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Rééditer les romans en gravure de Frans Masereel

Marius Jouanny

Entretien avec Martin de Halleux

Né en 1966 à Bruxelles, Martin de Halleux a dirigé une agence de communication avant de fonder sa maison d’édition en 2018. Celle-ci s’est donné pour premier objectif de rééditer les romans en gravure de l’artiste belge Frans Masereel, en commençant par Idée qui figure dans la sélection 2019 du Prix Patrimoine au Festival d’Angoulême. Depuis, il a lancé la collection "25 Images" avec des auteurs contemporains inspirés par le roman en gravure.

Pourquoi portez-vous cet intérêt particulier pour Frans Masereel, en rééditant six de ses romans en gravures ?

Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la narration par l’image, qu’elle soit seule ou suivies de plusieurs autres, avec ou sans texte. C’est ce qui me passionne chez Frans Masereel. Le premier ouvrage de ma maison d’édition sorti en 2018 est une monographie de 664 pages qui lui est consacrée, L’empreinte du monde. J’ai ensuite publié ses romans en gravure en commençant par Idée. Je me suis concentré sur lui car ses livres se répondent entre eux et s’imposent avec une vraie cohérence chronologique. C’est le premier à avoir réalisé des romans en gravure mais du point de vue graphique, je le considère aussi comme le plus grand.

Frans Masereel, Idée, éd. Martin de Halleux, 2018 [1920], p. 51-52 

De 25 Images de la passion d’un homme (1918) à L’Œuvre (1928) ses récits sont considérés aujourd’hui comme des bandes dessinées muettes. Qu’en était-il à l’époque ?

Masereel était également dessinateur de presse dans les quotidiens, mais il voulait faire tout autre chose avec ses romans en gravure, qui différaient grandement des bandes dessinées de l’époque. Il les concevait comme des romans, au même titre que les productions de ses amis Romain Rolland, Stephen Zweig ou le poète Pierre Jan Jouve. Les éditions allemandes de ses livres conçues par Kurt Wolff qui se vendaient jusqu’à 30 000 exemplaires étaient préfacées par Zweig ou Thomas Mann. Ils l’ont reconnu comme l’un des leurs. Ses livres proposent en effet une approche littéraire de l’image, abolissant la supériorité présumée du texte sur elle. Et ils établissent finalement plus de liens avec le cinéma muet de l’époque qu’avec la bande dessinée, notamment via une adaptation cinématographique de Idée par Berthold Bartosch dans les années 30 [1].

De ce point de vue, Masereel est-il un précurseur ?

Oui. Il l’est d’abord et avant tout parce qu’il a conçu des histoires en images à destination des adultes. Il abordait des grands thèmes sur la vie, la mort, la guerre et l’actualité politique. C’était rare à l’époque, puisque les illustrés s’adressaient aux enfants ou cherchaient plutôt à faire rire les adultes. Dans la bande dessinée, cet engagement a mis énormément de temps à faire son chemin, lorsque des auteurs comme Art Spiegelman et d’autres se sont justement approprié la narration des romans en gravure. Avec du recul, on peut d’ailleurs affirmer que Masereel a eu au moins autant d’influence aux États-Unis qu’en Europe. Je pense évidemment à Lynd Ward, mais aussi aux auteurs de la revue World War 3 Illustrated concernant la production contemporaine (la revue a été fondée notamment par Seth Tobocman, Peter Kuper et Éric Drooker [2]).

Frans Masereel, matrice de 25 images de la passion d'un homme, éd. Martin de Halleux, 2019

À son époque, pourquoi Masereel s’associe à l’expressionnisme allemand ?

Très engagé à gauche, ce dernier s’est naturellement rapproché des groupes d’expressionnistes allemands à Berlin qui abhorraient la guerre et s’inquiétaient de la montée du nazisme. Masereel est belge, mais toute son œuvre a rencontré un fort succès en Allemagne dans les années 30, et pas en France. De manière générale, les Français ont raté l’expressionisme allemand, car même aujourd’hui ils en retiennent surtout la figure d’Otto Dix ou du cinéaste Fritz Lang au détriment de toutes les autres comme George Grosz, un très grand ami de Frans Masereel. Grosz publiait des livres d’images politiques proches de ceux de Masereel avec des légendes qui dénonçaient la bourgeoisie opulente et la pauvreté de certains quartiers de Berlin, ou encore les généraux qui envoyaient des pauvres types sur le front.

Comment Masereel concevait-il l’aspect politique de ses œuvres ?

Il s’inscrivait dans le sillon des affiches et des tracts politiques, cherchant à interpeller le public par des images fortes et dénonciatrices. Il reste apprécié dans les milieux anarchistes car ses récits prennent toujours la défense des opprimés, dénonçant le colonialisme et la condition des femmes et des ouvriers dans les années 20. Aujourd’hui, son livre Idée (sélection patrimoine 2019 du festival d’Angoulême) est celui qui se vend le mieux avec trois réimpressions, car il fait énormément écho aux mouvements féministes actuels.

Frans Masereel, Mon livre d'heures, éd. Martin de Halleux, 2020, p. 5

Qu’en est-il de son récit La Ville (1925), moins explicitement engagé ?

La Ville fait le portrait d’une agglomération d’êtres, qu’ils soient des humains ou des animaux, entrechoqués les uns aux autres. Le monde masereelien est contenu entièrement dans la ville. Des riches, des pauvres, des heureux et des malheureux, des amoureux et des solitaires, des prostituées, des bandits et des violeurs sont successivement montrés parmi les gravures. Il porte un regard foncièrement démocratique sur cet ensemble bariolé [3].

Comment avez-vous entrepris vos recherches sur Masereel ?

La monographie m’a pris quatre ans de travail, durant lesquels je suis allé à la rencontre des grands collectionneurs de Frans Masereel, en Belgique, en Allemagne, en Suisse et en France. J’ai lié des amitiés, certains ont eu la gentillesse de transmettre des pièces de leur fond personnel pour me les confier. Pour La Ville, j’ai trouvé des planches inédites en collaboration avec l’historien de l’art Samuel Dégardin. Lui et d’autres proposent des textes qui recontextualisent les œuvres de Masereel dans leur époque.

Frans Masereel, La Ville, éd. Martin de Halleux, 2019 [1925], p. 58-59

Dans quel esprit avez-vous entrepris ces rééditions ?

Je voulais que Masereel soit lu par le plus grand nombre, une volonté explicite de sa part. L’objet livre était important pour lui et s’il faisait de la gravure, c’était avant tout pour pouvoir reproduire ses œuvres en série. S’il avait eu plus de moyens avec les techniques d’impression d’aujourd’hui, ses livres auraient été certainement différents pour rendre son œuvre plus accessible. Je me suis donc permis d’adapter ses livres selon des formes éditoriales plus actuelles, en évitant le piège du fac-smilé prisonnier de l’édition originale. J’ai notamment mise de côté la présentation des images avec des versos blancs en alignant les gravures recto-verso, afin que les récits soient davantage en adéquation avec les habitudes des lecteurs d’aujourd’hui.

Comment avez-vous conçu ces livres sur le plan technique ?

Le travail sur l’impression et la photogravure a été considérable pour rendre au mieux le trait de Masereel. Il y a deux grandes manières de reproduire une gravure à mon sens. Je vois tout d’abord la démarche muséale, consistant à reproduire la couleur du papier original, avec éventuellement un numéro et une signature. Mais je pense que Masereel veut avant tout raconter une histoire. Ses livres dans leur ensemble ont plus d’importance que ses gravures prises à part. Celles-ci sont donc présentées comme si elles étaient imprimées sur le papier du livre, en utilisant une encre Pantone avec une densité particulière qui surpasse les impressions en noir et blanc habituelles. Le papier offset bouffant absorbe bien l’encre qui doit être projetée avec attention car il peut facilement baver. Tout est choisi pour donner l’impression d’avoir affaire à des tirages de gravures directs.

En proposant pour chaque livre des préfaces de Loustal, Tardi, Thomas Ott, Charles Berbérian ou encore Éric Drooker, cherchez-vous à inscrire Masereel dans l’histoire de la bande dessinée ?

Je n’ai pas la légitimité pour cela car je ne suis pas historien de l’art, seulement éditeur. Mais cela me semble logique que ce soient des dessinateurs de bande dessinée qui introduisent Frans Masereel aux lecteurs d’aujourd’hui. La découverte de cet artiste a été déterminante pour chacun d’entre eux. Art Spiegelman en parle comme l’une de ses grandes influences, pas simplement pour son style graphique mais pour sa manière de raconter des histoires. Et après tout, ce sont eux qui, grâce à leurs œuvres respectives, ont changé le regard du lecteur pour qu’il puisse mieux découvrir Frans Masereel aujourd’hui.

Frans Masereel, L’œuvre, éd. Martin de Halleux, 2019 

Pensez-vous que le regain d’intérêt pour les romans en gravures était déjà prégnant en 2018 lorsque vous avez commencé ces rééditions ?

Je n’ai pas fait d’étude de marché, j’y suis allé avec mon intuition et mon intérêt pour le travail de Masereel. Heureusement, les deux premiers que j’ai sortis ont eu du succès, me permettant financièrement de continuer d’autres rééditions. D’autant que ces livres jouissent d’une longue durée de vie en librairie. Ce sont des objets précieux que je ne veux pas vendre au poids. J’espère que les gens y reviennent plusieurs fois.

Comment expliquer ce succès ?

Le fait est que l’implantation du format roman graphique depuis deux décennies permet au lecteur d’apprécier plus facilement la narration des romans en gravures publiés il y a un siècle. Sans ces changements qui ont traversés le champ de la bande dessinée, ces rééditions de Frans Masereel auraient certainement eu plus de difficultés à trouver leur public. D’autre part, la presse suit beaucoup mes publications. J’ai pu par exemple profiter d’une pleine page dans Le Monde des livres dès les débuts de la maison d’édition. Cet intérêt-là a ouvert la voie à d’autres éditeurs qui s’emparent aussi des romans en gravure et en rééditent d’autres. En librairie, ces ouvrages trouvent leur place les uns à côté des autres. J’en suis ravi.

Pensez-vous toucher un public différent que les lecteurs habituels de bande dessinée ? 

Tout comme ce qu’on appelle les romans graphiques, les livres que j’édite se vendent souvent davantage dans les librairies généralistes que dans celles spécialisées dans la bande dessinée, où on ne les trouve d’ailleurs pas toujours. La lecture d’images est devenue beaucoup plus généralisée qu’auparavant.

Nina Bunjevac, La Réparation, éd. Martin de Halleux, 2022

En parallèle des rééditions de Masereel, vous avec lancé la collection de bande dessinée « 25 Images ». En quoi consiste-elle ?

En hommage à 25 images de la passion d’un homme de Frans Masereel, chaque titre de cette collection reprend son format : 25 images muettes en noir et blanc qui forment un récit. Je demande un effort particulier au lecteur. Un récit muet de 25 images peut se lire en 30 secondes ou en 30 minutes. Il se relit, se parcourt, le regard s’abîme dans une image ou remarque des détails invisibles à la première lecture. Certains artistes de cette collection ne connaissaient pas Frans Masereel avant que je leur fasse découvrir, mais tous s’inscrivent dans son sillon.

Avec cette collection, je veux proposer une grande variété de styles graphiques qui se rejoignent tous en voulant raconter de manière synthétique un récit aux thèmes profonds et à l’engagement marqué. Les techniques sont variées : Thomas Ott utilise la carte à gratter, Nina Bunjevac de l’encre à la plume, Pinelli du pinceau. Le plus difficile pour les auteurs et autrices est de se restreindre à 25 images. C’est un vrai travail sous contrainte.

Pour prolonger :

[3] Sur ce point, se reporter au chapitre « L’égalité des anonymes dans La Ville » du mémoire de Marius Jouanny, Stratégies de l’art critique en bande dessinée – du roman en gravures à World War 3 illustrated, ÉESI 2021.