan visuel aujourd’hui l’étaient plutôt à l’époque pour leur forme narrative que pour la technique utilisée. Aujourd’hui, c’est devenu une esthétique reconnaissable, jouissant d’une certaine aura. Dans sa préface de Destin, Seth Tobocman en vante les mérites car elle est aisément photocopiable et facilement reproductible sous forme de pochoirs, ce qui leur donne une suite possible dans la rue. Son ami Peter Kuper a d’ailleurs croisé les traditions esthétiques du pochoir et du roman en gravures dans son livre Le Système, réédité chez Nada cette année.
Qu’est-ce qui vous a amené à publier des romans en gravure, aussi bien issus du patrimoine que des productions contemporaines ?
J’ai constitué peu à peu une pile de livres, en trouvant dommage que peu de gens s’y intéresse. En 2019, nous avons donc lancé la collection « le Tambour du fou », dont le titre est un hommage au roman en gravures Madman’s Drum de Lynd Ward datant de 1930. Le titre de lancement a été Le Carton, un conte en gravures sur la thématique du travail. Puis, nous avons entrepris en 2021 une première réédition d’un roman en gravures issus du patrimoine avec Destin de Otto Nückel. La précédente, réalisée par les éditions Imho, datait de 2005. J’ai été très heureux de voir que le travail d’éditeurs comme Martin de Halleux remettait lui aussi au goût du jour cette tradition graphique. Avec notre collection chez Ici-Bas, on veut apporter notre pierre à l’édifice.
Fred Durand et Yoel Jimenez, Le Carton, © Ici-Bas, 2019
Au départ, comment vous êtes-vous intéressé aux romans en gravure ?
Avant de publier des romans en gravures, nous avons édité l’auteur américain Seth Tobocman, qui est un grand admirateur de cette forme graphique. Le graveur canadien Georges A. Walker m’a introduit au roman en gravures via l’anthologie Gravures Rebelles qu’il a dirigée pour les éditions L’échappée en 2010. J’ai appris l’existence de Destin en lisant la notice critique de ce livre. J’ai même pu rencontrer Georges A. Walker en personne. Ce grand collectionneur a par la suite écrit la postface de notre édition de Destin. Il m’a renseigné sur la technique de la gravure et a attiré mon attention sur d’autres livres, comme notre dernière réédition de Dans la nuit qu’Erich Glas a conçu en 1942. Celui-ci n’avait jamais été édité en France, mais Walker a pu nous mettre en contact avec les ayants droits qui préparaient de leur côté une édition anglaise du livre.
Pourquoi l’absence de textes dans les romans en gravures vous intéresse-elle particulièrement ?
Cela m’a toujours fasciné que ces récits parviennent à transmettre autant de choses en se passant du texte. Leur force se passe de mots, tout simplement. L’image sans parole tend vers plus d’universalité, même si sa lecture est aussi l’objet d’un apprentissage particulier.
La narration sans paroles existe et elle a ses soutiens, mais elle reste minorée. On nous dit que ça ne va pas se vendre, qu’il n’y a pas de public pour ça. Alors que le roman en gravures est resté un laboratoire important pour trouver d’autres manières de raconter des histoires.
Erich Glas, Dans la nuit, © Ici-bas, 2022
En quoi cette forme est-elle encore actuelle aujourd’hui selon vous ?
On ne veut pas s’inscrire que dans le patrimoine, mais aussi voir ce que le roman en gravures peut faire aujourd’hui. Faire du roman en gravures ne consiste pas à répéter une forme historiquement située dans l’histoire du XXe siècle, mais à s’en emparer en la croisant avec d’autres formes contemporaines. Le graveur anglais Neil Bousfeild qui a publié La Spirale en 2007 (2022 chez Ici-Bas) apporte des éléments esthétiques issus de la bande dessinée, par exemple. Et l’autrice de Au bal des faux-semblants Vittalia Samuilova est une Parisienne trentenaire qui travaille aussi dans le monde du spectacle.
Auprès des libraires et du public, cherchez-vous à présenter le roman en gravures comme de la bande dessinée ?
Notre stratégie implique plutôt une mise à distance de ces catégories. Ceci dit, la bande dessinée est un champ comprenant maintenant des formes très variées, ce qui permet d’y inclure les romans en gravure. D’ailleurs, les productions d’un éditeur de BD comme FRMK s’en rapproche beaucoup. De notre côté, nous publions aussi des bandes dessinées qui s’inspirent du roman en gravures, en particulier celles de Seth Tobocman (Quartier en guerre, 2017 et L’Amérique en procès, 2020). Connaissant sa passion pour Frans Masereel, nous lui avons par ailleurs fait la commande d’un petit livre en sérigraphie, qu’il a appelé Le Visage de la lutte (2020). Il avait pour consigne de produire un récit muet qui serait une réinterprétation de Idée (1920) de Masereel, dans le but d’éclairer notre époque avec une nouvelle allégorie féminine, sur la thématique du fascisme. Il a choisi de donner à son ouvrage un ancrage temporel très fort en dessinant un dictateur ressemblant à Donald Trump. Il y avait une urgence pour lui de publier ce récit engagé contre la politique de Trump lorsqu’il était encore président.
Neil Bousfield, La Spirale, © Ici-Bas, 2022
En librairie, où sont rangés les romans en gravure et autres récits graphiques que vous publiez ?
Les livres comme Destin se retrouvent souvent au rayon Art des librairies, plutôt qu’au rayon bande dessinée. Cela m’a décontenancé au début, mais cela dépend en vérité de la vision des libraires. Dans tous les cas, ils ne se trouveront jamais au rayon critique sociale où se trouvent les essais qu’on publie. Nos lecteurs habituels, politisés et intéressés par des textes de critique sociale, ne sont donc pas forcément amenés à découvrir nos ouvrages graphiques dans leur rayon habituel. Mais en salon, le pont peut davantage s’établir. Nous restons une petite structure avec une faible couverture presse. Il nous manque peut-être une assise, une force de frappe suffisante pour imposer nos livres à une plus grande échelle.
Quels sont les tirages de vos livres ?
Destin a été imprimé à 1800 exemplaires, et il s’en est vendu 1500. Dans la nuit a pour l’instant totalisé 1000 ventes sur un tirage de 1700. Mais on voit que ce sont des ouvrages de fond qui ne se périment pas. On en vend en continu et les libraires en commandent à nouveau. Ces livres traversent le temps et peuvent être appréciés en dehors de leur contexte de publication. Pour Et l’île s’embrasa de John Vasquez Mejias dont la sortie est prévue en août 2023 (titre original : The Puerto Rican War) nous prévoyons de monter à 2000 exemplaires. Il s’agit d’un roman en gravures avec des dessins et des textes gravés sur bois racontant l’insurrection des indépendantistes portoricains en 1950. Le graveur qui l’a conçu est un artiste new-yorkais originaire de Porto Rico.
Maquette de Destin d’Otto Nückel, © éd. Ici-Bas, 2021
Quels choix faites-vous pour leur fabrication ?
Le choix de formats plutôt petits s’inscrit dans la logique de poursuivre la tradition du roman en gravures en la remettant au goût du jour. Il s’agit faire de beaux objets qui restent accessibles financièrement. On apporte un soin particulier et un cachet artisanal aux livres via les couvertures réalisées en sérigraphie. Dans le cas du Visage de la Lutte, c’est l’entièreté des pages qui sont imprimés en sérigraphie. La question s’est posée pour Destin de proposer les images en recto-verso, ce qui aurait considérablement réduit le nombre de pages. Nous avons finalement gardé le recto simple car l’édition originale a vraiment été pensée de cette manière-là.
Vous ajoutez aussi un appareil critique (préface/postface) aux rééditions de romans en gravure.
Oui, il s’agit de contextualiser l’œuvre et souligner son caractère politique. Certains livres du patrimoine ne sont pas suffisamment connus et présentés ailleurs pour qu’on les publie sans une présentation détaillée, en rappelant par exemple le contexte historique pour Dans la nuit. La préface de Tobocman pour Destin est quant à elle importante pour souligner le geste politique du livre.
Pour aller plus loin
La sortie de Destin avait été chroniquée sur du9