Dans l’atelier de… Manuel Depetris et Martín M. Muntaner
[juillet 2025]
Au terme de leur résidence de trois mois à la Maison des Auteurs de mars à mai 2025, les auteurs argentins Manuel Depetris (dessinateur) et Martín M. Muntaner (scénariste) repartent heureux d’avoir achevé le premier tome de leur série Tras Apaluz. Ils nous parlent de ce récit d’heroic fantasy, situé dans un univers qui rappelle l’Argentine du XIXe siècle. En mêlant la magie aux conflits qui opposent communautés rurales et pouvoir centralisé de la capitale, ils proposent une façon argentine de s’approprier ce genre.

Vue de l’atelier de Manuel Depetris et Martín M. Muntaner. Photo : Martín M. Muntaner
Pourriez-vous vous présenter et raconter votre parcours ?
Martín M. Muntaner : Je fais de la bande dessinée depuis vingt, presque trente ans. J’ai suivi plusieurs formations, de manière informelle, mais je lis et fais de la bande dessinée depuis mon enfance. Ensuite j’ai commencé à faire du fanzine, à rencontrer des gens qui en faisaient et à monter des collectifs, jusqu’à ce qu’en 2009 je participe à la création des éditions La Pinta. Ma place dans ce milieu et dans le rapport aux auteurs a alors un peu changé. C’était l’époque où le champ de la bande dessinée argentine était en train de se reconstruire et de se renouveler, après de nombreuses crises qui avaient entraîné la quasi disparition des maisons d’édition. J’ai participé à cette dynamique émergeante en m’y consacrant pendant une quinzaine d’années. Et c’est aussi en 2009 que j’ai rencontré Manuel et que j’ai commencé à écrire des scénarios.
Avant d’être scénariste tu étais dessinateur ?
MMM : En fait, je dessine toujours pour le plaisir. Mais quand j’écris, c’est dans un genre différent de celui de mes dessins, plus proche du cartoon. En me lançant dans l’édition, j’avais moins de temps pour dessiner et j’ai préféré me consacrer au scénario, qui permet d’avancer à un autre rythme.
Et toi, Manuel, quel est ton parcours ?
Manuel Depetris : Moi, j’ai fait les Beaux-Arts de Rosario. Je fais aussi de la bande dessinée depuis toujours, mais ce n’est que dans les années 2000 que j’ai commencé à envisager ça de façon sérieuse. Peu à peu, la bande dessinée a pris plus de place dans ma production, entre la peinture, le dessin et d’autres choses. Et depuis plusieurs années, on peut dire que c’est mon activité principale. Mes premiers livres publiés sont des récits courts et dans un style plus expérimental ou esthétique que narratif. Aujourd’hui, je suis dans un autre processus de création, dans une autre recherche. Je synthétise des influences plus anciennes tout en essayant de trouver ma propre voix dans ce langage.

Manuel Depetris, ¿Qué clase de casa es ésta?, Buenos Aires, Editorial La Pinta, 2015, sp.
Quelles sont vos influences ? Avec quoi vous êtes-vous formés en tant que lecteurs puis auteurs ?
MMM : C’est très éclectique et fragmenté. Enfant, je consommais tout ce qui était de la bande dessinée. J’avais des phases plutôt bande dessinée argentine, ou plutôt nord-américaine, puis européenne. Quand on est enfant, on ne fait pas vraiment la différence entre littérature, bande dessinée et cinéma. Tout permet de stimuler l’envie de raconter des histoires. Après il y a aussi eu des périodes où je pouvais m’intéresser simultanément à certains types d’œuvre en tant que lecteur, à d’autres en tant qu’éditeur et encore à d’autres en tant qu’auteur.
MD : De mon côté, j’ai une sorte de panthéon immuable, depuis toujours, et quelques influences conjoncturelles. L’influence la plus déterminante dans mon rapport à la bande dessinée, c’est Hugo Pratt. Je l’ai découvert très tôt et c’est toujours ma référence majeure. Après, il y a Alberto Breccia et Mike Mignola, pour l’aspect stylistique ou le langage. Sinon, mes premières lectures, qui m’accompagnent depuis toujours, c’est Astérix et Tintin. Et, il y a quelques années, j’ai découvert l’œuvre de Gipi qui m’a beaucoup marqué. Elle compte beaucoup pour moi, notamment quand il faut résoudre des problèmes techniques.
Et tu as aussi des influences picturales fortes.
MD : Je ne pensais pas aller sur ce terrain parce qu’il y aurait tant de noms ! Mais oui, beaucoup de dessinateurs m’ont marqué dans ma recherche d’une synthèse ou d’un type d’expressivité, comme par exemple Carlos Alonso, qui est un dessinateur argentin. Egon Schiele aussi, qui m’a beaucoup marqué très tôt. Et dans l’histoire de la peinture, c’est tellement vaste ! On peut dire que Velázquez constamment présent chez moi, par exemple, mais avec beaucoup d’humilité.

Manuel Depetris, La Batalla del Parque España, auto-édition, 2017.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
MD : C’est un collègue, Ciro Berliac, qui nous a suggéré de travailler ensemble pour un projet de bande dessinée numérique, en 2009 [pour le webzine Factum]. J’étais un dessinateur sans scénariste et je crois que Martín n’était pas encore éditeur.
MMM : Ciro m’avait proposé de participer à ce projet mais je lui avais dit que je n’avais pas le temps de dessiner. « Et si tu écrivais ? » m’a-t-il dit. « J’ai déjà quelqu’un qui serait peut-être intéressé ». Je connaissais déjà le travail de Manuel. À l’époque, j’aimais beaucoup House of Secrets, de Teddy Kristiansen et je m’étais dit qu’il avait un style similaire, même si Manuel ne le connaissait pas encore. Mais moi, je ne croyais pas au binôme dessinateur-scénariste. Je pensais qu’écrire pour quelqu’un d’autre pouvait dénaturer une œuvre et vice versa. Je me sentais presque coupable d’écrire pour quelqu’un. Mais j’ai découvert que ça peut rester très personnel et que, quand ça marche pour les deux, c’est une très bonne méthode de travail. Et c’est là que tout a commencé.
MD : Oui, on a tout de suite trouvé une bonne dynamique. Puis, des liens d’amitié se sont tissés et nous avons commencé à partager d’autres projets jusqu’à celui-ci, qui est le plus ambitieux parmi tous ceux que nous avons réalisés.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Los pocos que quedan, publié dans le webzine Factum, entre 2009 et 2012.
Comment a évolué votre façon de travailler ensemble ?
MMM : Notre tout premier projet nous a pris deux ans. C’était une dynamique très légère, disons assez amateure. On improvisait beaucoup. Je lui envoyais des scénarios succincts, d’une seule page, et Manuel dessinait vite, directement à l’encre.
MD : On faisait des allers et retours épistolaires : je recevais un mail, je faisais une page, il la recevait, etc. Il y avait aussi une part de surprise parce que je ne connaissais jamais l’histoire trop à l’avance et Martín ne savait pas ce que j’allais dessiner. Je changeais beaucoup de choses, je prenais des libertés.
MMM : Ensuite j’improvisais à partir de ce qu’il avait fait et que je n’avais pas écrit, et on continuait comme ça.
MD : Et ça a fini par créer une dynamique créative. En fait, on s’amusait beaucoup. Surtout, je sentais que j’avais beaucoup de liberté pour mettre ma patte, tout en ayant des limites, celles qui étaient posées les choix créatifs de l’autre. Plus tard, c’est aussi Martín qui a édité mon premier livre. Là aussi, il a eu un rôle de collaborateur, depuis une autre perspective, dans le formatage matériel de l’œuvre.
Alors d’où est venue l’idée de Tras Apaluz ?
MMM : Tras Apaluz est né d’une idée de Manuel, à partir de quelques personnages et de quelques thèmes qui l’intéressaient. Il avait des idées d’intrigue avec ces personnages dans un monde fantastique.
MD : Mais cela avait pris trop d’ampleur par rapport au temps que je pouvais y consacrer, alors j’ai commencé à demander conseil à Martín, qui était la personne avec laquelle je m’entendais le mieux en termes de création. Ses retours étaient si bons que je lui ai demandé d’écrire le projet. Et c’est comme si quelque chose de notre toute première dynamique se rejouait, un retour aux fondements de notre duo, très enrichissant. Je cherchais à reproduire cette dynamique, cette rétro-alimentation créative.
MMM : Pour ce projet, comme c’est d’abord une idée de Manuel, moi j’ai pris en charge tout ce qui était lié au genre de l’heroic fantasy et à la démarche globale. Mais, à force d’y travailler, je me suis aussi impliqué dans les différentes thématiques. On peut dire qu’on a échangé nos rôles par rapport à ce qu’on faisait avant : j’écris en restant dans le cadre de ce qu’il voulait au départ, et il me guide dans certains choix. J’essaye de ne pas transformer le projet initial et de ne pas tomber non plus dans des clichés du genre. À l’inverse, ce que j’écris lui sert de guide pour ne pas se laisser porter par le dessin et risquer de dévier de son objectif. On se pose des limites mutuellement.
MD : De mon côté, pour ce projet j’ai des références très claires et je sais ce que je veux que ça raconte, quelle signification je veux lui donner. Grâce à nos échanges, toutes ces références sont comme filtrées pour être mises au service de l’intention de départ et ne pas empêcher l’histoire d’avancer. Martín sert de catalyseur.
MMM : Toutes les références qu’on s’échange, les vidéos, les livres, il faut les nuancer pour que ça ne devienne pas un pamphlet…
MD : …Ni un pastiche ou un collage. Parce que je le bombarde de suggestions et d’idées, mais après, c’est Martín qui fait l’histoire et qui filtre pour ne pas rester uniquement au niveau de la référence mais bien continuer de construire les récits.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Planche finalisée.
Si je résume Tras Apaluz, il s’agit d’une histoire d’heroic fantasy qui se déroule en Argentine au XIXe siècle.
MD : C’est un monde fantastique avec des références symboliques et esthétiques au XIXe siècle dans la région argentine du Río de la Plata.
Et pourquoi avoir voulu évoquer cette période ?
MD : Je voulais mettre au premier plan cette instance fondatrice de ce qu’est notre pays encore aujourd’hui et, peut-être, apporter une matière symbolique à cette thématique. Mais il y a aussi la volonté de travailler sur ce genre dont nous sommes tous deux très friands. Personnellement, j’ai toujours voulu m’y frotter et ça m’a semblé être la façon la plus sincère de m’approprier ce type de narration fantastique, en la situant à un endroit qui m’est familier et à partir duquel je peux apporter quelque chose, l’enraciner en quelque sorte, c’est-à-dire, m’approprier ce genre.
MMM : De plus, ancrer un monde fantastique dans des références ou des esthétiques qui nous sont proches culturellement permet d’enrichir ce monde. On peut jouer avec des éléments qui appartiennent au genre tout en les mêlant à notre culture, la culture créole argentine, qui n’a pas encore été très explorée sous cet angle. Aussi bien cette période fondatrice que des aspects plus contemporains de notre culture n’ont jamais été articulés à l’heroic fantasy. Je n’ai pas connaissance d’œuvres qui aient construit ce genre d’univers, avec des références claires à ce genre, tout en montrant un point de vue particulier. On a voulu trouver une façon argentine de faire de l’heroic fantasy.
MD : Même au niveau du style, on propose une certaine créolité d’influences…
MMM : …Ce qui est un peu un trait de notre culture.
MD : Oui, c’est la culture latino-américaine. Mais surtout, je pense que ce qui est le plus important pour nous, c’est que c’est exactement ce qu’on voulait faire, sans compromis ni arrière-pensées.
MMM : Toutes ces idées sont le terreau sur lequel on voulait travailler.
MD : C’est aussi pour ça que ça représente autant de travail. Peut-être qu’on n’aurait jamais consacré autant de temps à un autre projet.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Croquis préparatoires. Photo : Martín M. Muntaner
Quand avez-vous démarré ce projet ?
MD : Nous avons commencé il y a cinq ans.
MMM : C’était en 2020. Un peu avant le début du confinement. On avait commencé à en parler et à travailler dessus. Nos autres projets communs étaient très brefs et celui-ci est le premier qui nous ait pris tant de temps, aussi bien pour l’écriture du scénario que pour le dessin.
MD : Mais les premières années ont été essentiellement consacrées au word building pour ensuite voir émerger cette histoire. Pour nous le plus intéressant c’est d’avoir pris le temps de construire tout cet univers qui porte l’histoire et qui a permis de la faire surgir concrètement.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Détail de planche encrée.
Quelle est l’intrigue principale de Tras Apaluz ?
MMM : C’est l’histoire d’adolescents qui découvrent leur sensibilité envers la magie. Tandis qu’ils apprennent progressivement à maîtriser leurs pouvoirs magiques, ils vont s’engager politiquement auprès de la communauté avec laquelle ils vivent et lutter avec eux pour récupérer l’autonomie qu’ils ont perdue après la guerre. En fait, ils se rebellent contre le gouvernement central qui les oppresse. Donc il y a à la fois la trame de l’aventure de ces personnages qui découvrent la magie et la dimension épique de cette communauté qui lutte contre l’armée.
MD : C’est aussi la rencontre entre cette expérience personnelle vécue par les personnages et leur accès à une autre facette de leur individualité, à travers le processus collectif dans lequel ils se retrouvent impliqués.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Planche finalisée.
Manuel, quelles sont les différentes étapes de réalisation de tes planches ? As-tu eu recours aux outils numériques ?
MD : Au début c’était un peu chaotique et hétérogène, puis j’ai trouvé ma méthode de réalisation, progressivement, au fur et à mesure que nous avancions dans l’histoire. Dans un premier temps, je transcris une première version du scénario de chaque chapitre sous forme de storyboard, sans formatage. Ensuite, je fais le découpage des planches du chapitre. Au début, le passage de la mise en place à la réalisation des planches était plus rapide mais, par la suite, nous avons décidé d’attendre que les croquis de tous les chapitres soient finis avant de réaliser les planches. Une fois l’ensemble du livre ébauché, je passe à l’étape du crayonné et de l’encrage pendant laquelle j’apporte plus de soin au dessin des personnages et aux décors. C’est là aussi que certaines idées suggérées au cours de l’étape précédente sont peaufinées. Après avoir dessiné le plus de pages possibles, selon les opportunités que nous avons eues à chaque étape du processus, j’applique la couleur directe à l’aquarelle. Chaque chapitre et chaque scène a sa propre palette et sa propre atmosphère, selon le ton que m’évoque la narration. C’est pour ça que, bien qu’il y ait une teinte et une palette communes à tout le livre, chaque scène ou séquence a sa propre tonalité. Pour ce qui est des outils numériques, ils se limitent à la numérisation et à la correction des marges des vignettes ou d’erreurs ponctuelles, ainsi qu’à l’incorporation des bulles de dialogue et du lettrage, numériques également. Pour d’autres projets j’ai l’habitude d’utiliser différentes combinaisons d’outils, selon le ton de ce que je veux raconter. Le plus souvent, j’utilise l’encre de Chine, pour le trait à la plume, au pinceau ou au feutre, associé à des taches noires ou des lavis, et parfois à des aplats de couleur numérique. J’utilise aussi le crayon au charbon et le fusain et, dans une veine plus picturale, la tempéra ou l’acrylique.
Dans quel cadre avez-vous pu réaliser cette résidence à la Maison des Auteurs ?
MMM : Nous connaissons l’existence de la Maison des Auteurs depuis de nombreuses années et nous avons toujours eu, l'un et l'autre, cet objectif en tête, ce désir de faire une résidence ici.
MD : On avait cette envie commune et aussi le souhait, pourquoi le nier, de connaître de près le fonctionnement du marché français de la bande dessinée et de pouvoir évaluer la possibilité d’être publiés ici. À ce moment-là, notre projet était arrivé à un tel niveau de maturité qu’il nous a semblé naturel de postuler à la résidence. Et ça a marché !
Vous êtes restés trois mois en tout. Comment a été fixée la durée de cette résidence ?
MMM : C’est nous qui l’avons choisie, en partie parce que nous ne savions pas à quoi nous attendre exactement. Nous avons aussi choisi une période courte parce que nous ne savions pas si nous pourrions avoir une bourse. Nous avons calculé combien de temps il nous fallait pour continuer à avancer sur notre projet tout en nous assurant que ce serait tenable financièrement si nous n’obtenions aucun soutien. Finalement, c’est bien tombé, car nous avons postulé en 2023 et avons appris que notre résidence démarrerait un an et demi plus tard. Entretemps, nous avons avancé sur le projet et, au moment de venir ici, la résidence allait donc nous permettre de finaliser le premier tome.
MD : C’était une opportunité extraordinaire pour nous, de pouvoir travailler sans interruption pendant trois mois. D’autant plus qu’en Argentine nous vivons dans des villes différentes, donc nous avons pu expérimenter le fait de travailler côte à côte. Nous avons énormément avancé, et cette opportunité est arrivée à un moment où tout notre processus commençait à nous sembler long, puisqu’il nous est impossible de vivre uniquement de la bande dessinée et que nous devons avoir un autre métier en parallèle.
Concrètement, où en est le projet aujourd’hui ?
MD : Nous avons finalisé entre soixante-dix et quatre-vingts pages au cours des trois mois. Le premier tome est presque fini. Il ne me reste plus qu’à coloriser quelques pages et à faire le lettrage.
MMM : En plus, ça m’a permis d’avancer sur une autre histoire. Avoir passé deux ans à construire tout un monde avant de commencer notre projet nous a permis d’ébaucher d’autres histoires qui restent à développer et j’ai donc pu avancer sur ces histoires parallèles.

Manuel Depetris, Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Extrait du chemin de fer présentant différentes étapes de réalisation.
Vous avez fondé un studio de création qui s’appelle « Haberlas haylas ». Qu’est-ce que ça veut dire ?
MMM : C’est le nom qu’on a donné à notre duo pour tous nos futurs projets communs…
MD: …À partir de celui-ci.
MMM : Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce livre, plein d’idées ont commencé à surgir et nous avons réalisé que nous avions tout un système à explorer. C’est pour ça que nous avons eu l’idée de créer un studio qui permet de rassembler tous ces travaux.
MD : Nous avions eu l’opportunité de créer une histoire courte pour une anthologie et de donner un atelier sur la création de mondes fantastiques. Toutes ces activités nous semblaient liées entre elles, alors nous avons voulu les rassembler sous un seul nom. Et ce nom vient d’une expression populaire qui fait référence aux sorcières.
MMM: « Les sorcières n’existent pas, mais il y en a » [« Las brujas no existen, pero haberlas haylas »].
Je pensais que c’était une façon de dire qu’il y avait des chances que ça marche pour vous.
MMM : On accepte cette interprétation !
Quelles étaient vos attentes en postulant à cette résidence et quel bilan en tirez-vous aujourd’hui ?
MD : Si cela n’avait tenu qu’à nous, nous aurions choisi la période du festival pour avoir un contact plus direct avec les éditeurs auxquels nous avons présenté le projet et pour connaître le festival. Mais, d’un autre côté, on a eu de la chance parce qu’on serait morts de froid ! Donc cette partie du travail qui consiste à soumettre le projet aux éditeurs, nous n’avons pu la développer que par mail. À part ça, nous ne savions pas à quoi nous attendre. Nous savions seulement que nous voulions vivre cette expérience. Et puis la possibilité de travailler, trois mois durant, avec des conditions d’espace inégalables ! L’atelier est impressionnant, la Maison des Auteurs offre des conditions fantastiques. On ne pouvait rêver mieux.
MMM : Et puis nous avons pu nous extraire du monde. Personnellement, j’ai vécu dans l’instant présent pendant ces trois mois, ce qui est assez inhabituel. Parce qu’au quotidien on est toujours en train de penser à tout ce qu’on doit faire, à se dépêcher avant que ceci ou cela arrive. Et là, les conditions étaient parfaites pour ce type de travail et nous avons vraiment pu en profiter.

Manuel Depetris, Martín M. Muntaner, Tras Apaluz. Ensemble de planches finalisées.
Avez-vous eu le temps de faire des rencontres, de tisser des relations ?
MD : Oui, mais pas tant que ça parce qu’on a vraiment beaucoup travaillé. Nous n’avons pas eu une vie sociale débordante. C’est peut-être quelque chose qui nous a manqué. Ce qui est intéressant c’est que, comme nous sommes tous auteurs, tous en train de faire la même chose, de travailler sur des choses intéressantes, on finit par échanger avec les autres, non pas tant sur notre travail que, directement, sur des sujets personnels. Alors je ne me dis pas que j’ai rencontré des auteurs mais plutôt des personnes.
MMM : Bien sûr, nous avons échangé sur des questions liées au travail avec d’autres auteurs, mais c’est vrai que nous avons tissé des liens personnels, avec un groupe notamment.
Comment envisagez-vous votre retour en Argentine ?
MD : Au minimum, on s’attend à une fête officielle, avec une fanfare ! Haha !
MMM : Je pense que l’atelier va nous manquer et le fait de ne faire que ça. Pour l’instant, tout nous semble naturel ici : venir tous les jours travailler à l’atelier, nous déplacer dans la ville, aller à la bibliothèque, aller au musée. Nous verrons quelle place prend tout cela quand nous serons rentrés.
Avez-vous déjà des perspectives d’édition en Argentine à votre retour ?
MD : C’est ce que nous espérons.
MMM : Nous avons eu quelques déclarations d’intention mais rien de concret. Jusqu’à ce jour, nous n’étions pas capables de calculer le temps de travail qu’il ne nous restait ni de nous engager sur une date précise. Nous avions déjà vécu l’expérience de ne pas réussir à terminer dans les délais impartis et ne voulions pas le répéter. Maintenant que nous arrivons au terme de la résidence et que nous avons effectivement achevé ce que nous voulions, nous allons pouvoir reprendre les échanges avec les éditeurs avec une autre perspective.
Comment se porte l’édition de bande dessinée en Argentine de nos jours ?
MMM : Il y a plusieurs phénomènes. D’abord, il y a le fait que, comme tout en Argentine en ce moment, c’est très compliqué sur le plan économique. Tout est cher, les livres sont chers, et comme ce ne sont pas des articles de première nécessité… Imprimer coûte cher aussi. Et, en même temps, la bande dessinée argentine se trouve dans une situation similaire à celle du reste du monde, c’est-à-dire qu’il y a une surproduction par rapport au marché et aux possibilités de circulation. Les nouveautés passent très vite. En Argentine, le calendrier de parution se répartit uniquement sur deux périodes de l’année, alors tout sort en même temps. Il y a trop de sorties par rapport au système de circulation des nouveautés et il y a beaucoup de pertes et de ratés. Sans compter que peu de gens peuvent se payer des livres et que ça coûte cher pour les éditeurs d’offrir l’accompagnement et la publicité nécessaires aux œuvres pour parvenir à toucher le public. Cela varie beaucoup d’une maison à une autre, bien sûr. Il y en a de très petites, des moyennes, mais presque pas de grandes. Mais, sur ce dernier point, ce n’est pas nouveau et, en Argentine, on est habitués aux petits tirages, qui sont vite épuisés, avec une fenêtre de visibilité très courte. C’est un sujet mondial, il me semble.
Les éditions La Pinta existent-elles encore ?
MMM : Elles existent, parce qu’il y a un catalogue en circulation, mais nous n’avons pas de nouveautés depuis 2022. Donc la situation est compliquée parce que nous n’avons pas les moyens de produire de nouveaux livres et, en même temps, il est très difficile de tenir uniquement en faisant circuler le fonds.

Quelques couvertures du catalogue des éditions La Pinta.
Quelle idée vous êtes-vous faite du marché français pendant vos trois mois à Angoulême ?
MD : Il y a beaucoup de tout. Honnêtement, j’avais le préjugé que la production était plus standardisée qu’elle ne l’est, qu’il y avait une gamme de choix beaucoup plus étroite. J’ai découvert une grande diversité, il y en a pour tous les goûts. Voilà ce que je me suis dit, sans pouvoir creuser vraiment la question non plus.
MMM : Je suis d’accord sur cet aspect, mais il me semble aussi qu’il y a cette question globale de la surproduction. J’imagine qu’ici beaucoup de publications sont ciblées vers des publics niche. Alors certaines de ces œuvres réussiront sûrement à survivre un peu plus dans le temps. Mais j’ai l’impression que les éditeurs lancent des nouveautés à tour de bras, pour voir si quelques-unes deviennent quelque chose que l’on peut, ensuite, rééditer et maintenir dans la continuité, tandis que d’autres resteront dans le domaine éphémère de la nouveauté. Il n’y a qu’à voir le volume pour se faire cette idée. En Argentine, c’est ce qu’il se passe. Par exemple, L’Éternaute, ou des œuvres comme ça, qui ont une continuité dans le temps, c’est l’exception. Bien sûr, maintenant il y a la série, alors il y a un nouveau boom. Pareil pour Mafalda. En dehors de ça, aujourd’hui le système fonctionne avec beaucoup de nouveautés, quelques-unes qui restent, qui réussissent à passer entre les mailles du filet, et le système continue de produire, et produire. Et je pense qu’ici c’est pareil, à la différence qu’il n’y a jamais eu d’interruption comme cela a été le cas en Argentine dans les années 1990. Ce qui fait que vous avez conservé vos classiques, qu’ils sont toujours réédités, et vous en avez plus que nous. Sans compter qu’il y a les rééditions de ces classiques et les nouveaux épisodes qui les prolongent. Il y a aussi la question des différents types d’édition, des plus populaires aux plus luxueuses. Et cette amplitude est due aussi au fait que vous n’avez jamais perdu le public de lecteurs non spécialistes. En Argentine, la grande majorité des gens qui achètent de la bande dessinée est un public de spécialistes, qui s’intéresse spécifiquement à la bande dessinée. Le grand public n’a d’accès presque qu’à Mafalda ou même à la bande dessinée étrangère, ou encore à L’Éternaute. Ici j’ai même découvert des séries dont je ne connais pas le nom, qui sont dessinées dans un style très traditionnel, et qui continuent de marcher, apparemment, puisqu’elles en sont à plusieurs tomes. C’est donc qu’il y a un public pour ça. Mais je soupçonne que, malgré cela, les éditeurs se battent dans un marché saturé de livres.
Auriez-vous envie de refaire une résidence à la Maison des Auteurs pour un futur projet ?
MMM : Pas tout de suite, car cela nous demanderait un effort financier trop important pour nous. À moins que ce soit compensé par une bourse.
MD : Si jamais nos conditions matérielles subissaient une transformation inattendue, avec plaisir ! Mais peut-être dans un format différent. Nous aimerions être présents pendant le festival et pouvoir vivre cette expérience-là.
L’entretien a été réalisé le 26 mai 2025.
Bibliographie commune :
Planta, vista y corte, paru dans Marea, Buenos Aires, Festival Sudestada de Dibujo e Ilustración, 2021.
Comando Bicho Bolita, Parias [en ligne], 2012.
Los pocos que quedan, Factum [en ligne], 2009-2012.
Bibliographie de Manuel Depetris :
La mosca y el fruto, dans Webcomic Mutante [en ligne], 2024. URL : https://webcomicmutante.com/webcomicmutante/series/la-mosca-y-el-fruto/2/todo-empezo-con-ellos-con-su-soberbia-su-opulencia-ciega-de-moral-/viewer.
Figure sur fond, Paris, Contentoxdentro éditions, 2019.
Contemplación y reaprendizaje del escenario, Buenos Aires, Wai Comics, 2018.
¿Qué clase de casa es ésta?, Buenos Aires, Editorial La Pinta, 2015.
Os Bons Costumes, São Paulo, Cachalote Editora, 2015.
Cuadernos de dibujante: Manuel Depetris, Rosario, Szama Ediciones, 2015.
Leteo, dans Informe. Historieta argentina del siglo XXI, Rosario, Editorial Municipal de Rosario, 2015.
Ensaio do vazio, Rio de Janeiro, Editorial 7 Letras, 2012.
Bibliographie de Martín M. Muntaner :
La semilla, avec dessins de Matías San Juan, dans Larva, n° 13, Medellin, 2010.
O reverso do senhor Malestroit, avec dessins de Loris Z, dans Café Espacial, n° 14, Vera Cruz, 2015.
Anthologie Tehuelches, Buenos Aires, La Duendes, 2013.
La Esfera, Buenos Aires, 2006-2008.
Webographie
https://www.instagram.com/estudiohaberlashaylas/
https://www.behance.net/Haberlashaylas
https://www.behance.net/manueldepetris#