Consulter Neuvième Art la revue

tenue de rocker ou habits du dimanche

Sous la plume de Jean-Baptiste Dupin, journaliste aux Inrockuptibles, on pouvait lire il y a quelques semaines que la bande dessinée serait, par essence, « un fuck off au bon goût, au mainstream, à la maturité », une culture de la marge et de la transgression, forcément rebelle, « inaccessible aux parents et aux cons » et qui, depuis deux générations au moins, a partie liée avec le rock. Conception évidemment en conformité avec la ligne éditoriale du magazine où elle se trouvait exprimée, mais dont je ne doute pas qu’elle est partagée par un certain nombre de lecteurs de « Petits Miquets » (comme on dit de moins en moins, il me semble). Je ne mets pas en doute le fait que nombre d’auteurs de BD « puisent abondamment leur inspiration dans la mythologie du rock », comme l’écrit encore Dupin ; mais certainement pas tous. Et pas tous leurs lecteurs non plus.

Ainsi, il m’est impossible de me reconnaître dans cette conception de la bande dessinée, parce que, dans mon environnement culturel, le rock n’a jamais tenu aucune place. Je n’ai jamais non plus été un grand lecteur de polars ou de S-F. J’écoute surtout du jazz et de la musique classique, je lis des romans, des essais, de la poésie, je vais au théâtre, je goûte beaucoup la danse contemporaine, et il se trouve que ma passion pour la bande dessinée s’intègre parfaitement, sans conflit ni déchirement d’aucune sorte, dans cette complexion de goûts qui tient davantage des humanités à l’ancienne que de la contre-culture.

Si certains dessinateurs peuvent sembler en dissonance complète avec les références plutôt classiques qui sont miennes, les notes qu’ils font entendre ne me heurtent pas pour autant. D’être lecteur de Proust et de Diderot ne m’empêche pas de pouvoir apprécier Schlingo et Matt Konture. D’ailleurs, si l’on en croit le sociologue Bernard Lahire (La Culture des individus, La Découverte, 2004), l’éclectisme n’est pas seulement un droit, il est pour ainsi dire la règle : les enquêtes de terrain confirment que les pratiques et préférences culturelles sont rarement homogènes. Sartre lisait des policiers, Wittgenstein adorait, je crois, les westerns ; pour ma part je consacre une grande partie de mon existence à la bande dessinée, et je ne laisserais personne mettre en doute l’authenticité des satisfactions que j’y trouve. Aussi, ce qui me gêne dans les présupposés des Inrocks, c’est leur formulation péremptoire : je ne peux m’empêcher de me sentir comme implicitement contesté dans mon droit d’aimer la bande dessinée autrement. Et j’ai toujours ressenti cette sorte de gêne face à toute déclaration, d’où qu’elle vienne, affirmant dogmatiquement : « la BD, c’est ça ».

Je ne pense pas, pour ma part, qu’il y ait d’essence de la bande dessinée, et je ne crois pas davantage que les amateurs de littérature graphique aient un profil type. On peut aimer la bande dessinée quelles que soient les pratiques culturelles que l’on privilégie par ailleurs. En revanche, il m’apparaît vraisemblable que ces préférences informent et colorent le regard que l’on porte sur le Neuvième Art et la façon dont on en parle.

Je n’ai jamais oublié une certaine phrase que m’avait lancée naguère un jeune homme, originaire du Bénin, qui faisait alors un stage au CNBDI, et qui s’est fait un nom depuis comme romancier. Florent Couao-Zotti me disait : « Avec toi, la bande dessinée porte toujours ses beaux habits du dimanche. »

Je laisse à ceux qui me lisent le soin de juger de la validité de cette appréciation.

Une chose est sûre, on ne se refait pas.