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Naruto : nindo et normes de genres

Caro cdbc

Dans le village imaginaire et mythologique de Konoha, la communauté ninja de Naruto révèle des styles de vie très fortement marqués par les lieux communs virilistes du shōnen  nekketsu. Toutefois, quelques figures complexes semblent dépasser la binarité traditionnelle des genres, mais à quel prix ?

La situation géopolitique de Naruto dessine un monde livré à des conflits permanents, où chaque pays assure sa puissance grâce à un village peuplé de familles entières de ninjas à leur service. Le village caché de Konoha abrite les talents protégeant la nation du feu. Chacun de ses enfants emprunte le nindo, la voie du shinobi (synonyme ancien de ninja qui signifie « se faufiler » et désigne ces mercenaires et espions particulièrement discrets et habiles), et parmi elleux le plus récalcitrant et turbulent, Naruto, héros du manga éponyme, veut devenir le plus fort des ninjas pour prouver sa valeur. Orphelin méprisé et isolé des autres au début de son aventure, Naruto trouvera dans ses amitiés le pouvoir et le soutien nécessaires pour accomplir son rêve et protéger les siens.

Littérairement, le manga de Masashi Kishimoto appartient à la populaire famille des shōnen nekketsu, genre qui se fonde sur le récit du parcours initiatique d’un jeune garçon honnête dans une quête de puissance et de lutte contre le mal. Pour atteindre son but, le héros doit faire preuve d’une volonté hors-norme, mais sa véritable force intérieure se révélera à travers le soutien précieux de ses relations rencontrées au cours de l’aventure. Les valeurs du collectif sont sacrées dans le nekketsu (loyauté, solidarité, amitié), elles sont portées par les ami·es, mais aussi par la famille de sang ou choisie. De ce fait, ces récits comportent de larges galeries de personnages secondaires. Ceux de Naruto se retrouvent même dans sa suite : Boruto, les aventures du fils de Naruto et des enfants de tous ses compagnons.

Malgré une longue narration permettant le développement des protagonistes, l’écriture des personnages féminins de Kishimoto fait l’objet de plusieurs controverses dénonçant souvent leur manque d’importance. Plus récemment, un dialogue dans Boruto a canoniquement adoubé le statut queer d’un des anciens antagonistes de Naruto : Orochimaru. Si la nouvelle n’a pas forcément déplu aux fans, elle a fait écho aux reproches de stéréotypes véhiculés par l’œuvre [1]. Bien que les corps dessinés soient dépourvus de matérialité physique, leur mise en scène par leurs auteur·ices peut reproduire efficacement ce que Judith Butler appelle « une performance de genre », par le character-design, les dialogues et la diégèse où ils interviennent [2]. Dans cet article nous allons ainsi conduire des analyses « sociocritiques » du narratif [3], pour décrypter ce que peut nous dire Naruto sur les normes sociales genrées de son univers.

Le village caché des enfants soldats

Les villages cachés tels que Konoha sont dirigés par un kage, un ninja puissant désigné par le dirigeant de son pays. Toute la population villageoise, à l’exception d’un vendeur de nouilles qui substante Naruto, est destinée à devenir ninja. Contrairement aux mangas usant de « l’emprunt multiple » à diverses cultures pour créer des mondes ni japonais ni occidentaux[4], Naruto compte beaucoup de références japonaises. Parmi celles-ci : les noms des personnages, la nourriture (ramen, dango), les accessoires comme les bandeaux frontaux ou de pêcheurs sont similaires à des vêtements traditionnels (le hachimaki). Plus évidents encore, les organisations politiques (les clans, les seigneurs, les vassaux) et l’art ninja découlent directement des modèles féodaux japonais. Tous ces éléments donnent une impression palpable de familiarité avec un Japon rétro-futuriste. Ici on s’intéressera à un aspect du récit plus subtilement lié à la société japonaise : le cadre pédagogique ninja.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 2, Kana, 2002, page 36. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

L’école ninja, un système élitiste...

Les enfants de Konoha doivent passer des examens pour gravir les deux premiers rangs ninja : Naruto débute son aventure à douze ans, avec une difficulté inhabituelle pour passer le test de débutant car sa véritable force n’est pas encore révélée (et c’est un cancre). Aux côtés de ses précieux·ses ami·es (Sakura et Sasuke), le second examen se passe en équipe de trois. Impitoyable, celui-ci peut entraîner la mort de ses jeunes participant · es. Les combats entre aspirant·es révèlent les conflits internes entre les divers clans et sont aussi précieux à la narration pour dessiner un panel varié des techniques ninja spécifiques à chaque personnage. La génération d’auteur·es de shōnen dont Kishimoto fait partie a grandi dans le contexte d’une politique éducative ultra-concurrentielle et normative, où les écolier·es peuvent passer des examens dès la maternelle pour accéder aux bonnes écoles du secondaire. La rivalité, l’enchaînement des combats et les entraînements excessifs dans les nekketsu rappellent cette ambiance scolaire et sa myriade d’épreuves[5]. Heureusement, Naruto dénonce l’isolement que produisent les systèmes sur-normatifs accros à la performance : Gaara, par exemple, après avoir été utilisé enfant pour devenir une arme humaine surpuissante, devient malfaisant à cause de la solitude qu’il subit. La série promeut avant tout la solidarité malgré la compétition omniprésente. 

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 15, Kana, 2005, page 98. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

La véritable force des personnages est explicitée par le texte et par les images : c’est la relation avec autrui. Néanmoins, l’environnement guerrier d’un nekketsu naturalise l’idéologie du dépassement de soi à n’importe quel prix, en particulier chez ses héros masculins. Le personnage de Rock Lee en est un parfait exemple, manquant cruellement de prédispositions pour le ninjutsu (sport de combat ninja), ce jeune garçon s’est pourtant habitué à faire les choix les plus extrêmes dans l’objectif de devenir un grand shinobi. Durant son combat du second examen, Rock Lee utilise des techniques dangereuses pour son intégrité physique qui lui coûteront l’usage de ses membres. À l’hôpital, il ne cessera son entraînement malgré la dégradation de son état, et acceptera une opération médicale mortelle afin de récupérer ses capacités physiques pour poursuivre son rêve.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 16, Kana, 2005, page 64. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

La détermination de Rock Lee est mise en parallèle avec celle du héros Naruto, car ce dernier devient régulièrement un modèle de dépassement personnel pour ses ami·es. Pourtant, la saga révèle bien assez vite que Naruto possède en lui un pouvoir phénoménal conféré par un démon-renard (Kyuubi) enfermé à l’intérieur de son corps. Naruto est fréquemment comparé à son père, le quatrième valeureux kage du village de Konoha. Plusieurs kage de Konoha ont un lien familial avec l’un des kage précédents. Ces points scénaristiques font vaciller l’apparente méritocratie du système ninja vers une réalité plus déterministe : un héritage filial et un don de naissance hors du commun favorisent notre héros. Le personnage de Rock Lee une fois guéri s’effacera progressivement à la suite des pages.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 21, Kana, 2006, page 78. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

...Et sexiste ?

À première vue, Naruto a des points positifs en termes de représentation féminine. Les filles et femmes sont nombreuses, ce sont toutes des kunoïchis (femmes-ninja). Le manga ne les présente jamais dans des situations de fan-service ou dans des tenues hypersexualisés. Par contre, leur rôle au sein du scénario interroge. Dès les premiers chapitres du manga, Sakura l’héroïne principale, est reconnue par leur maître comme bien plus douée qu’eux dans la maîtrise du ninjutsu, mais dépourvue d’une force cachée que possèdent ses compagnons Naruto et Sasuke et qui en fera des ninja exceptionnels. D’ailleurs, bien que présentes tout au long des chapitres, les kunoïchis prennent part à moins d’affrontements décisifs que les garçons, et possèdent des lignes de dialogue drastiquement moindres [6]. À plusieurs reprises, Sakura se lamente de son manque d’utilité auprès de ses pairs masculins. Hinata (éprise de Naruto) et Sakura (éprise de Sasuke), déploient leurs capacités quand elles sont motivées par les sentiments d’amour et d’admiration qu’elles portent pour leurs compagnons masculins afin d’être dignes d’eux ou de les sauver. Les adultes les plus puissantes sont célibataires : Tsunade qui a perdu l’amour de sa vie fait partie des deux rares kage femmes de la série, mais elle abandonnera ce poste. Les kunoïchis mères sont invisibles dans Naruto, soit elles sont décédées comme celle du héros,  soit invisibles. L’une d’entre elles, Kurenaï, disparaît totalement après être devenue mère monoparentale suite au décès de son compagnon. On remarque aussi que les spécialistes du ninjutsu médicinal (des techniques ninjas spécialisées dans la guérison des blessures) sont majoritairement des femmes (Tsunade, Sakura, Karin). Femmes au foyer, pourvoyeuses de soins, fortes et déterminées mais moins spéciales que les hommes, amoureuses très loyales (l’amour de Sakura pour Sasuke ne faiblira pas en dépit son manque de réciprocité et malgré qu’il ait tenté de la tuer), les kunoïchis tiennent une fonction sociale résolument genrée et conformes à une organisation patriarcale. Ce constat peut résonner avec la vie des Japonaises modernes. Celles-ci, en majorité insérées sur le marché du travail subissent encore une pression très forte pour répondre aux attentes sociales : le mariage et le dévouement exclusif au soin du foyer sont des expectatives ancrées par l’idéologie Ryōsai Kenbo (« bonne mère, bonne épouse ») [7]. Cependant, l’importance de l’éducation des plus jeunes et de leur confiance en l’avenir font partie des préoccupations aussi bien des hommes que des femmes de Konoha[8]. Cette mise en avant du foyer dans Naruto permet aussi de lire plus cyniquement l’intérêt de la perpétuation des générations, car sans elle les villages se videraient des recrues militaires.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 38, Kana, 2008, page 58. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

Orochimaru le vilain queer

Les aîné·es shinobis évoquent souvent la cruauté de leurs conditions d’armes humaines vouées à perdre immanquablement leurs proches. Pour rendre acceptable cet univers belliqueux, il est important de définir les limites du bien et du mal, des combats justes et injustes, des bons ninjas et des ninjas immoraux.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 2, Kana, 2002, page 16. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

L’un des personnages les plus abjects du manga est Orochimaru, il se démarque des autres shinobi sur bien des aspects. Ayant mis au point une technique interdite, Orochimaru peut voler le corps d’autrui. Il l’utilise dans le but de se rajeunir, sa physionomie est alors proche de celle d’une jeune fille, ainsi, même en temps normal, il conserve des aspects féminins. Son character-design et ses pouvoirs sont parsemés de références à son animal totem : le serpent. L’une de ses transformations en long reptile à tête humaine rappelle d’ailleurs le yokai féminin nure-onna. À l’exception du jeune Haku, c’est le premier combattant d’allure androgyne qu’introduit la série. Orochimaru est pourvu de longs cheveux noirs, d’une peau excessivement blanche et d’un fard violet autour des yeux qu’on pourrait apparenter à du maquillage, il porte aussi des boucles d’oreilles et de longues tuniques. De caractère résolument mauvais et rusé, il manipule à plusieurs reprises de jeunes ninjas pour parvenir à son but : l’obtention d’un corps immortel. Cet objectif du pouvoir absolu et de surpuissance est un lieu commun chez les méchants, mais le rêve de vie éternelle d’Orochimaru le pousse à vouloir s’approprier uniquement les corps et le pouvoir d’adolescents : Kabuto, Kimimaro puis Sasuke (on peut également mentionner Anko qui fut la première enrôlée mais dont il s’est lassé). On peut apparenter l’objectif d’Orochimaru à un désir narcissique de jeunesse éternelle, un dessein normalement propre aux méchantes. Ce cliché misogyne d’obsession pour la jeunesse et la beauté se retrouve dans l’écriture de plusieurs archétypes féminins et a une portée transculturelle. Les mauvaises mères jalouses de la beauté de leur filles et prêtes à séquestrer et tuer pour l’obtenir sont dépeintes dans la culture occidentale (Blanche-Neige, Raiponce de Disney) et aussi bien au Japon. Dans Baptism de Kazuo Umezu, une ancienne actrice désespérée à l’idée de perdre sa beauté décide de transférer son cerveau dans le corps de sa fille encore enfant pour ne pas vieillir. Paradoxalement, l’envie de jeunesse éternelle dans les mangas se retrouve aussi dans des personnages positifs : Tsunade de Naruto et Biscuit de HunterXHunter, sacrifient toutes deux une partie de leur énergie magique pour maintenir une apparence jeune et belle. Dans ce cas précis, c’est le sacrifice personnel (de leur force) qui les autorise à garder un joli physique, elles en sont affaiblies, là où Orochimaru et les mauvaises mères usent de violence envers les autres pour obtenir leur jeunesse et gagner en pouvoir. Par son physique efféminé (qui est souligné dans l’anime par le doublage japonais et anglais fait par des femmes) et ses aspirations, Orochimaru est un personnage dit queer coded.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 14, Kana, 2004, page 66. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

Queers de cinéma

Le concept de queer coding (codage queer) prend racine dans l’histoire du cinéma. En 1930 les règles de censure morale du Code Hays s’abattent sur Hollywood, elles prohibent/ont prohibé notamment toutes représentations immorales et séditieuses à l’écran, dont l’homosexualité. Cette interdiction va donner lieu à des astuces de contournement. Même si son application formelle cesse à partir de 1968, la pratique du queer-coding va se perpétuer dans l’écriture des représentations LGBTQI+. Un personnage queer ne doit pas être ouvertement visible, on utilise donc des stéréotypes montrant les déviances de la norme hétérosexuelle pour signifier son caractère queer, les productions contemporaines ont su en jouer [9]. Dans les dessins animés Disney, plusieurs méchants ont volontairement été queer-coded par l’animateur gay Andras Dejas, ils sont manucurés, maniérés et narcissiques (Jafar d’Aladdin, Scar du Roi Lion). Ces méchants peuvent endosser le poids de « l’immoralité de genre » sans faire scandale, là où les gentils sont tenus de correspondre aux attentes sociales genrés qui leur sont attribuées. La subversion de genre est rattachée à la subversion morale dans une société patriarcale hétérosexuelle, et on retrouve ainsi dans nos médias culturels de nombreuses représentations controversées de personnes LGBTQI+.

Le Japon est un pays avec ses propres définitions et contraintes spécifiques à la binarité de genre, mais son histoire culturelle comporte également d’importantes figures subversives de celle-ci. Au temps du Japon féodal le théâtre No (XIVeme siècle) puis le théâtre Kabuki (XVIeme siècle) ont pour tradition de faire jouer des rôles de femmes par des hommes, les onnagata, qui doivent simuler parfaitement l’érotisme des geisha. Le Dit du Genji (XIeme siècle) met aussi l’emphase sur des personnages dont la beauté androgyne bouleverse indifféremment les cœurs des hommes et des femmes. Durant l’époque d’Edo, les images représentant ces jolis garçons sur des estampes se destinaient à tout le monde, elles sont les ancêtres de l’actuelle imagerie « bishōnen » (beau jeune homme) de manga [10]. Les personnages androgynes n’y sont pas nécessairement méchants, au contraire iels véhiculent des stéréotypes positifs à la fois féminin et masculin (Oscar dans La Rose de Versailles, Shun dans Les Chevaliers du Zodiaque). Mais leur fluidité ne peut pas être comprise au même titre qu’une idée moderne de la non-binarité, la plupart sont très jeunes et sont autorisés à porter en eux une forme d’idéal d’éphèbe éloigné des réalités queer. On trouve un seul autre personnage explicitement efféminé dans Naruto, Haku, mais c’est un adolescent et son apparence juvénile participe à son androgynie, on peut donc supposer qu’il ne se féminise pas volontairement, sa féminité permet un contraste dualiste entre ses valeurs pacifiques et son obligation à vivre une vie d’une violence effroyable qui le mènera à une triste fin.

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 3, Kana, 2002, page 75. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

Haku trop vite enterré

Haku meurt à quinze ans en protégeant son maître Zabuza, un ninja antagoniste (chapitre 29). Tout comme les sbires d’Orochimaru (Sasuke, Kabuto), Haku a une relation de vassal à son seigneur, il est dévoué à Zabuza qui en tire profit, là où Orochimaru manipule objectivement la part sombre de Sasuke pour le mettre à son service. In fine ces deux adultes utilisent des adolescents comme des armes pour se battre, mais Zabuza sera repenti : il est tué et pleure la perte de Haku au moment de sa mort. Haku meurt en protégeant son maître adoré, ce qui pourrait rapprocher sa fin  du trope « bury your gay »[11]. Même si leur relation asymétrique est critiquée par les autres personnages (Naruto s’insurge de la manipulation de Zabuza), la conclusion de leur histoire se veut attendrissante. Orochimaru contrairement à plusieurs antagonistes, n’a pas de grandes scènes où l’on peut se prendre de pitié pour lui. Son passé d’enfant orphelin est rapidement éludé, et sa réhabilitation tardive dans l’histoire comme personnage neutre est peu compréhensible[12]. Il ne montre jamais de remords pour ses actes, c’est l’incarnation d’un être retors et sociopathe qui s’est enlisé dans la voie du mal pour parvenir à ses fins. L’immoralité du personnage d’Orochimaru est alignée avec la transgression de son rôle social genré : il représente une masculinité déviante et avilie par la féminité, il répond à la fois aux clichés du méchant au genre ambigu et psychologiquement instable, et à l’homosexuel prédateur[13]. Ces stéréotypes reconnus dans le cinéma , ont des empreintes similaires dans le manga  (Dilandau dans Vision d’Escaflown)  [14].

 

Masashi Kishimoto, Naruto, tome 4, Kana, 2002, page 115. NARUTO © 1999 by Masashi Kishimoto / SHUEISHA Inc.

La voie du nindo : mariage au village ?

Les ninjas de Konoha sont prêt·es à tout pour défendre leur village et ses habitant · es. Les conflits tragiques qui jalonnent son histoire rendent l’harmonie de la communauté primordiale. La conclusion du manga rattache symboliquement l’idée de paix au prisme du mariage et de la fondation d’une famille nucléaire. Sasuke une fois libéré de son désir de vengeance envers Konoha reviendra partiellement auprès des siens et épousera Sakura avec qui il aura une fille. L’enfantement dans le nekketsu est un thème courant qui se lie au récit de la transmission (maître/disciple). Dans Dragon Ball la plupart des protagonistes même les moins portés sur l’amour (Végéta) ont une progéniture avec leur compagne/épouse. Peut-être n’est-il pas anodin de relever que dans Naruto, Orochimaru, l’unique personnage codé queer, aura un enfant seul e (créé par ses pouvoirs dans Boruto). Si la romance est plutôt absente chez les garçons (les seules dialogues explicites sur les sentiments amoureux sont ceux des filles), Naruto met l’accent sur l’importance de la vie collective et sur les conséquences désastreuses que peuvent engendrer une société qui néglige l’épanouissement personnel des individus. Cette philosophie commune à de nombreux mangas fait un pied de nez à la fameuse devise japonaise « deru kugi wa utareru » : « le clou qui dépasse appelle le marteau »[15]. Pourtant, l’anticonformisme positif du héros Konoha a du mal à s’étendre à tous ses camarades, et certaines valeurs semblent ancrées dans des schémas sociaux très traditionnels (le mariage et la famille hétérosexuelle). En laissant aux kunoïchis les missions majeures de protectrices, d’épouses et mères dévouées et le rôle le plus antipathique au seul personnage codé queer, Naruto reflète l’époque et la société dans laquelle l’œuvre s’est écrit. L’assignation au mariage et au foyer est encore très prégnante dans les obligations sociales des femmes japonaises, et si les personnes aux identités de genre fluides peuvent faire carrière dans les médias populaires, l’avancée des droits LGBTQI+ est bien loin d’être acquise dans l’archipel [16]. Malgré tout Naruto se veut porteur de messages positifs qui ont touché universellement des fans de tous pays, on ne peut qu’espérer que la détermination des prochaines générations de Konoha mènera les ninjas vers un nindo encore plus progressiste.

 

Références

1 Danny MacLaren, « Non-Binary Orochimaru and the homophobic legacy of queer-coded villainy », https://www.animefeminist.com/non-binary-orochimaru-and-the-homophobic-legacy-of-queer-coded-villainy/, animefeminist.com, 2021.

2 - 14 Deborah Gay, « Vision d'Escaflowne : l'antagoniste androgyne comme potentiel disruptif, Freaks en tous genres : corps mutants, cyborgs, métamorphoses & fantastiques », in Karine Espineira (dir.), Freaks en tous genres : corps mutants, cyborgs, métamorphes & fantastiques,  Open éditions Journals, Presses universitaires de Bordeaux, 2020. En ligne : https://journals.openedition.org/ges/1022

3 Valérie Harvey, « Les arts martiaux. Entre enseignement et intervention, La représentation des valeurs japonaises dans le manga Naruto », in Olivier Bernard (dir.), Les arts martiaux. Entre enseignement et intervention, Les Presses de l’Université Laval, 2019, p.75. En ligne : https://www.researchgate.net/publication/330541534_La_representation_des_valeurs_japonaises_dans_le_manga_Naruto

4 Jean-Marie Bouissou, Manga : Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, éditions Philippe Picquier, 2013, p.275.

5 Pierre Lovati, « Les J-Rpg héritiers du système éducatif japonais, revue immersion », in Mohamed Megdoul (dir.), Immersion n°7 Adolescences japonaises, mai 2023, p.76

6 Giancarla Unser-Schutz, « Redefining Shōjo and Shōnen Manga Through Language Patterns », in Jacqueline Berndt, Kazumi Nagaike, Fusami Ogi (dir.), Shōjo Across Media, Exploring "Girl" Practices in Contemporary Japan, palgrave macmillan, 2019, p.49

7 Leni Tiwiyanti, Yulia Sofiank Zaimar, « Représentation of Gender Ideology in Hinata figure, Naruto Shippuden film », in Siti Nurani (dir.), Scope Journal of English language teaching, 2020, p.87. En ligne : https://www.researchgate.net/publication/351173715_The_Representation_of_gender_Ideology_in_Hinata_Figure_Naruto_Shippuden_Film

8 Valentina-Andrada Minea, « The Feminine Type Of Discourse As a Solution For Interreligous Harmony : a case study of Naruto », in Iulian Boldea (dir.), Literary iscourse today dialogue and multiculturalism, Arhipelag XXI Press, Targu Mureş, 2022, p. 156. En ligne : https://www.researchgate.net/publication/368636855_The_Feminine_Type_of_Discourse_as_a_Solution_for_Interreligious_Harmony_a_Case_Study_of_Naruto

9 Tom Flanagan, « The lasting legacy of queer-coded Disney » villains,https://www.catawiki.com/en/stories/6261-the-lasting-legacy-of-queer-coded-disney-villains, catawiki.com, 2022

10 Sirpa Salenius, « Destabilizing gender, gender diversity in Japan », in Sirpa Salenius (dir.), Gender in Japanese Popular Culture Rethinking Masculinities and Femininities, palgrave macmillan, 2023, p. 10. En ligne : https://link.springer.com/book/10.1007/978-3-031-12942-1

11 «  Bury Your Gays », https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/BuryYourGays, tvtropes.org

12 « How the fuck does Orochimaru become a good guy after... » https://www.fanverse.org/threads/how-the-fuck-does-orochimaru-become-a-good-guy-after.1015637/, fanverse.org, 2014 ; « So how/ why did Orochimaru become a good guy..? »,https://www.reddit.com/r/Naruto/comments/10et42o/so_how_why_did_orochimaru_become_a_good_guy/?rdt=41318, 2023

13 « Sissy Villain », https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/SissyVillain, tvtropes.org « Main Depraved Homosexual », https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/DepravedHomosexual, tvtropes.org

15 Marius Chapuis, « Himizu, le péril jeune », https://www.liberation.fr/images/2020/09/04/bd-himizu-le-peril-jeune_1798580/, liberation.fr, 2020

16 Marie Rabin, « Au Japon les droits des LGBT toujours bafoués », https://www.humanite.fr/monde/japon/au-japon-les-droits-des-lgbt-toujours-bafoues-800667, humanite.fr, 2023