la question du réalisme dans le bar à joe
[janvier 1998]
Le Bar à Joe est l’une des œuvres les plus réalistes de Muñoz et Sampayo. Outre ses positionnements idéologiques, ses profondes qualités humaines, Le Bar à Joe (1981), ouvrage difficile, aux images labiles, plus encore que de s’employer à mimer la surface du réel, en restaure la partie la plus difficile à saisir. Une œuvre dont le réalisme s’impose comme un véritable enjeu artistique.
Alors que nous découvrions l’œuvre de Muñoz et Sampayo, il nous avait paru que les enquêtes d’Alack Sinner fournissaient le prétexte pour brosser le vrai visage de l’Amérique contemporaine en pleine décomposition sociale, préoccupée de profits, violente, raciste, et pour toucher du doigt la réalité de ceux qui se débattaient dans cet univers : nantis, sans grades, personnages à la dérive qui en composaient les strates et dont certaines figures récurrentes constitueraient progressivement la cosmogonie des récits du duo argentin qui, à maintes reprises, délaissera son personnage emblématique. C’est le cas avec la série des histoires du Bar à Joe, qui demeure à nos yeux une des créations majeures du couple, et plus largement de la bande dessinée moderne. C’est peu dire qu’avec cette série, nous sommes en présence d’une œuvre en disjonction avec ce que nous offrait d’ordinaire la bande dessinée au début des années 80. La thématique, la narration ou encore le travail graphique détaché des exigences de la représentation classique, renouvelant l’expressivité du noir et blanc, affirment un Muñoz aux commandes de son art, subsumant Alberta Breccia, dont il suivit les cours à la Escuela panamericana de Arte de Buenos Aires. Bruno Lecigne ne parle-t-il pas de la première bande dessinée à proposer une telle « authenticité expressive » [1], et Thierry Groensteen n’y voit-il pas l’avènement d’un nouveau style « libéré de toute influence pour atteindre à [un] expressionnisme baroque d’une formidable intensité » [2] ?
contes de fée qui commencent par la fin
Le Bar à Joe : c’est sous ce titre, dont le bon usage grammatical proscrit le tour mais qui dénote dans toute sa transparence la nature populaire du lieu, qu’en 1981 paraît aux éditions Casterman un volume regroupant cinq nouvelles dont la quintessence est ce bar, comme sans doute il s’en trouve quantité à New York. Le personnage du tueur à gages dans l’histoire intitulée Ce sympathique Mister Wilcox en fait d’ailleurs la remarque : « En Amérique il y a bien 150 000 bars avec ce nom-là ». Dans cette réduction microcosmique de la société américaine, des individus d’origines diverses se croisent, s’ignorent, s’aiment, se haïssent, racontent leurs histoires, se mettent en scène, vivent et parfois meurent. Le propos des auteurs est simple : « isoler » dans ce bouillon de cultures quelques spécimens d’humanité vivant une crise existentielle, et en faire les protagonistes d’un récit dont les développements épousent les thèmes favoris de Muñoz et Sampayo. Expérience poursuivie dans Histoires amicales du Bar à Joe, qui parut en 1987.
La première histoire, Pépé l’architecte, s’intéresse au personnage éponyme, qui, de sa qualité d’architecte, n’a conservé que le souvenir. Anonyme, substance si négligeable qu’on ne le désigne plus que par des périphrases, « le garçon qui nettoie chez Joe », Pépé est maladivement silencieux sur son passé, dont on devine cependant toute la tragédie au fil du récit, celle d’un intellectuel brisé par la dictature d’un pays sud-américain, contraint d’abandonner sa terre natale, sa famille et sa vie pour se réfugier dans l’illusion de la liberté retrouvée aux États-Unis. Craignant à tout instant d’être renvoyé dans son pays, l’ancien architecte a renoncé à toutes formes de vie sociale et s’est muré clans un isolement paranoïaque hanté par ses démons : ses anciens tortionnaires, la peur de la douleur, de la mort. Au thème de l’exil s’ajoute ici celui des conséquences liées à la perte de l’identité : en l’absence de reconnaissance sociale l’individu n’est plus rien, il n’a bientôt plus de réalité. (Dans Stevenson en quelques traits, un des récits des Histoires amicales du Bar à Joe, Muñoz et Sampayo gomment littéralement les traits du visage du personnage de Stevenson, engagé dans une quête identitaire.)
Un thème proche de celui développé dans Histoires rouillées, dont le personnage central, Moses Man, est une ancienne gloire de la boxe. Celui que l’on surnommait jadis le « Matador juif » est une épave alcoolique à qui un catcheur de renom propose de remonter sur le ring pour un simulacre. Croyant revivre le combat qui a entraîné sa déchéance, Moses Man, auquel le dérèglement mental ne permet plus de distinguer la réalité du fantasme, le passé du présent, pense que l’heure de la revanche a sonné. Dans Ce sympathique Mister Wilcox, les auteurs saisissent un instant de défaillance chez l’impénétrable Mister Wilcox, assassin de profession, qui a la faiblesse de sympathiser avec sa future victime. Pour la première fois de sa carrière, un soupçon d’humanité, voire la naissance d’un sentiment amical chez ce solitaire le conduit presque à trahir un contrat. Avec Ella, c’est le thème de la coexistence inter-raciale qui est abordé par le biais d’une histoire d’amour naissante entre Ella, la photographe blanche un peu cyclothymique dont les photos forment progressivement la mémoire du quartier, et un chirurgien noir, fierté de sa communauté. Ella, qui traque la réalité des choses sous leur apparence, est le substitut des auteurs dans la fiction. En même temps qu’elle développe ses clichés, elle dévoile aussi la vérité des principaux protagonistes des histoires de ce recueil, même si elle manque de clairvoyance sur sa propre relation amoureuse.
Ce jeu qui consiste à montrer l’envers du décor, à souligner les distances qui existent entre l’apparence et la réalité, est un des ressorts de l’ironie chez Muñoz et Sampayo : dans l’histoire intitulée Histoires amicales (in Histoires amicales du Bar à Joe), à chaque récit que font trois camarades de promotion de leur réussite sociale correspond une représentation bien moins glorieuse de la réalité ; dans le même ouvrage, le portrait de Kuntz se construit lui aussi dans l’écart entre les discours d’intention et les actes de ce cinéaste engagé, qui réalise un film sur le génocide des Aztèques mais n’hésite pas pour cela à sacrifier quelques figurants indiens sur l’autel du génie artistique.
Enfin, la Cinquième histoire est celle que raconte Mike Weiss, le fils du quincaillier juif, devenu parricide par amour pour son père. On le voit, les arguments des récits imaginés par nos Argentins sont proches du fait divers, à cent coudées de toute intention épique ou des schémas du récit d’aventure affectionnés par la bande dessinée. Toutefois, il est évident que le Bar à Joe se rattache encore au genre du roman ou du cinéma « noir », parfaitement sensible à la fois dans le climat qui s’en dégage grâce à la musique de jazz en arrière-fond et à l’expressionnisme du noir et blanc, qui n’est pas sans rappeler certains films de Robert Aldrich ou de Jules Dassin. S’y ajoutent : la présence de motifs propres à ce domaine (les morts violentes, les flics racketteurs, les tueurs professionnels, les prostituées) ; l’importance de lieux tels que la salle de boxe, le bar ou, très largement, la ville : New York, archétype mythique de la grande cité qui cristallise et explicite les conflits. On comparera aussi le Bar à Joe avec le « néo-polar », miroir du réel qui développe des récits dans lesquels large place est faite à l’individu évoluant dans un environnement urbain inquiétant, et où l’intrigue compte moins que l’esthétique critique et politique de l’auteur.
Ce genre cultive un certain sens du pathos, qu’il partage avec la tragédie. Précisément, ce qui domine dans le Bar à Joe − exception faite peut-être pour Ella − c’est le flirt avec la tragédie, sans grandiloquence, sans effets de manches. Un tragique sans cesse mis en balance avec l’ironie et l’humour, qui évitent l’écueil du manichéisme et du sentimentalisme larmoyant. Une phrase relevée dans Histoires rouillées résume à merveille l’organisation générale de ces récits : il s’agirait de « contes de fée qui commencent par la fin ». Chaque histoire, en effet, raconte soit la dégradation d’une situation initiale stable, celle d’une vie qui se consume doucement dans l’indifférence générale (Mike Weiss vit tranquillement avec son père, le tueur se prépare à exécuter un énième contrat...), soit des destins prometteurs déjà brisés, dont il s’agit alors de suivre l’oxydation accélérée par un événement précis. Mais contrairement à la mécanique du conte ou à la dramaturgie du récit policier, le désordre qui survient ne trouve aucun règlement satisfaisant lorsque le récit s’achève. Comme dans le « néo-polar », aucune intervention transcendante ne vient restaurer un ordre ou une morale latents. Au contraire, rien ne paraît pouvoir contrarier la marche du malheur : ironique dans Histoires rouillées, où le suicide de Moses Man profite à son ex-femme remariée avec son ancien manager, tous deux ayant abandonné le boxeur après que celui-ci ait commencé à perdre ses combats ; flamboyante dans Tenochtitlan, où la société unanime récompense l’artiste criminel (Histoires amicales du Bar à Joe).
Parmi les éléments perturbateurs, la parole n’est pas le moindre. Il est un fait que dans un bar les langues se délient plus aisément, on y parle à profusion, on se met avantageusement en scène (Histoires amicales). Mais on ne prend jamais la parole impunément. Lorsque Joe le barman tente de percer le mutisme de son employé et l’invite à se confier, il enclenche un processus qui, passant par la prise de conscience de Pépé, lequel ouvre les yeux sur une situation qu’il tente de (se) dissimuler − paradoxalement, c’est au moment où on lui brise ses lunettes que le myope Pépé semble ouvrir les yeux sur la réalité −, conduit à la mort du protagoniste. Lorsque, de la logorrhée qui inonde la salle du bar, se distingue une parole singulière, celle-ci n’est jamais sans conséquences : Moses Man, apostrophé par les gros bras du catcheur, a le défaut d’orgueil de rappeler qui il fut et par conséquent de raviver le souvenir de sa gloire passée et donc de se condamner à mort.
Parler, raconter, c’est s’exposer au risque de se découvrir des intérêts communs et de sympathiser avec l’autre − ce qui peut compromettre la mission du tueur − mais c’est aussi risquer de ne pas être parfaitement compris de l’autre, pris au piège des apparences : le compagnon de cellule de Mike Weiss, à qui ce dernier fait le récit des motifs qui l’ont conduit en prison, n’en retient qu’une chose, c’est que Weiss est l’auteur d’un crime si amoral − le parricide − que même la communauté des parias peut s’arroger le droit de le punir. Si ceux-ci avaient fait effort d’être attentifs au récit, peut-être auraient-ils entrevu, sous le seul aspect du crime, les motivations profondes d’un tel geste ? De la même manière, le lecteur des bandes de Muñoz et Sampayo, ces auteurs qui ne se soumettent pas à la servilité du vraisemblable, frappé par l’ambiguïté de récits sans conclusions définitives, s’astreint à une lecture participative. Cette implication est favorisée par un ensemble de procédures qui visent la pluralité du sens.
visible, lisible
Tout, dans Le Bar à Joe, signale le souci de dépasser la mimesis académique pour proposer une interprétation du monde réel. Personnages et lecteur sont placés devant leurs incertitudes quotidiennes face à une réalité indéchiffrable, qui ne répond que rarement à un rapport de causalité romanesque, qui se dérobe et ne laisse d’autre alternative que l’interprétation. Ce qui explique certainement que l’on ne peut faire une lecture négligente et rapide des pages du Bar à Joe car si la narration, linéaire, ou qui n’emploie que des figures classiques, comme l’analepse dans Histoires rouillées et Cinquième Histoire, n’offre pas de résistance, la représentation en revanche, que l’on qualifie parfois de baroque, pose de sérieux problèmes d’interprétation. Graphiquement, Muñoz n’hésite pas à faire cohabiter les formes les plus hétérogènes. Il n’est pas rare de rencontrer dans une même vignette un trait mimétique et un trait outré, caricatural, qui brouille les repères et empêche l’installation dans le confort de la lecture.
Si l’organisation générale des bandes ne trahit en rien les règles en usage, la gamme expressive, explorée jusqu’à l’abstraction des formes, ne peut en revanche se résoudre à la représentation vériste que supposerait le choix de sujets prosaïques. La compréhension de nombre de ces planches ne peut se faire qu’au prix d’un véritable effort de déchiffrage et de mise en réseau des éléments. Impossible d’être informé de la totalité des contenus au premier regard : certaines vignettes sont saturées d’icônes, d’idéogrammes, de textes diégétisés (affiches, coupures de journaux, badges...) ou non (textes de chansons, pancartes pointant les personnages) dessinés d’une même main, de personnages secondaires d’apparence bizarre, aux caractéristiques exagérées. Certaines vignettes, a fortiori des bandeaux, qui condensent visuellement plusieurs événements simultanés, supposent un effort d’identification des éléments concurrents dans le cadre. Notamment lorsque les cases proposent des « cadrages » surprenants (parties du corps d’un personnage en amorce de cadre, alternance de points de vue immotivés dans une séquence, dérèglement de l’échelle des plans) ou sont dominées par des aplats noirs aux contours géométriques en lisière des vignettes contiguës, que vient creuser le blanc en des lignes parfois si ténues qu’elles paraissent détourer des ombres en négatif − comme le montrent ces remarquables scènes d’amour entre Ella et son amant, qui ne tiennent qu’à quelques formes presque abstraites dans l’obscurité, dessinées à l’aide d’un nombre réduit de lignes. Si l’on ajoute que les noirs et les blancs se répartissent sans vraie logique naturaliste mais traduisent en effet, dans leurs confrontations, des intensités, des sensations − les précipités d’une blancheur vertigineuse dénotent des sensations de violence, de peur, mais aussi de rapidité, tandis que les masses sombres ressortissent au régime de l’intimité, de la confidence, et freinent la lecture −, on comprendra pourquoi le balayage rapide d’une page, ou la première lecture désinvolte, sont presque interdits.
tramage de la fiction et de la réalité
La linéarité est encore perturbée par des effets de condensation, notamment l’imbrication du réel et du fictif, qui ne joue pas la motivation réaliste mais s’entend bien à traduire la complexité du réel. C’est ainsi que les auteurs trament la fiction à un contexte politique et socio-économique contemporain du moment de l’écriture. Les histoires fictives du Bar à Joe s’actualisent dans l’Amérique du Nord de la fin des années soixante-dix. Ce qu’attestent, outre l’ensemble des signes iconiques, les allusions à des événements localisés dans le temps : l’histoire de Pépé l’architecte renvoie au soutien des Etats-Unis en faveur des dictatures sud-américaines après la crise cubaine ; de la litanie des conflits auxquels Jonathan Jones, le cireur, dit avoir participé, on retiendra la Guerre de Corée prélude au conflit vietnamien (Pépé l’architecte) auquel fait écho la une d’un journal dans Ce sympathique Mister Wilcox, qui titre sur la « Guerre pacifique entre la Chine communiste et le Vietnam rouge ». Ce dernier récit est d’ailleurs daté : l’histoire débute à Chicago le 2 janvier 1979, et si on retient l’hypothèse que tous ces récits sont contemporains les uns des autres, cette seule mention suffit à corroborer la datation approximative que nous fournissions plus haut. Dans Ella, l’histoire d’amour entre la photographe blanche et le chirurgien noir a pour arrière-plan les antagonismes inter-raciaux et l’activisme du Black Power. Plus loin, enfin (Cinquième histoire), nous assistons au défilé de quelques fondamentalistes musulmans, déjà aperçus dans Histoires rouillées, qui réclament la pendaison du Shah d’Iran, alors réfugié aux États-Unis, et ce au cœur d’une crise pétrolière qui frappe les États-Unis.
Mais loin de favoriser l’illusion référentielle, ces indices intégrés à la narration n’obéissent pas à la hiérarchie classique qui organise les éléments en fonction de leur importance dans le récit. Au contraire, ils le contaminent de manière déconcertante, se greffant comme des parasites sur le récit principal : en raison d’une organisation inattendue des plans à l’intérieur de la vignette, le défilé des opposants au Shah d’Iran, qui devrait appartenir au régime du second plan − l’horizon d’attestation réaliste −, relègue visuellement, au contraire, au second plan le dialogue de Mike Weiss et de Rosa, les personnages principaux de Cinquième histoire. Intervenant à un moment de tension dramatique, celui où la relation des jeunes gens prend un tour décisif − ils vont coucher ensemble −, ce pointage d’un contexte politique réel a pour conséquence de briser la romance à la fois ridicule et touchante que vivent ces deux personnages.
Cette dissémination parasitaire contraint le lecteur à ne jamais perdre de vue le contexte plus large dans lequel s’inscrit chaque histoire particulière : un monde conflictuel, désigné par les auteurs dans l’attention prêtée au spectacle de la rue qui, bien souvent, occupe le premier plan dans une vignette. Est ainsi décrit, sur un mode symbolique, un monde où se joue une comédie cruelle, teintée de non-sens : parmi les fondamentalistes qui défilent, on croit deviner la silhouette de Groucho Marx, qu’un manifestant tente de bâillonner à l’aide d’un foulard. Ce tramage fiction/réalité a des répercussions dysnarratives. Le procédé qui consiste à faire se télescoper le récit premier et les références à une réalité sociale, politique, compromet en permanence l’intelligence du récit, n’en laisse que rarement deviner la conclusion : au regard des conventions classiques du récit réaliste, où chaque événement mis à l’avant-plan doit avoir une incidence narrative sur le récit premier, ici les références sont en apparence purement gratuites.
En fait, leur forte capacité structurante contribue à dénoncer les habitudes de lecture. De sorte que, si on s’efforce d’établir des rapports de causalité, ces références induisent des conclusions erronées. Dans Pépé l’architecte, la paranoïa grandissante de Pépé, sa peur de l’arrestation, laisse croire à une conclusion de cet ordre − lui-même annonce qu’il va se dénoncer à la police − et ne permet pas de présumer d’un dénouement aussi déconcertant que celui imaginé par Muñoz et Sampayo. De même, dans Ella, la question raciale nimbe tellement toute la relation amoureuse des deux personnages que l’on imagine assurément que la rupture qui survient entre eux a pour seule explication l’impossibilité pour un noir et une blanche de s’unir sans s’exposer au risque d’être rejetés par leurs communautés respectives. Or la réalité est tout autre, puisqu’en fait le chirurgien noir a tout bonnement découvert sa nature homosexuelle.
Ce type de parasitage ou de dérivation des centres d’intérêts - quand ce qui est montré est sans rapport véritable avec qui est dit - dont on devine que le procédé trahit des intentions idéologiques, en vient à multiplier et à faire se chevaucher différents niveaux de lecture, qui se recouvrent partiellement sans se masquer. Un réseau de renvois entre des éléments atomisés à l’intérieur d’une histoire (parfois d’une histoire à l’autre), destinés à la seule attention du lecteur, semble s’organiser à travers lequel le lecteur est amené à recomposer une « histoire souterraine », un récit implicite. Un peu à la manière de la photographe Ella qui, multipliant les clichés d’anonymes qui croisent sa route, tente de retrouver chez les autres des signes qui soient de nature à lui permettre de se découvrir elle-même : « Je compose le reflet de moi que sont les autres », explique-t-elle pour justifier son travail.
Et, très largement, tout le Bar à Joe vibre des intentions politiques de Muñoz et Sampayo, préoccupés qu’ils sont, comme Ella, de recomposer leur Moi à travers ces récits. Contraints eux-mêmes à fuir la dictature argentine, leurs histoires sont imprégnées de thèmes dont on imagine sans peine qu’ils traduisent une vision personnelle du monde − pessimiste et tragique, disions-nous plus haut − qui s’affiche plus clairement avec les années : Sueurs de Métèque, Nicaragua voire Histoires amicales du Bar à Joe sont des ouvrages à l’engagement plus transparent. À commencer bien évidemment par la « relecture » des États-Unis, prétendu pays des libertés individuelles, image d’exportation de l’American dream que l’on a dû vendre à nos deux Argentins et que, devenus auteurs de bandes dessinées, ils s’emploient à démythifier [3]. La terre des libertés se révèle être une prison. Pépé l’architecte, contraint de se murer dans un silence coupable, n’est rien moins qu’un sursitaire qui a fui la torture physique pour mieux s’exposer à une forme plus insidieuse de supplice : la torture morale que lui inflige le sentiment d’impuissance, d’inexistence, et la perte d’identité qui le frappent et le contraignent à une forme d’exil intérieur.
si loin si proches
Ce sentiment de complexité est enfin parfaitement notable dans la construction de personnages. Leur caractérisation imprécise et les non-dits sont compensés par la manière presque amoureuse de les représenter et de les mettre en situation. D’emblée se ressent la difficulté à cerner les personnages, à abstraire d’un fourmillement d’individus, ceux qui assument la responsabilité du récit principal, et ce dans la mesure où les auteurs ne fournissent que des indications liminaires sur les principaux actants. Les auteurs s’abstenant de préciser par de longs récitatifs artificiels la biographie et la psychologie des personnages, ceux-ci ne répondent à aucune caractérisation typologique définitive. Le récit seul se charge de nous livrer les informations nécessaires à leur bonne intelligence. Rien ne nous est dit sur Wilcox le tueur. Son aspect, son mode de vie indiquent sa position sociale, le reste nous sera progressivement suggéré par l’organisation du récit : en fait, à aucun moment nous ne sommes informés explicitement des raisons qui le conduisent à New York, ni de l’intérêt qu’il a à gagner la confiance de Conrad, sa future victime. Tout est suggéré par la froideur de Wilcox, la lassitude de Conrad qui paraît attendre quelque chose. De même, les raisons du mutisme de Pépé n’apparaîtront qu’au fur et à mesure des indices dont les auteurs parsèment le récit : une phrase lâchée par l’ancien architecte qui précise qu’« on lui a brisé les couilles... », phrase qui doit s’entendre dans son sens littéral puisque Pépé s’avèrera incapable de toute relation amoureuse avec sa voisine ; sa défiance à l’égard des uniformes, la « fouille » des papiers du jeune homme par une prostituée et aussi quelques hystérisations graphiques comme la déformation de certaines icônes, qui dénotent un point de vue subjectif et indiquent la perturbation mentale ou la peur − ce code est également utilisé pour traduire la psychopathologie de Moses Man −, tout cela lève progressivement le voile sur le passé du sud-américain.
Parfois quelques récitatifs donnent accès aux pensées des personnages et permettent de préciser une impression : c’est le cas d’un soliloque inquiet de Pépé lorsqu’arrive la police, par exemple. Mais même ces quelques rares moments de focalisation interne peuvent contribuer à tenir le lecteur à distance, surtout lorsque les points de vue varient rapidement d’une case l’autre. Le lecteur, alors, n’a guère alors la possibilité de s’identifier à un quelconque personnage de premier plan dans la diègèse. Ainsi, dans Pépé l’architecte, des remarques subjectives de la prostituée sont suivies de celles de Pépé, elles-mêmes juxtaposées à un récitatif en focalisation externe. Des points de vue par trop généraux, d’ailleurs, pour que l’on puisse pénétrer par le verbe l’intimité du personnage.
Les six premières vignettes-bandeaux de Pépé l’architecte nous permettent d’illustrer les différentes stratégies de distanciation rencontrées dans le Bar à Joe. Nous pénétrons dans le bar in media res. La densité des signes graphiques, notamment la part quantitative qu’occupent les nombreux phylactères dans la première case, offre une comparaison visuelle avec le brouhaha qui émane habituellement d’un lieu public et la modification des points de vue (plongée, contre-plongée,vue frontale..), qu’accompagne l’alternance des zones lumineuses et sombres d’une case à l’autre, traduit le regard qui cherche sans accrocher, dans l’espace mouvant, un point précis sur lequel s’arrêter.
Ce n’est qu’après un moment d’adaptation que l’on parvient à discerner les sons les uns des autres, à faire la part du verbal et du musical. De la même manière, un temps d’analyse est nécessaire pour démarquer les discussions simultanées dont on découvre des bribes, identifier des groupes locuteurs sans parvenir pour autant à suivre le fil d’un récit particulier. Muñoz retarde toute identification avec un personnage ou un groupe fondamental et l’entrée dans une histoire qui s’amorcerait : si, dans la première vignette, le point centripète est bien la masse noire du volubile Jonathan Jones, saisi au premier plan en contre-plongée, le personnage du cireur, dont la situation proclamait l’importance, disparaît presque dès la seconde vignette, au profit de quelques individus d’une même épaisseur de trait, tandis que, dans la troisième case, proposant une troisième vision de la salle du bar selon un angle encore différent, Jones a presque disparu derrière un groupe d’intellectuels new-yorkais.
Ces six vignettes elliptiques − elles condensent en six tableaux l’écoulement du temps dans le Bar à Joe − sont assez exemplaires des procédés utilisés dans tout l’album par Muñoz : en refusant de différencier les personnages/acteurs du récit en cours des simples occurrences d’anonymes qui, bien souvent, occupent le premier plan et laissent parfois abusivement penser qu’ils ont un rôle à jouer dans le cours de l’anecdote principale, l’auteur ne confère à personne ce statut héroïque, hors du commun, qui s’applique ordinairement aux personnages principaux de la diègèse. Manière d’affirmer que le particulier ne prévaut pas sur la masse mais que l’un est concomitant de l’autre. Ainsi le personnage à la périphérie de l’anecdote principale peut-il à tout instant être propulsé à l’avant-scène : dans Ce Sympathique Mister Wilcox, la prostituée et son petit ami, dont nous captons quelques fragments de disputes dans le bar, deviennent quelques pages plus loin les acteurs premiers d’un épisode déterminant de l’histoire principale. À l’inverse, des figures prépondérantes de certains récits seront reléguées au rang de figurants. Cette indifférenciation délibérée oblige même les auteurs à désigner artificiellement les personnages qui vont compter dans l’histoire : ce n’est que dans la sixième vignette de la seconde planche, alors que l’action est toujours réduite à sa portion la plus congrue et que de nombreuses pistes narratives pourraient être suivies, que Pépé fait son entrée dans le bar, pointé littéralement par une flèche qui le nomme et désigne son importance dans une histoire qui peut commencer.
Et pourtant, malgré cette distanciation si étrangère à un médium qui favorise ordinairement l’implication passive du lecteur, il est un fait que ce dernier (nous tous) ne peut que se sentir très proche de ces personnages qui s’imposent à lui. Sans doute parce que les auteurs ne font aucun mystère de l’intimité des personnages, qu’ils les exposent sans mot dire dans leurs contradictions, comme dans leurs nudités et leurs fragilités physiques : c’est Ella et son amant en train de faire l’amour, c’est Pépé et son impuissance, ce sont les rondeurs de Weiss et de Rosa se découvrant ingénument - relation sexuelle qui par pudeur sera symbolisée par la rencontre sur une tablette des paires de lunettes des amants -, ou encore Moses Man et ce corps d’ancien d’athlète dégradé. Les auteurs privilégient aussi le détail des visages en gros plan qui déclinent toute la gamme des émotions, renforcées jusque dans les détails les plus prosaïques tels les gouttes de sueur, de sang ou bien entendu les larmes...
Cet attachement se joue aussi dans des intensités ; celles des regards échangés entre les personnages. Des séquences entières se construisent sur ce type d’échanges, sans qu’un seul mot soit prononcé. Dans Pépé l’architecte, la rencontre avec la prostituée se résume à un subtil jeu de regards : l’œil de la jeune femme en insert détaille l’anatomie de Pépé, qui a croisé son regard quelques cases plus tôt. L’œil de la prostituée trahit son intérêt puis invite Pépé, qui, lui, témoigne de la surprise, de la gêne, avant de céder à la peur lorsque, à l’extérieur du bar, la voiture de la femme fait mine de le renverser. Aucune parole n’aura été échangée sans pour cela gêner la totale implication du lecteur dans cette séquence à la construction remarquable. Et c’est ainsi que, par petites touches d’émotion ou d’importants moments de tensions émotionnelles, le lecteur en vient peu à peu à dessiner la personnalité du personnage et à se laisser gagner par la sincérité de caractères authentiques, ni bons ni mauvais, humains avant tout.
la vie n’est pas une bande dessinée, baby !
Le Bar à Joe, de Muñoz et Sampayo, une des premières bandes dessinées à naviguer à la frontière entre la réalité fictive et le romanesque documentaire, a sans conteste changé la manière dont la bande dessinée pouvait prendre en compte le réel sans multiplier les attestations de réalité, copier jusqu’au détail une vision stéréotypée du monde. La Vie n’est pas une BD, baby !, tel est le postulat que les auteurs viennent soutenir dans une des aventures d’Alack Sinner (cf. Viet Blues, Casterman 1986) en se représentant aux côtés de leur personnage et en dénonçant avec un grand sens de l’humour les prétentions au réel de la bande dessinée. Du moins de ces bandes dessinées que le dessinateur de Petits desseins (Histoires amicales du Bar à Joe) a produit durant toute sa carrière, qui ne peuvent ressembler à la vie, celle-ci n’ayant « ni queue ni tête » et ne se laissant pas circonscrire au premier regard. Tout ce que Muñoz et Sampayo tentent avec bonheur de restituer dans leur propre œuvre.
Alors, faut-il en conclure que la bande dessinée Le Bar à Joe serait, au contraire, la vie ? Tout en proposant une approche incontestable du réel dans la dénonciation des sortilèges de la fiction et en intégrant des dimensions jusqu’alors exclues du champ de la bande dessinée, telle la politique, les auteurs ne renoncent pas pour autant au plaisir de raconter, de créer et d’imaginer en se servant du matériau du réel. À la grande satisfaction du lecteur.
[1] Bruno Lecigne, Jean-Pierre Tamine, Fac-Simile, essai paratactique sur le Nouveau Réalisme de la bande dessinée, Futuropolis, Paris, 1983.
[2] Thierry Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, coll. « Le Monde de... », Editions M.A., septembre 1985, p. 124.
[3] Dans un entretien paru dans le fanzine espagnol El Golem en 1996, Muñoz et Sampayo expliquaient qu’ils avaient choisi de situer leur fiction dans une Amérique fascisante pour défaire le mythe : « Nous nous sommes appropriés, sans complexes et avec allégresse, un langage né aux USA. Nous voulons montrer qu’aucun langage n’est condamnable en soi, qu’on peut seulement condamner l’usage qui en fait. Les bandes fascistes pullulent à travers le monde et plus particulièrement aux USA. Il s’agit de contre-attaquer avec les mêmes armes. » Extrait cité par Jacques de Pimpont dans son article « Muñoz, la vie n’est pas une BD, baby », Les Cahiers de la bande dessinée No 59, sept.-oct. 1984.