Bretécher par Bréchoteau
Ils se sont connus aux Beaux-arts. Pendant plus de 60 ans, Dominique Bréchoteau a été l’ami de Claire Bretécher. Dans le cadre de l’exposition qui est consacrée à l’autrice au musée de la Bande dessinée, nous avons rencontré Dominique afin qu’il nous parle de cette longue amitié.
Ses propos ont été compilés avec ceux de la conférence qu’il a donnée au musée de la Bande dessinée le 21 septembre 2025 dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine. Les illustrations de cet article proviennent de sa conférence, avec son aimable autorisation et celle des ayants-droit éventuels. Les passages entre guillemets sont de la bouche de Dominique Bréchoteau lui-même.
Dominique Bréchoteau est professeur agrégé d'Arts appliqués. Il fut à plusieurs reprises président de l'association du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême, festival pour lequel il a assuré le commissariat de plusieurs expositions. Il a côtoyé au cours de sa vie plusieurs grands noms de la bande dessinée comme Paul Gillon, Georges Wolinski, Tito, Jean-Christophe Chauzy, Luc Jacamon, Martin Veyron, Frank Margerin, Catherine Meurisse, Isabelle Merlet (une de ses anciennes élèves), René Pétillon…
Début d’une amitié :
Quand Claire Bretécher entre à l’école des Beaux-Arts de Nantes (ville dont elle était originaire), Dominique Bréchoteau fait sa connaissance, ils étaient dans la même promotion.
- A la page 215 du livre sur l’Histoire régionale des Beaux-Arts de Nantes, par Michel Kervérac de 2004 :
Il est indiqué les prix des différents étudiants de 3ème année, mais il est écrit :
« Nous allons faire exception avec Claire Bretécher, entrée cette année-là à l’Ecole et premier prix en décoration-plane du cours élémentaire devant Arnaud Saint-Loubert-Bié. Elle ne restera qu’un an à l’E.R.B.A.N. et alla à Paris se faire un nom dans la bande dessinée quelques années plus tard. De la même promotion était Dominique Bréchoteau, l’un des organisateurs du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême et son président de 1991 à 1996 ».
Une relation épistolaire :
Dominique garde le souvenir d’une étudiante très sympathique, avec du caractère. Elle quitte les Beaux-Arts de Nantes après sa première année pour intégrer Claude Bernard Claude Bernard en temps qu’étudiante (pendant 1 an) pour devenir prof d’arts plastiques. Elle donne des cours en collège pendant 6 mois.« Ça ne lui plaisait pas, elle ne supportait pas les élèves ».
Elle dessinait tout le temps et Dominique a pu conserver quelques-uns de ses dessins.
Dessins réalisés par Claire Bretécher aux Beaux-Arts de Nantes, conservés par Dominique Bréchoteau
« Claire, étudiante à l’E.R.B.A.N. était très sympathique, réservée, très belle, mais elle avait un complexe avec ses jambes qu’elle trouvait trop grosses, d’où la création de l’album « Cellulite » en 1969. Voir le dessin qui nous représente elle et moi à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes en 1958. »
Dessin représentant Claire Bretécher et Dominique Bréchoteau, étudiants à l'Ecole des Beaux-arts de Nantes en 1958.
Au fil des années Dominique et Claire entretiennent une correspondance suivie et Claire poursuit une belle carrière avec le Facteur Rhésus dans l’Os à Moelle sur scénario de Goscinny …….
Les Frustrés
Fin 1975, Claire Bretécher sort son premier album des « Frustrés », recueil de planches publiées, en avant-première hebdomadairement dans le « Nouvel Observateur », dès 1973. Son trait est nerveux, incisif, sur un scénario brillant.
« Quand Le Nouvel Observateur l’a contactée pour lui demander de faire une planche hebdomadaire, Claire leur a répliqué qu’elle risquait de se moquer de leur lectorat. Elle disait que « les gens de droite vivent comme ils pensent mais que les gens de gauche vivent différemment de la façon dont ils pensent ». »
Elle confiera à Dominique qu’elle avait une semaine pour faire une planche (pour le « Nouvel Observateur »). Il faut trouver une idée et ce n’est pas facile, comme en témoigne cette planche intitulée «La création ».
Extrait du catalogue de l'exposition de 1983: La creation, p.22
Elle lui confiait que sa hantise était que chaque mardi un coursier venait chercher sa planche… et le lundi elle n’était toujours pas finie…
L’Edition
En 1975, pour ce premier album des « Frustrés », Claire sera sa propre éditrice. Elle reconnaitra mieux gagner sa vie qu’en passant par un éditeur. Le Nouvel Observateur la laissait en effet libre d’exploiter ses planches en albums après parution hebdomadaire.
Mais il lui faut gérer toute la logistique. Elle vendra plus d’un million d’exemplaires des albums des Frustrés. Elle obtient cette année-là un Alfred prix du meilleur scénario pour les Frustrés
« Lors du SIBD 1976, elle vient à notre appartement et en profite pour téléphoner à son imprimeur espagnol, pour avoir ses albums à temps pour le SIBD, d’où cette dédicace »
Dédicace de Claire Brétecher à Dominique Bréchoteau
Elle est toujours stressée par les problèmes de l’édition : couverture gondolée, l’impression, le transport…
Grand Prix du SIBD d’Angoulême
En 1982, tous les Grands Prix du S.I.B.D. d’Angoulême se réunissent pour attribuer le « Grand Prix 10ème anniversaire », sous la présidence d’André Franquin (1er Grand Prix 1974). Il est attribué (pour la 1° fois) par ses pairs, et à une femme : Claire Bretécher.
L’année suivante, en janvier 1983, une exposition lui sera consacrée, Dominique Bréchoteau en sera le commissaire et le réalisateur.
1983 : préparation de l’exposition
« On se téléphone et je vais chez elle, au 17 rue Simon Dereure Paris 18ème, pour préparer cette exposition.
Lors d’une visite à Claire, en haut de l’escalier de sa maison, je suis subjugué par le portrait de « Mémé », sa grand-mère, à côté d’un siège de Niki de St Phalle.
Je lui précise que c’est superbement composé, et je le lui explique. Elle me dit ne pas composer (chez elle c’est intuitif), et d’ajouter « Ce portrait je l’aimais, mais maintenant, je l’apprécie encore plus. Merci ». »
Portrait de la grand-mére de et par Claire Bretécher
Pour son exposition, Dominique souhaite montrer des planches originales, mais aussi reconstituer son atelier, avec sa photo en pied. Il avait choisi, pour illustrer son trait, le dessin de couverture des Frustrés 1 agrandi en format 60/60 cm, mais elle a préféré lui envoyer plusieurs croquis à choisir.
"Elle me laisse choisir parmi ceux entourés en rouge celui qui sera agrandi au format 60/60cm."
Dans l’exposition, Dominique lui réservait la surprise de comparer le dessin de Claire Bretécher avec celui de Vinci, Rembrandt, Matisse, Degas, Dufy, Modigliani, Lautrec, Calder, Picasso…
Extrait du catalogue de l'exposition de 1983. P.30-31
De plus, Dominique avait installé des crayons, feutres, porte- plumes et plumes, encre de chine noire, encres de couleurs, feutres, un sèche-cheveux identique, des crayons, des crayons de couleur, des pinceaux, des feuilles de papier à dessin, une lampe d’architecte, un cendrier, des lunettes…Il avait également mis sur sa table de travail une dizaine de paires de lunettes (elle en faisait collection) et des lentilles de contact (qu’elle supportait difficilement).
Représentation de Claire Bretécher à son atelier par elle-même.
« En découvrant l’expo, elle me dit: Ouahhh!!!! Tu as fait très fort.
Merci, merci, merci… »
Le catalogue de l’exposition Claire Bretécher, réalisé par Dominique Bréchoteau sera édité en octobre 1983.
Couverture du catalogue de l'exposition de 1983.
Les Journalistes
En janvier 83, elle reçoit son Alfred dans les salons de l’Hôtel de ville.
Claire n’aime pas être interviewée. Elle a donc demandé à Dominique quelques jours avant le S.I.B.D. de gérer la presse. Elle avait signalé à tous les journalistes qui souhaitaient un RDV avec elle de passer par lui.
« On me téléphonait ou on me rencontrait, puis je lui montrais la liste et elle me disait: « Lui non, lui non, lui non aussi, par contre celui-là OK… pour telle heure…» »
Talent et techniques de Claire Bretécher
Dans un entretien en janvier 1983, André FRANQUIN disait sur Claire : « Claire dessine très bien. Son trait est remarquablement juste, alors que moi je ne dessine pas bien. Si je rate mon trait, j’en fais un second, et pour que cela ne se voit pas, je fais des ombres et ainsi, je camouffle mes défauts… alors que Claire a une connaissance parfaite de l’anatomie et son trait est véritablement parfait.»
« Claire avait une connaissance parfaite de l’anatomie et une mémoire visuelle étonnante. Elle était à la recherche de la perfection ; elle avait le souci de la planche parfaite ; aussi recommençait-t-elle, pour avoir le meilleur effet possible »
- Les détails
« Il est curieux de constater que lorsque Claire dessine des détails (en particulier des bouteilles de vin), parfois celles-ci disparaissent d’une case, souvent sans explication. Elle ne s’en était pas rendu compte. C’est probablement par souci de simplification, afin de renforcer les expressions des personnages »
Details d'une planche de Claire Bretécher
- Sièges contemporains
Claire Bretécher dessine des sièges contemporains dans ses bandes dessinées. Cela renforce le caractère cultivé de ses personnages ouverts à l’art en général, et en l’occurrence à l’art appliqué qu’est le siège contemporain. Dominique a produit une exposition sur le siège contemporain dans la bande dessinée (40 panneaux et les 19 sièges correspondants) en 2012. Il en existe un catalogue dans lequel figure Claire Bretécher. Elle avait des sièges contemporains chez elle.
« Nous voyons ici : La chaise Thonet 1850, fauteuil « Elda » 1965 de Joe colombo, et le fameux « Sacco » 1968 de Gatti, Paolini et Théodoro (siège très Bobo). »
Gris optiques
« Claire Bretécher utilise aussi des trames pour ses gris optiques (trames « Letraset » que l’on utilisait à la fin des années 50, lorsque nous étions à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes). »
Extrait d'une histoire inédite :« La fille de Modefty Blaise »
Giga et Gnolgui
Claire précise que Marie, sa belle- fille (Guy Carcassonne son mari a eu 2 filles : Marie et Nuria) lui renvoie Agrippine comme un miroir. C’est Claire qui crée les expressions de ses jeunes personnages dont GIGA ou GNOLGUI, puis elle utilise ensuite les mots de Marie et de son fils Martin.
Dans Guide Totem La BD, Patrick Gaumer écrit pour Agrippine (P.241) : Après s’être attaqué aux néo-bourgeois de gauche, Claire réinvente en 1988 le « parler vrai » des adolescents. Insupportable, capricieuse, en proie à sa crise existentielle du moment, Agrippine, jeune fille bon teint, en fait voir de toutes les couleurs à un entourage qui n’en attendait sans doute pas tant.
Incisive, l’humoriste en profite pour asséner quelques vérités à ses lecteurs du Nouvel Observateur
La Camaraderie : « Pfff! »
Claire Bretécher et ses anciennes camarades
« On se téléphone, on parle de tout, de Guy, Martin, de son travail en Bande Dessinée, de ses peintures, pastels…
Je lui parle, aussi de certaines de ses anciennes camarades de classe ou d’un ancien de l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes que j’ai rencontrés et qui souhaitent la revoir, elle me répond :
« Pas moi »
« Elle: Pffff... ».
« Ah! lui, son père (professeur de perspective aux B.A. de Nantes) était très sympathique par contre lui je n’ai aucun souvenir»… »
Ses anciennes camarades par Claire Bretécher.
2000 : une Expo non B.D.
Claire aurait aimé voir ses œuvres non BD exposées au Musée des arts décoratifs mais ce projet n’a jamais abouti.
En 2000, Florence Cestac reçoit le Grand Prix de la Bande Dessinée d’Angoulême. Et en 2001, Dominique Bréchoteau conçoit et réalise pour Claire Bretécher une grande exposition sur son œuvre non B.D. au premier étage du CNBDI.
Cette exposition fut présentée du 23 janvier au 1er mai 2001. Dominique a travaillé à partir de croquis des lieux. Le dessin de son papier à lettre a été agrandi sur un mur de 4m de hauteur. Toute la famille Bréchoteau a été mise à contribution pour cette exposition.
Portrait de « Nuria col blanc » : « J’ai précisé à Claire qu’il était très beau, mais le portrait était « bouffé », par le col blanc qui prenait trop d’importance…Quand je suis revenu chercher ses œuvres, elle m’a dit : « Tu as raison et j’ai redécoupé mon pastel sur carton… » »
Le Bus des Présidentes en 2001
Dans le cadre d’un partenariat avec la STGA -Société des transports du Grand Angoulême, des Bus décorés BD sont en circulation dans l’agglomération d’Angoulême.
Dominique en charge de ce projet, souhaitait que Claire Bretécher et Florence Cestac fassent la maquette du bus. Florence lui dit Ok. Mais Claire lui dit de rechercher dans ses albums et de faire un côté, ce qu’il fait. Elle lui répond que c’est SUPER. Il envoie la maquette à Florence qui lui dit : « C’est parfait, tu fais la même chose pour moi !.
Claire Bretécher, Dominique Bréchoteau et Florence Cestac
Le thème général du décor du bus est la FEMME de l’adolescence à la mort : Le côté gauche avec les ados + « Zonzon » en haut du bus (Claire Bretécher), à l’arrière les amoureux (Claire Bretécher + « La femme cocue ») et le côté droit : « Le démon de midi » de F. Cestac, du mariage au divorce et en haut : anges et démons.
le côté "Bretécher" du bus des présidentes
Les Dernières années
Dominique et Claire garderont des relations suivies jusqu’en 2015. Ils se téléphonent, elle est toujours la même. Elle lui parle de ce qu’elle fait.
« Un jour elle me précise que, cet après-midi, elle a discuté de moi avec Catherine Meurisse (Gagnante en 1997 du Concours de la Bande Dessinée Scolaire que j’ai créé en 1975) qui lui rendait visite, avec Blutch. »
Pour le FIBD 2012, Dominique présente l’exposition qu’il vient de réaliser sur le « Siège contemporain dans la bande dessinée ». Il parle en particulier de 2 auteurs sensibles à ce sujet, à savoir Paul Gillon et Claire Bretécher (tous les deux Grands Prix 1982).
couverture du catalogue de l'exposition sur Les Siéges Contemporains dans la bande dessinée
En 2013, lors d’un voyage avec son mari Guy Carcassonne à St Pétersbourg, celui-ci décède dans leur chambre d’hôtel. Elle a un chagrin énorme et aura du mal à surmonter cette épreuve. Au fil des années, quand Dominique appelle, elle ne lui répond plus. Il téléphone à René Pétillon qui lui dit qu’il reste en contact avec elle, mais qu’elle a des absences… A la mort de René Pétillon en 2018, c’est par Catherine Meurisse qu’il a des nouvelles. Catherine Meurisse va voir Claire régulièrement, et constate les effets de la maladie dont elle souffre : l’Alzheimer. Claire Bretécher décède en février 2020.
Contacté par la presse, Dominique a envoyé ce texte aux membres de l’Association FIBD
C’est avec beaucoup d’émotion et de tristesse que nous, Association du FIBD et moi tout particulièrement, venons d’apprendre le décès de Claire BRETECHER autrice au talent remarquable, femme d’exception.
Nous présentons toute notre affection et toutes nos condoléances à Martin son fils et nous nous associons à sa peine.
Personnellement j’ai bien connu Claire Bretécher dès 1958 puisque nous étions dans la même promotion à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, puis nous nous sommes retrouvés à Angoulême, lors du Salon de la Bande Dessinée de 1975.
Grand Prix 10ème anniversaire du Salon International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 1983 (premier grand prix attribué par ses pairs), j’ai eu le plaisir de faire son exposition et montrer son talent en osant confronter ses croquis à ceux de Vinci, Rembrandt, Lautrec, Dufy, Picasso, Degas, Modigliani…
Elle fait partie de ceux qui ont inventé un nouvel esprit de bande dessinée. Elle est une autrice complète, puisqu’elle excelle aussi bien en tant que scénariste, dessinatrice, mais aussi coloriste, de même qu’éditrice, pendant de nombreuses années. Elle a un regard très juste, parfois acerbe, sur la société, en particulier avec « les Frustrés », puis « Agrippine », avec un graphisme mordant, incisif, percutant. Elle affirme une indépendance d’esprit très salutaire pour la bande dessinée.
Elle laisse une place indélébile dans la mémoire de tous les bédéphiles et quel que soit leur âge, hommes et femmes confondus.
De plus elle a une œuvre non bande dessinée étonnante, comme en témoignent ses peintures, portraits dont j’ai eu le plaisir d’en faire, en 2001, une exposition au CNBDI (actuel CITE), exposition qui est restée 4 mois pour le plaisir de tous.
Nous n’oublierons jamais cette femme très sensible au talent remarquable.
Dominique BRECHOTEAU
Portrait de Dominique Bréchoteau






