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le prodigieux projet de chris ware

Jean-Christophe Menu

[janvier 1997]

Du jeune auteur américain Chris Ware, rien n’a jusqu’ici été traduit en France. Seuls quelques passionnés ont eu accès à son œuvre, en trouvant les exemplaires de son Acme Novelty Library. Pourtant, tous ceux qui ont pu mettre la main dessus en conviennent : Ware est l’un des auteurs de bande dessinée les plus importants de la décennie, déjà un classique.


Acme Novelty Library Book


Chris Ware s’est imposé comme un auteur « culte ». On a vu apparaître, à partir de la fin 1993, des comic books qui ne ressemblaient à aucun autre. La présentation en faisait plus penser à des almanachs des années 30 qu’à de la bande dessinée. Tous les numéros étaient de présentation différente, tantôt minuscules, tantôt gigantesques, parfois en quadrichromie, parfois en noir et blanc. Les styles graphiques, à l’intérieur, semblaient également très variés. De nombreuses pages de textes, jeux et parodies de réclames anciennes, enrobaient la partie bande dessinée. Le tout, à la fois extrêmement référentiel et incroyablement moderne, semblait venir d’un autre espace-temps. Et, pour comble, les fascicules ne portaient pas de nom d’auteur. Seulement ce titre générique : The Acme Novelty library. Ce qui poussait bien sûr aux supputations les plus folles : on imaginait un groupe de graphistes furieux néo-situationnistes, ou une bande de réformés P4 des studios Disney se réunissant chaque nuit pour se défouler à travers ces pages.

Et puis on entendait dire que tout était fait par un seul auteur. Ce qui paraissait tout à fait inhumain. Chris Ware a-t-il voulu au départ se dissimuler comme les Résidents le firent pour leur identité ou Maurice Blanchot pour son visage ? Si c’était le cas, cela tourna court. Non seulement on connaît désormais son nom, mais il ne répugne pas à communiquer des éléments de biographie, comme on le lira dans l’entretien ci-après. « Mr C. Ware » était en personne à la galerie Lambiek à Amsterdam, en janvier 1996, et avait déjà à cette occasion brisé l’aura de mystère dont on l’entourait. En fait, si les ANL sont quasiment anonymes (on ne peut trouver le nom de Chris Ware que noyé dans des inscriptions légales de quarante lignes en corps 5), des récits « annexes par anticipation » étaient déjà parus dans des revues underground américaines comme Rani, Snake Eyes, Pictopia ou Blab !, et étaient dûment crédités Chris Ware. Peut-être malgré lui, car on imagine volontiers qu’il eut aimé poursuivre ce jeu de dissimulation plus longtemps, le nom de Chris Ware est donc désormais sur le devant de la scène. Il aura suffi de quelques parutions en revue et d’une poignée de comic books (7 à ce jour) pour qu’il devienne une référence ultime de la bande dessinée la plus pointue des années 90.

Ce qui démarque Chris Ware des autres jeunes auteurs américains est avant tout l’envergure de son projet d’ensemble. La forme, le fond, la présentation, les à-côtés, tout dans l’Acme Novelty Library participe d’une sorte d’organisation supérieure si rigoureuse que le moindre détail, trait ou lettre, se trouve cohérent par rapport au projet global. Ce qui est plutôt rare en bandes dessinées, et peut-être même, au niveau où nous allons l’observer, du jamais vu,

d’abord un graphiste

Ce qui frappe tout de suite, lorsqu’on se trouve devant les volumes de l’Acme Novelty Library, c’est l’immense qualité visuelle des objets. Chaque numéro est dûment pensé quant au format, la présentation et le moindre détail. Ware se charge d’absolument tout, ne laissant pas le moindre espace libre à son éditeur Fantagraphics. Il saute aux yeux que Ware est un graphiste particulièrement chevronné. Son utilisation des typographies est d’une assurance sans faille, et sa maîtrise des techniques de la PAO lui permet de contrôler la maquette de ses comic books dans les plus infimes détails, ainsi que d’expérimenter de nombreuses choses jusque dans les bandes dessinées elles-mêmes. Connaître cette technique de mise en page assistée par ordinateur et des logiciels comme X-Press ou Photoshop permet en effet aujourd’hui de maîtriser chez soi tous les paramètres d’un travail aussi ambitieux que l’Acme Novelty Library.

Blab n°8

Ware réalise ainsi toutes ses maquettes à l’écran, et effectue la plupart des couleurs de ses planches sur Photoshop, qui permet d’utiliser la technique du ben-day bien plus facilement qu’autrefois. Il s’en sert de manière très sobre, à la manière d’un artisan ancien, se contentant d’aplats harmonieux et refusant les effets faciles du logiciel (dégradés mécaniques et autres rendus de matière, qui seront bientôt aussi irregardables que l’aérographe des années 70). Il sait par contre s’approprier les vrais apports techniques du logiciel, comme par exemple la possibilité de passer en couleur un élément de trait noir, ce qui était extrêmement fastidieux avec le ben-day traditionnel (ainsi des cases de titres fréquemment transposées en bleu). Cette maîtrise permet aussi les multiples expérimentations que Ware effectue dans ses bandes dessinées : bichromies, inclusion de typographies, effets de flou, etc.
Chris Ware conjugue donc une connaissance pointue des dernières techniques avec une parfaite culture de l’histoire des arts graphiques, qui lui permet de se réapproprier à merveille des systèmes graphiques d’autres époques, et plus particulièrement l’art déco.

Cette présence des années 20-30 chez Ware n’est pas sans rappeler l’œuvre de Joost Swarte, avec qui il partage la même rigueur chirurgicale et la même cérébralité machiavélique. A la différence près qu’on ne trouve pas chez Ware de référence à Hergé ni d’ailleurs au vieux continent en général. S’il connaît forcément Swarte par l’intermédiaire de Raw (où Ware a publié ses premières pages), on peut dire qu’il puise essentiellement ses sources dans l’imaginaire collectif américain. Cette référence graphique à l’avant-guerre va en effet de pair avec un questionnement des mythes américains nés à la même époque, tels les superhéros ou les créations animalières de Disney ou Tex Avery. Les couvertures des ANL sont loin de faire penser à des comic books modernes : apparence d’almanachs, surcharge d’inscriptions publicitaires et auto-mythifiantes (rappelant aussi bien la naïveté des réclames anciennes que le second degré des slogans qu’Art Spiegelman imaginait pour les couvertures de Raw), motifs fleuris art déco, illustration reléguée au second plan par rapport à la typographie... Ainsi la couverture de l’ANL n°2 apparaît exclusivement composée de lettres, à l’exception de minuscules Quimby the mouse figurant dans la marge de gauche, comme un motif composé de minuscules hiéroglyphes. Celle du n°3 est dominée par un motif fleuri façon papier peint années 30, avec en médaillon une image réaliste de maison enneigée. Celle du n°5 ne montre pas plus de personnage : une nature morte peinte y insert un dessin de ville morne et verdâtre. C’est dire si Chris Ware est économe d’effets sensationnalistes pour ses couvertures,

Lorsqu’on confie à Ware la présentation d’une revue, il le fait avec le même soin extrémiste que pour sa propre Library. Ainsi le n°3 de Pictopia ou le n°8 de Blab ! deviennent, plus encore pour leurs couvertures que pour les récits de Ware qu’elles contiennent, des pièces intégrantes de son œuvre, tant par leur graphisme que par leurs sujets, qui prolongent souvent ses principaux récits. Quel que soit l’espace qu’il lui est demandé d’investir, Ware ne se laisse jamais aller à produire quelque chose de dispensable ou de mineur. Le moindre élément qu’il publie fait partie de son projet d’ensemble, comme s’il utilisait toutes les occasions pour fournir toujours plus de facettes à la tentaculaire entreprise Acme. La galerie Lambiek lui propose-t-elle de réaliser sa carte de vœux pour 1996, il réalise une courte histoire du robot qui apparaît dans les histoires de Jimmy Corrigan. Lui est-il demandé de se charger de la présentation du très officiel et annuel Book of American Illustrators, il réalise une superbe jaquette art déco comme il en a le secret, mais si l’on soulève ladite jaquette, on découvre un récit inédit de Jimmy Corrigan gaufré en 1è et 4è de couverture... Ware sème partout des éléments de son univers.

Extrait Sparky Acme Novelty Library


Le style du dessin lui-même est assez tributaire du côté graphiste de Chris Ware. Dans Jimmy Corrigan, la façon dont sont utilisées les lignes droites, un certain penchant pour les perspectives axionométriques, donnent un écho à la présentation thirties des fascicules, sans parler de la présentation de chaque histoire intérieure, dont les titres et sous-titres témoignent d’une jubilation inextinguible pour le lettrage. L’aspect graphique des choses, enfin, est fortement présent au sein des récits eux-mêmes, comme en témoignent les fréquentes mises en abime d’autres styles de dessin, de logos ou d’éléments typographiques (voir le rôle de ces éléments dans la fin du chapitre de Jimmy Corrigan de l’ANL n°6). Ware sait interroger la matière graphique comme les meilleurs cinéastes, de Godard à Woody Allen, savent réinvestir la matière filmique. Au vu du côté si cérébral et rigoureux de Chris Ware, rien d’étonnant si son dessin apparaît de prime abord froid et statique. Mais grâce à cette sorte de distanciation graphique, il développe des émotions rares et prouve que communiquer des sentiments forts ne passe pas forcément par un dessin gestuel et débridé. D’autre part, dans l’ANL n°3 notamment, Ware lui-même se permet ponctuellement un style beaucoup plus relâché, dans une voie qui rappelle là beaucoup plus Herriman que Disney ou Swarte. Mais l’essentiel de sa production relève de ce trait posé et rigoureux du graphiste, aussi bien le long récit de Jimmy Corrigan que les facéties animalières de Quimby the Mouse et autres Sparky, les deux principaux volets actuels de l’œuvre de Ware.

quimbies, sparkies & cie

L’imaginaire disneyen prend désormais beaucoup de place partout, mais plus encore bien sûr aux États-Unis. De Crumb à Gary Panter en passant par Bobby London et Dan O’Neill des Air Pirate Funnies (qui n’ont pas encore fini de payer leurs irrévérences à l’empire Disney), les parodies et le recyclage des figures disneyennes et apparentées sont devenues monnaie courante. L’usage que fait Chris Ware de ce mythe américain de base est d’un ordre bien supérieur à celui du pastiche ou du clin d’œil. Si Mattioli avec son Squeak the Mouse atteignait une sorte de summum du dérangeant en introduisant des sujets extrêmes au sein de l’univers disneyo-tex-averyen, le plus proche de l’enfance qui soit. Ware va plus loin car son Quimby the Mouse (référence probable à Fred Quimby, collaborateur de Disney et réalisateur de nombreux films de Tex Avery) ne convoque ni gore ni porno et parvient à nous faire ressentir des émotions profondément humaines en jouant avec cet univers animalier minimaliste. Ware nous restitue l’essence même de l’époque qui a vu naître Mickey Mouse, Tom & Jerry et quelques autres souris, la transposant intacte dans notre modernité. Graphiquement, on se situe en effet à l’aube du style Disney, quand Mickey savait encore être maladroitement dessiné, et également à l’aube du dessin animé, comme en témoigne le goût de Ware pour les « Kine Comics », clip-books ou autres bandes dessinées imitant des cartoons gravés sur la pellicule.

La référence à cette sorte de préhistoire graphique de l’un des mythes les plus puissants du XXe siècle comporte d’ores et déjà une dimension mélancolique, que Ware, par ses sujets, va souvent pousser jusqu’au désespéré. Plusieurs époques de Quimby, plusieurs Quimby, se succèdent sans véritable logique ni chronologie, un peu comme on a tous connu plusieurs Mickey, différents et contradictoires. Il y a d’abord le Quimby siamois, ou plutôt « Quimbies the Mouse ». Au dessus de la ceinture, la souris se sépare en deux torses et deux têtes. Chaque moitié de Quimby a un seul bras mais le tout a deux pénis à l’air. En fait l’un des deux Quimby (le vrai ?) se retrouve flanqué d’un double bien encombrant. On évoque le glorieux passé des Silly Symphonies, quand les frères siamois en canotier faisaient des spectacles à succès, mais la retraite venue, Quimby n’a plus qu’une envie, celle de découper son double aux ciseaux.

Extrait Sparky Acme Novelty Library


Quand il n’est pas lui-même à l’origine de ce sacrifice, Quimby se réveille en constatant avec horreur que son double est devenu tout vieux, et bientôt tout mort. Qu’est-ce qu’il se passe quand on est accroché à un frère siamois tout mort ? On va se le faire arracher à l’hôpital et on n’a plus qu’un bras. Mais Quimby ; bientôt, grâce à la magie d’une nouvelle page et d’un nouveau bandeau-titre, récupère son second bras (et perd sa deuxième quéquette). Il y a aussi Quimby opérateur d’ascenseur, profession hautement nord-américaine(voir aussi le Robert de Julie Doucet). Amoureux de l’unique occupante du building, qui est cul-de-jatte, Quimby n’en maltraite pas moins sa compagne (compagnon ?) chez lui, qui se trouve être une tête sans corps. Ce thème reviendra en force dans le recueil de Sparky (ANL, n°4), Sparky, tête de chat sans corps, souffre-douleur de Quimby qui lui fait subir les pires humiliations (renversement de situation qui n’est pas sans rappeler Tom & Jerry), lui donne des coups de pied comme dans un vulgaire ballon de foot ou la range dans un placard de cuisine fermé. Ce n’est qu’une fois qu’il l’a envoyée à l’autre bout de la planète pour s’en débarrasser, que Quimby se rend compte qu’il est amoureux de cette, pauvre tête sans défense.

Il y a encore une sorte de Quimby-Superman, aux prises avec un Quimby normal, et d’autres Quimbies parallèles un peu partout dans les pages de Ware, tout comme Superman revient aussi un peu partout. Sans oublier le Quimby de base, filiforme et hiéroglyphique, qui peut venir se retrouver en strips au bas de planches totalement différentes, ou en décoration de couverture. Et on peut aussi trouver quelques Quimby au dessin beaucoup plus déluré, qui confirment la tendance ultrapolymorphique de Ware...Ainsi le n°3 de l’Acme Novelty Library ne rentre ni dans la catégorie Jimmy Corrigan ni dans la catégorie Quimby, cependant son système référentiel aux cartoons le rapproche plutôt des productions animalières de Ware. C’est ici que le graphisme fait référence à Herriman de la façon la plus évidente. Comme pour Quimby, il ne s’agit pas de parodie ou de pastiche (comme par exemple le Dirty Duck de Bobby London, qui était dessiné avec le style exact de Herriman) mais de la réutilisation d’un système graphique historiquement connoté, à des fins modernes. Le trait est ici lâché et nerveux, les hachures rythment la case plus qu’ailleurs. Le personnage central, cette fois, n’a pas de nom.

Extrait Acme Novelty Library


Pas non plus de somptueux bandeaux-titres pour ce triste héros patatoïde, qui semble fait d’une boulette de pâte à modeler et de quelques tiges de plastoc... Il n’a par contre rien à envier aux mutilations subies par Quimby et Sparky, puisque pour lui, le sadisme du créateur se porte sur ses globes oculaires. Comme pour tout bonhomme en pâte à modeler qui se respecte, les yeux ne tiennent pas et tombent par terre. Notre héros tente tant bien que mal de poursuivre sa vie sociale et professionnelle malgré cet embarras, Non sans avoir essayé au passage les yeux vite fondus d’un bonhomme de neige...On le voit, Ware n’utilise des univers graphiques référentiels à l’enfance (et à l’enfance de notre 9e Art) que pour se servir de façon plus forte de thèmes assez terribles. Sparky, tête sans corps, devant laquelle son « maître » mange des sardines sans lui donner la moindre arête, a des airs de Johnny got his gun transposé dans l’univers de Tex Avery. Chez Ware on perd son corps, on perd sa tête, on perd ses yeux et même son double siamois, mais en tous les cas on reste parfaitement intact sur le plan des émotions et de la souffrance. Il y a d’ailleurs peu de bandes dessinées où on voit autant de personnages pleurer...

jimmy corrigan ou l’œdipe illustré

L’autre grand versant de l’œuvre de Ware (à ce jour) est très différent tant sur le plan graphique que sur le plan du sujet, mais il n’a rien à envier aux Quimbies au niveau de l’ampleur artistique et des implications émotionnelles. On se situe ici dans un univers humain, contemporain, fortement ancré dans la société américaine. Un peu comme il y avait plusieurs Quimby, il y a également plusieurs Jimmy Corrigan. D’abord parce que Ware fait évoluer son héros-fétiche à toutes les époques de sa vie : enfant, adolescent, adulte, vieillard et même après la mort. Ensuite parce que les aventures de Jimmy Corrigan obéissent aussi à différentes possibilités, potentialités pourrait-on dire. Ainsi on peut distinguer plusieurs cycles des aventures de Jimmy, qui se nourrissent les uns les autres, se contredisent ou se corroborent. Le récit publié par Blab !, par exemple (n°7 et 8), reprend le thème de l’amant de la mère de Jimmy, utilisé dans le premier ANL ; ou, si l’on veut, introduit un nouvel amant dans la vie de la mère de Jimmy...

Extrait de Jimmy Corrigan


Le cycle principal de Jimmy Corrigan peut même être qualifié de « réaliste ». Certes, on est loin d’Alex Raymond en ce qui concerne le traitement des physionomies et décor, mais en revanche peu de bandes dessinées ont fouillé aussi loin dans le registre psychologique. Ce cycle (les récits principaux des ANL n°1, 5 et 6 ; selon les dires de l’auteur, le cycle s’étendra sur 280 pages) télescope sans cesse toutes les époques de la vie du héros, les mêlant à des scènes de fantasmes de l’enfance, des frayeurs de l’âge adulte, des scènes parallèles relevant du rêve ou de la paranoïa. On a affaire à un tressage extrêmement complexe de niveaux de lecture, qui ne sont différenciés par aucun artifice (seule la mise en page et les couleurs indiquent un changement de niveau).

L’entrée en matière du premier ANL avait de quoi désarçonner : en page 2 de couverture, on découvrait, Jimmy Corrigan dans une page humoristique très « gag », au ton assez parodique, où Jimmy enfant décide de ramener un nouveau papa à la maison (il assomme le premier venu, le décervelle dans sa cave-laboratoire et le ramène à sa maman). Puis, sans transition, commençait en page 3 du même comic book un grand récit du même Jimmy Corrigan, au ton tout à fait différent, aux cases amples, à la mise en couleurs très travaillée, où l’on découvre le héros vieillard représenté avec des traits réalistes, et qui meurt. Accueilli au ciel par un Dieu aux traits de Superman, il s’entend dire qu’il a eu une existence franchement médiocre, dont il n’a pas à être fier. Puis on passe à la vie de Jimmy adulte. Adulte, Jimmy Corrigan, éternellement annoncé comme « the smartest kid on earth », est un personnage effacé et anodin, seul et faisant des tentatives pitoyables pour séduire des jeunes filles de son bureau, où il est par ailleurs ouvertement méprisé par ses collègues (quoique l’on voie aussi parfois Jimmy à une autre période de sa vie, partageant son lit avec une femme, brièvement on suppose, vu l’incompétence qu’il déploie en ce domaine).

Extrait de Jimmy Corrigan


La nullité de Jimmy vis-à-vis de la gent féminine est proportionnellement égale à la faiblesse dont il fait preuve avec sa vieille mère, qui le harcèle au téléphone et dans sa vie. On rejoint ici avec logique l’enfance de Jimmy sans père, avec sa mère accumulant les amants. Le premier ANL se conclut à ce sujet sur un épisode particulièrement grinçant. Enfant, Jimmy est emmené par sa mère voir un Superman de pacotille faire un show dans une foire minable. Le Superman séduit alors la mère, qui l’emmène passer la nuit dans un studio à la mer, avec le gamin encombrant... Le lendemain matin, le Superman qui s’éclipse discrètement tombe sur Jimmy dans la cuisine. La scène s’achève par un gros plan sur le visage de Jimmy, le masque de Superman sur le nez, déclarant à sa mère qui vient d’entrer : « Il a du de te dire qu’il avait passé un très bon moment ! » Le cycle parallèle de Jimmy enfant dans la revue Blab ! traite du même sujet sur un registre beaucoup plus échevelé. La mère de Jimmy et son amant, Nelson, parfaitement ignoble, décident d’abandonner l’enfant sur une île déserte... Il survit comme un Robinson, et est en passe d’être sauvé par de jeunes Supermen. Malheureusement, le vrai Superman arrive et, avec ses pouces, crève les yeux des jeunes Supermen imposteurs.

Le récit commencé dans les n° 5 et 6 de l’ANL joue plus la carte de la vraisemblance, même s’il est entrecoupé de scènes plus fantasmatiques. Il raconte un épisode précis de la vie de Jimmy adulte. Alors qu’on l’imagine parvenu à la quarantaine, Jimmy reçoit brusquement des nouvelles de son père perdu de vue depuis des années, qui lui envoie un ticket d’avion pour qu’il aille le voir. Ces deux petits formats à l’italienne racontent ces retrouvailles, pathétiques à pleurer. Le père absent, la mère d’abord encombrée par son fils, puis se raccrochant à lui de façon incessante et abusive, voilà un beau tableau œdipien pour un personnage qui, après cela, peut bien être le « gamin le plus gentil sur la Terre »... Superlatif bien ironique car on a bien sûr affaire à un tableau clinique de l’américain moyen, banal et mal dans sa peau. Les seuls plaisirs de Jimmy Corrigan semblent se trouver dans ses souvenirs d’enfance. Superman a remplacé pour lui l’image du père, au point qu’il voit Dieu lui-même avec ce masque... Mais quand, de son bureau, Jimmy (dans le niveau du réel) a l’occasion d’apercevoir un Superman en chair et en os perché sur le building d’en face, il s’agit d’un désespéré qui se jette dans le vide et s’écrase au sol, ainsi costumé...

interférences et débordements

Les « univers » de Chris Ware s’interpénètrent bien sûr fréquemment. Lorsque Jimmy Corrigan achète un vieux jouet chez un antiquaire, identique à celui qu’il avait étant enfant, c’est d’une figurine de Quimby tapant sur la tête de Sparky avec un marteau qu’il s’agit. Ce qui souligne d’ailleurs que si Jimmy Corrigan est une bande contemporaine (en témoignent les décors et multiples signes de notre société de consommation), Quimby est bien une bande qui doit dater de l’enfance de Jimmy, soit quelque part entre les deux guerres. D’ailleurs, quelques pages annexes de Jimmy enfant sont traitées dans un style beaucoup plus passéiste, comme si elles avaient été réalisées avec les canons graphiques de l’époque (notamment l’histoire Jimmy gets out of house, en bichromie dans l’ANL n°1).

Extrait de Jimmy Corrigan


Dans le cycle principal de Jimmy (ANL n°6), figure aussi une scène traitée selon une narration cartoonesque (Ware manie les différences de rythme comme un saxophoniste qui passerait sans sourciller du New Orleans au Free jazz) : Jimmy a imaginé qu’il avait un enfant. Le lecteur qui a commencé à suivre l’histoire de Jimmy par sa mort sait bien qu’il n’en sera jamais rien. Alors, un Superman géant vient empoigner la maison de Jimmy et la propulse au loin. Jimmy cherche son enfant, mais ne trouve que des bras et des jambes de poupée, puis, plus loin, une tête toute seule qui dit qu’elle a mal... Rien d’étonnant, vu l’auto-référence à Sparky, si la scène se passe sur les planches d’un théâtre et si le public applaudissant est composé de souris très quimbiesques... L’image de Jimmy sans tête apparaît également dans l’histoire Jimmy gets out of house, où de surcroît le héros se dédouble. Ware n’hésite pas à réitérer ses images obsessionnelles sous toutes les formes et dans tous ses registres. On a vu à quel point revenaient les thèmes de la mutilation, du dédoublement, des personnages qui restent psychologiquement et émotivement les mêmes en étant estropiés d’à peu près tout...

Superman est omniprésent chez Ware. Père et Dieu pour Jimmy Corrigan, métier d’opérette pour les amants de sa mère, costume idéal pour suicidé spectaculaire, idéologie pour jeunesse supermanienne hétérodoxe, assassin volant sur la couverture du Blab ! n°8... On trouve aussi des Superman souris dans Quimby, et bien des réclames enrobant les ANL sont présentées par un Superman cynique au dernier degré, voire pousse-au-crime. Superman a également un autre rôle, notamment dans Quimby (ANL n°2) ou dans l’histoire de Snake Eyes n°3 celui d’élément parallèle décoratif, en fond de récits où il n’a rien à faire. Là, la scène du Superman géant attrapant la maison et la laissant retomber de plusieurs dizaines de mètres est déjà présente. De là à imaginer que le petit Ware était terrorisé à l’idée qu’un superhéros grand comme l’Empire State Building vienne jouer aux dés avec la maison de sa maman, il n’y a qu’un pas... (On imagine du reste volontiers que de nombreux éléments récurrents chez Ware, et particulièrement dans, Jimmy Corrigan, pourraient être d’essence autobiographique.) D’autres personnages célèbres font régulièrement leur apparition dans les pages de Ware, notamment Zoé, personnage insipide par excellence, mais qui fait tout de même un doigt d’honneur à Quimby sur la couverture du Pictopia n°3, au volant d’une voiture ornée d’un ignoble Garfield à ventouses.

Extrait de Jimmy Corrigan


Dans Quimby comme dans Jimmy Corrigan, aussi bien que dans les pages du personnage patatoïde, apparaissent, en fond, en ponctuation ou en médaillon, des passages en rupture stylistique totale avec ce qui y est juxtaposé. Natures mortes très hachurées, vraiment « réalistes » cette fois, ces images évoquent les U.S.A. du XIXe siècle. Plaines, arbres morts, baraques en bois, le recours insistant à ces paysages très country semble les mettre en évidence comme le terreau de tout ce qui a suivi : super héros, petites souris animées, américains seuls et tristes avec complexe d’Œdipe en béton...

D’autres interférences, beaucoup plus importantes qu’il n’y paraît, existent entre les bandes dessinées proprement dites et tout ce qui les entoure dans les ANL La richesse et la finesse de ces à-côtés font en effet partie intégrante de l’œuvre tout comme le graphisme de la présentation. Ces pages fonctionnent comme référence au rédactionnel de revues multiples et disparates, puisqu’on peut y retrouver l’esprit de certains périodiques pour enfants, de revues techniques spécialisées, de magazines grand-public réactionnaires et de bulletins mégalomanes de fan-clubs... Le tout passé à la moulinette ANL (la meilleure) pour donner un ensemble étonnant et impossible, très proche de l’esprit pataphysique, et parfois franchement politically uncorrect. Certaines parodies de publicités n’ont rien à envier à celles de la meilleure période d’Hara-Kiri, la finesse graphique en plus. « Faites des bêtises, ayez des enfants, et altérez pour toujours le goût de votre vie », dit une réclame qui montre un couple d’adolescents penauds, la fille en cloque. « Regardez toutes les merveilles que vous auriez pu avoir, et le nombre de repas à vos enfants que cela vous conte à la place ! Un talkie-Walkie = 75 repas... une guitare rock n’roll 70 repas... un avocat personnel = 27.000 repas... 1 g de votre drogue favorite = 375 repas... » Une vingtaine d’autres vignettes sont à l’avenant. Ailleurs, un Superman propose en réclame, comme cadeau d’anniversaire à un petit garçon... une petite fille, qui lui dit : « I’m Susie ! Let’s smoke marijuana and have sex ! » A côté des récits désespérés de Ware, ces parodies provocantes ont un effet non négligeable dans le contexte puritain des États-Unis.

Affiche publicitaire

Les pages rédactionnelles des ANL regorgent ainsi de détails aussi décalés qu’ils sont drôles. Le terme « Acme » fait du reste référence à tout cet univers de réclame vantarde, puisque depuis les années 30 jusqu’à aujourd’hui, à Chicago et ailleurs, acme (« sommet ») servait à vendre tout et n’importe quoi, de l’aspirateur au dentifrice. Ces pages sont fortement intéressantes par les rapports étroits qu’elles entretiennent avec le corpus des récits. Quasiment tous les numéros contiennent des planches à découper représentant les personnages ou des mises en scène des comics, réalisées avec une maniaquerie qui glace le sang. Et bien des éléments de ces textes (correspondances, rectificatifs, articles) prolongent les récits.

Ware met l’accent sur les possibilités du médium avec autant de brio créatif que de légèreté ludique. En ce sens, il est aussi un oubapien [1] qui (contre toute attente) s’ignore. Car la contrainte (technique, narrative ou formelle) semble toujours très présente dans le fonctionnement de Ware. Certains de ses travaux correspondent tout à fait aux contraintes oubapiennes définies par Thierry Groensteen dans l’Opus 1 de l’OuBaPo (parution janvier 96), On trouve par exemple dans le Raw Vol. 3 n°3 un travail qui entre dans la catégorie de la substitution verbale. Les images montrent une bande classique d’aventures qui présente Superman aux prises avec un savant fou, alors que tous les éléments écrits sont remplacés par un texte autobiographique (présume-t-on), y compris les onomatopées, les articles de journaux ou les inscriptions publicitaires. L’effet visuel de la bande est conservé et on en devine aisément le sens. Dans l’ANL, n°2, une page entre dans la catégorie de la restriction iconique : toutes les cases figurent une lampe, qu’on voit évoluer à travers les époques. Aucun personnage n’apparaît, et on saisit le défilé des générations avec les voix off. Moins spécifiquement oubapiennes, bien des pages de Ware n’en sont pas moins des expérimentations saisissantes, dans la suite directe du Spiegelman de Raw et de Breakdowns. Certaines pages sont des prouesses ahurissantes. Dans l’ANL n°4, on a affaire à une planche de Quimby qui ne comporte pas moins de 325 cases.., La quatrième de couverture du même numéro est une histoire dominée par la typographie, avec des lettres énormes, des mots qui se lisent en sens inverse... La capacité d’innovation de Ware paraît sans limites.

la library du XXe siècle

Extrait Acme Novelty Library


Ware possède à la fois l’obsession du travail bien fait et celle de la narration. Il met du sens dans tout ce qu’il touche, et enchaîne les séquences dès que possible, même sous les jaquettes d’annuaires. Fait-il un effet « papier peint » en fond d’une couverture, il en tire aussitôt un court récit, à la morale désarmante (An n’6). Si postmoderne est un concept qui a encore un sens, alors Ware rentre à coup sûr dans cette catégorie, car il reprend à son compte tout ce qui passe à sa portée pour l’intégrer dans son projet global, et tient tous les éléments qu’il recycle à distance suffisante pour en tirer autant d’ironie que d’émotion. Le côté mégalomane de l’entreprise est lui-même transcendé dans cette distanciation, bien au-delà de l’autodérision convenue à laquelle nous a habitué le tout-venant de l’underground.

L’œuvre de Ware questionne beaucoup de choses fondamentales : l’essence de la bande dessinée, le cœur de la réalité socioculturelle contemporaine (et américaine), ses rapports avec tout ce qui relève du domaine du signe. Il semble avoir mûri un projet capable d’inclure tous les sujets. Et il paraît bien avoir la rigueur et le potentiel pour faire évoluer ce gigantesque projet pendant bien longtemps. À ce rythme-là, il est parti pour offrir à la bande dessinée un de ses jalons les plus significatifs, et de ceux qui appelleront le plus de commentaires. Ces quelques lignes, par rapport à ce que promet l’Acme Novelty Library, ne prétendent bien sûr pas être autre chose qu’une modeste introduction à cette œuvre monstrueusement talentueuse et intelligente.

post scriptum

Le septième volume de l’Acme Novelty Library est paru alors que cet article touchait à sa fin. Il nous a paru important de rajouter quelques mots sur le nouvel opus de Chris Ware, qui confirme son génie, précise les grandes lignes de sa personnalité et en même temps élargit encore son champ d’action puisque ce numéro est de nouveau très différent des six premiers. Son format est le plus grand de tous et le nombre d’inventions et d’innovations qu’il contient est encore plus impressionnant que d’habitude. Les traitements chromatiques, notamment, sont différents presque à chaque page (bichromies, trichromies, quadrichromies, noir & blanc...) . Principalement composé de « gags » en une page, ce volume porte bien son sous-titre de « Great book of jokes »

Extrait de Big Tex


L’essentiel alterne des récits de deux nouveaux personnages (bien qu’on ait déjà aperçu le premier dès l’ANL n°1) : Big Tex et Rocket Sam, qui correspondent chacun à deux autres pans importants des mythologies américaines : le western et la science-fiction. Big Tex est un fils de ferme du grand Ouest, complètement demeuré. L’humour de la série réside dans le fait que son propre père cherche régulièrement à se débarrasser de lui. Ce personnage n’est pas sans rappeler les séquences country du récit de Jimmy Corrigan des Acme n° 5 et 6 (d’ailleurs des plus étranges, car on se demande à quel niveau de lecture les rattacher). Là aussi un farmer patriarche épouvantablement tyrannique terrorisait sa progéniture. Big Tex (il n’a de big que sa stupidité) a pris la place de Jimmy mais le Paw semble le même et tous y parlent le même anglais dégénéré, dont l’orthographe atroce figure un accent red-neck du pire acabit.

Rocket Man, lui, revisite avec bonheur et autant de cruauté le grand classique du voyageur de l’espace explorant planète après planète, restant quelque temps échoué... Encore beaucoup d’histoires de robots, d’amours malheureuses et d’exécutions sommaires... Rocket Sam y tue même la Lune. Seulement le coup de désintégrateur n’atteint l’astre que 75 ans après la mort de Rocket Sam... Bien sûr, le vaillant astronaute ressuscite à la faveur d’un bandeau-titre, tout comme la jambe qu’il se fait dévorer ailleurs par une bestiole repousse au prochain épisode. On retrouve aussi Jimmy Corrigan dans un court récit désespérant, tentant de nouveau sa chance avec sa collègue de bureau Peggy (et contenant une belle mise en abyme de l’objet bande dessinée autobiographique...), ainsi que Superman (désormais clairement appelé God) et Quimby dans un petit mini-récit. Les pages rédactionnelles débordent toujours d’idées ; carte du Ciel, flip-books, mini-livres dont l’un mêle texte et cases de bande dessinée...

Deux pages notamment, prouvent que Ware n’est pas en manque d’imagination expérimentale. Ces pages utilisent le « truc » (cher à Fred) du décor qui se prolonge derrière toute les cases de la planche alors que le personnage continue à y évoluer case par case, à ceci près que le décor découpé en cases est aussi ici découpé en plusieurs époques... Ainsi l’arbuste planté dans une case du bas par les parents de Big Tex en l’honneur de sa naissance, se retrouve dans la case au-dessus arbre imposant, scié en rondelles par un Big Tex adulte débile, que l’on a envoyé chercher du bois de chauffage...
Chris Ware est bien au meilleur de sa forme. Pas de doute, rien de plus décoiffant et jubilatoire qu’un nouvel ANL.

Extrait Acme Novelty Library

(Merci à Jacques Noël.)

Cet article est paru dans le numéro 2 de 9e Art en janvier 1997.

les livres de Chris Ware.

[1] Oubapien : membre de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle)