la bande dessinée en afrique sub-saharienne,
105 années d’histoire
[Juin 2021]
La bande dessinée, telle que nous la connaissons en Europe, n’apparaît en Afrique qu’avec l’arrivée des Européens, même s’il existe chez les Malinkés, les Bamouns, les Soninkés, etc. une culture du récit iconique. On peut toutefois mentionner quelques exceptions à ce constat.
L’exception camerounaise
Situé dans l’ouest du Cameroun, le royaume Bamun a vu se développer au début du XXe siècle un art de cour et, en particulier, un art graphique proche de la bande dessinée dans la mesure où il réunit idéogrammes et dessins séquentiels. Le sultan Njoya (né en 1876) est entré dans l’histoire pour avoir créé une écriture ex nihilo : le fameux alphabet bamun. Les artistes-calligraphes ayant collaboré à la création de cet alphabet sont les mêmes qui excelleront dans le domaine du dessin d’art.
C’est dans ce cadre-là que Johanes Yerima (qui prendra le nom d’Ibrahim Njoya), gendre et cousin du sultan, s’est imposé comme le plus important artiste du royaume. Il a mené à la cour une carrière hors-normes, loin de tout courant graphique, et a adapté des contes comme Mofuka et le lion (1932) ou La Grenouille et le milan (1932) en conjuguant dessins et textes. Publié dans les années quarante, La Rate et les quatre ratons peut même être considérée comme la première bande dessinée camerounaise. Ibrahim Njoya mourra en 1960.
A la Réunion, loin de la métropole
A l’extrémité du continent, à la Réunion, dans la foulée de l’abolition de l’esclavage de 1848, Adolphe Potémont et Antoine Roussin fondent La Lanterne magique, une revue satirique. « On y trouve des illustrations légendées et surtout une série de planches dont on peut penser qu’elle constitue le premier essai de bande dessinée réunionnaise [1]. » Par la suite, en 1862, Antoine Roussin publiera tout seul un Voyage de M. Chose dans la mer des Indes dans la revue locale La Semaine.
En dehors de ces cas spécifiques, les premières publications contenant de la BD imprimées et diffusées sur le continent africain ont principalement été éditées dans les territoires dotés d’une forte présence d’Européens et étaient l’œuvre de colons.
1. L’époque coloniale : une BD sous influence
L’apparition de la bande dessinée au sens moderne se situe en Afrique de l’Est durant la Première Guerre mondiale. Un journal est créé pour les troupes britanniques, le Karonga Kronikal. Six numéros sont publiés, entre 1915 et 1916, au Nyasaland (Malawi), par les Livingstonian Mission Press. On y trouve notamment Jambo or With Jannie in the Jungle constituée d’une série de cartoons. Deux des cartoonists rejoindront plus tard le fameux journal Punch : C.W. Shackleton et W. Lloyd.
Les journaux européens, principal médium de la BD en Afrique
Après la Première Guerre mondiale, on trouve quelques cases et strips isolés dans des journaux destinés à un public d’Européens ou d’Africains alphabétisés, en particulier au Congo belge. On peut citer pêle-mêle les dessins de Narib dans Cosmo-Kin en 1933, qui parodient la vie nocturne kinoise, ou encore ceux de Sav dans Ngonga, le journal des indigènes du Congo belge, en 1934. Sav a également publié un petit fascicule intitulé Au Katanga, reprenant des dessins racistes.
Mais l’exemple le plus remarquable est Le Match de Jako et Mako, une planche publiée dans La Croix du Congo, le 3 septembre 1933, œuvre de Louchet et du dessinateur congolais Paul Lomani. Ces 6 cases représentent deux singes regardant deux Européens jouer au football. Après le départ de ces derniers, voulant les imiter, l’un frappe dans une noix de coco que l’autre reçoit sur la tête, ce qui leur occasionne à chacun des blessures. Placée en vis-à-vis d’un article relatant un match de football où un joueur Congolais en remplaçait un autre suite à une blessure au pied, cette page dégage une impression nette de racisme doublé d’une morale nauséabonde.
A cette exception près, la bande dessinée reste inconnue des Congolais durant l’entre-deux guerre. En effet, la multiplication des obstacles administratifs et financiers mis en place par l’administration coloniale empêche les voyages en Europe et l’influence qu’auraient pu exercer les auteurs belges séjournant au Congo (tels Fernand Dineur et le scénariste André-Paul Duchâteau) est faible.
Tintin au Congo influencera des générations d’auteurs congolais dont beaucoup mentionnent Tintin comme l’une de leurs lectures préférées. En 1931, Le Petit Vingtième, en Belgique, avait d’ailleurs publié une adaptation d’une planche de la série Quick et Flupke en langue lingala par un jeune Congolais admirateur du travail d’Hergé [2]. En 1969, après avoir été interdit de diffusion sur le territoire dans les années 50 par les autorités coloniales, Tintin au Congo faisait son apparition au sein de l’hebdomadaire congolais Zaïre qui entendait « faire plaisir à ses milliers de lecteurs et à leurs enfants [3] ».
Des BD pour les Africains réalisées par des Européens
L’après 1945 correspond à l’apparition des premières publications pour la jeunesse sur le continent. Au début des années 1950, l’Union des Œuvres Catholiques de France décide de diffuser des bandes dessinées religieuses dans certains pays d’Afrique. Les Plus Belles Histoires, publiée en 1947, est traduit en Ewondo pour être diffusé au Cameroun et en swahili pour le Congo belge.
En 1954 naît Kisito, revue catholique pour la jeunesse destinée à l’Afrique. A Madagascar, la revue catholique Ibalita apparaît en 1957. Ces revues contiennent des bandes dessinées directement importées d’Europe. Ce fut par exemple le cas de séries en couleurs, adaptées en langue malgache, comme Moky et Poupy de Roger Bussemey, devenu Moky sy Popy.
À Léopoldville, le magazine Nos images fait paraître à partir de 1948 en lingala, swahili, kikongo et chiluba, Les Aventures de Mbumbulu, première série dessinée congolaise. Elle est le fruit du talent du frère Marc Wallenda, sous le pseudonyme de Masta. Les Aventures de Mbumbulu sont avant tout destinées à apprendre aux indigènes à « rester à leur place » et à se comporter de façon « civilisée », chaque histoire se terminant par une phrase moralisatrice.
En 1956 paraît le premier album édité au Congo, Les 100 aventures de la famille Mbumbulu, qui, avec 100 000 exemplaires vendus, constitue l’un des gros succès du genre en Afrique. Les premiers auteurs indigènes commencent à s’emparer du médium. Le dimanche 5 avril 1953, l’hebdomadaire kinois La Croix du Congo lance la série Mbu et Mpia... espiègles kinois dessinée par Paul M’Bila. Cette série de raconte les facéties de deux jumeaux d’une dizaine d’années, copies de Quick et Flupke, opposés au vaniteux « évolué » Pierre Monoko. À Stanleyville, Mwana shaba a également publié des planches dès 1957, avec la série Mwisho ya hadisi ya kawayawaya. L’année suivante, Matafari et Kabengele publient Bibi mpotevu. Enfin, de 1959 à 1960 paraît la série Mambo ya sasa ya kawayawaka, qui se déroule dans le milieu du sport. Les auteurs sont restés inconnus.
Gallieni, ilay sakaiza, le premier album de BD publié à Madagascar, probablement dessiné par Wolf Woulkoff (1907 – 1985), citoyen allemand installé sur place, a paru en 1950. L’Afrique lusophone n’a quasiment pas connu de production de BD durant cette époque.
Premiers essais de BD faites par des Africains
L’une des premières séries scénarisées par un Africain est publiée en 1958 dans Antilope. Le scénariste kinois Albert Mongita et le dessinateur Georges Lorofi y créent Mukwapamba. Mongita est considéré comme le père de la bande dessinée du pays.
Dans les années 1950 toujours, le père Joseph de Laert lance Allo Mangembo avec des textes en hindoubill, un argot à base de lingala. Allo Mangembo est l’ancêtre de Jeunes pour jeunes, revue de bandes dessinées qui marquera toute une génération de lecteurs.
Le Rwanda est le pays où est née la plus ancienne série francophone du continent : Les Aventures de Matabaro. En effet, l’organe officiel de l’épiscopat catholique, Kinyamateka (né en 1933), lance en 1934 un supplément pour les enfants, Cyabana, qui contient une première histoire de Matabaro : Matabaro ajya Bulayi (« Matabaro va en Europe »). Kinyamateka – Cyabana est l’ancêtre de Hobe, lancé en 1954, qui atteindra 135 000 exemplaires en 2004 et qui accueillera la suite des aventures de Matabaro. Différents thèmes y sont abordés tels l’enfance, la ville, le village, l’exode rural, le voyage, sur un ton moralisateur. La série durera au moins jusque dans les années 1970 et connaîtra plusieurs auteurs, dont le dessinateur belge Pivet (jusqu’en 1962) et le scénariste congolais Bonaventure Mbula.
Hobe contenait aussi des pages de BD religieuses ou éducatives puis, après le génocide de 1994, des planches appelant à la fraternité et l’unité.
En Afrique anglophone, la première série date d’octobre 1951 et paraît dans la revue tanzanienne Mambo Leo : c’est Picha za Kuchekesha (« Des dessins qui vous font rire »), d’un dessinateur inconnu signant C.C.S. Le texte sous les images est en swahili et raconte l’histoire de Bwana Ali. La première trace certaine d’un cartoonist africain doit plus sûrement être trouvée dans le numéro 21 du magazine kenyan Tazama (août 1952) avec la création de Mrefu (« Le Grand »), dessiné par le Kenyan William S. Agutu. Les aventures de Mrefu, en deux ou trois cases, placent le héros face aux multiples complications posées par ses grandes jambes.
À partir du 18 mai 1955, Tazama édite une très longue série graphique en swahili, Juha Kalulu (« Le lièvre stupide »), d’Edward Gicheri Gitau. Surnommé « The Old Grand Man of Kenyan Cartoon », E. G. Gitau (né en 1930) crée un personnage un peu stupide. Juha Kalulu aime dormir, est mal habillé, manque toujours d’argent et place toujours ses amis dans l’embarras. Il est marié à Seera, qui semble « porter la culotte ». Le couple a un fils, Ujimoto (« porridge chaud »), et si Kalulu et Seera ne paraissent jamais vieillir, Ujimoto grandit pourtant au fil des épisodes et des années. Par la suite, Juha Kalulu paraîtra toutes les semaines dans les pages du magazine Baraza. A sa mort, en 2016, Gitau dessinait encore la série dans les locaux du National Group, le plus important groupe médiatique du Kenya.
En Tanzanie, on discerne l’influence du travail de Gitau sur Peter Paulo Kasembe, qui fait paraître Juha Kasembe na ulimwengu wa leo (« L’idiot Kasembe et l’environnement moderne ») dans Baragumu à partir d’août 1956. Juha Kasembe est un jeune qui montre à chaque page sa méconnaissance du monde moderne. Kasembe utilise des bulles pour faire parler ses personnages mais continue à placer des textes sous les images, qui expliquent ce qui s’y passe. Juha Kasembe s’est probablement arrêté à la fin de l’année 1957. En 1959, Kasembe sortira Mhuni Hamisi (« Hamisi le hooligan »). Dessinée dans un style réaliste, ce sera la première série d’aventure de la BD swahili.
La première série de l’Île Maurice, Pierre Kiroule, détective-reporter, dessinée par le mauricien Roger Merven (Rog), paraît en 1957 dans Action. Par la suite, Merven deviendra l’un des grands caricaturistes du pays. Il publiera en 1986 le premier album mauricien en couleur : Les Aventures de Maumau, le dodo.
En Afrique du sud, l’un des magazines de BD les plus connus, Wits (sous-titré Don’t get mad, but you’ve just bought wits), doté d’une couverture inspirée du magazine américain Mad, apparaît dans les années 50 à l’Université de Witwatersrand.
En résumé, à l’époque coloniale, la bande dessinée en Afrique est diffusée au sein d’une presse qui se développe dans des villes créées par l’Européen.
2. Les années 60 et l’apparition des premières publications pour la jeunesse
Mais, durant les vingt années qui suivent l’indépendance, le 9e art va progressivement passer dans les mains d’auteurs africains.
La première BD malgache est Ny Ombalahibemaso [4]. (« taureau aux grands yeux »). Dans cette BD pédagogique publiée sous forme de trois petits livrets, les textes sont écrits en bas des cases et les phylactères inexistants. Le premier volume ayant été publié en 1961, cela fait probablement de Ny ombalahibemaso la première bande dessinée du continent africain. Il s’agissait d’un fascicule en noir et blanc qui s’inspirait des comics américains de l’entre-deux guerres, avec des dessins réalistes et un découpage cinématographique. Malheureusement, Ny Ombalahibemaso restera la seule œuvre de Jean Ramamonjisoa, qui ne publiera rien d’autre.
Kouakou, le modèle pour la jeunesse du continent
En 1966, le Ministère de la coopération français décide de créer des magazines destinés à la jeunesse. Ceux-ci, distribués gratuitement dans les écoles d’Afrique, constitueront la référence en matière de littérature jeunesse pour toute une génération d’africains et seront souvent leur premier contact avec la bande dessinée. Kouakou, bimestriel de 20 pages destiné aux jeunes de 8 à 12 ans, reste le plus connu de ces magazines. Il dépassera les 400 000 exemplaires au début des années 1990. L’une des clefs du succès du journal tient dans la bande dessinée de huit pages située au milieu du journal, qui a pour héros un enfant nommé Kouakou. Curieux, intelligent, généreux et drôle, c’était un être positif dont les aventures étaient présentées sans manichéisme ou misérabilisme. Le véritable créateur de Kouakou était Morchoisne, remplacé à partir de 1972 par Bernard Dufossé, qui dessinera la série jusqu’à la fin, en 1998. Dans les années 80, des dessinateurs africains (Richard Rabesandratana, Simety…) y apportent leur contribution.
Premières revues africaines pour la jeunesse
Dans les années 60 apparaissent dans des revues africaines pour la jeunesse des héros auxquels les lecteurs peuvent s’identifier. C’est le cas de Sinatra de Sima Lukombo et Apolosa de Denis Boyau dans Jeunes pour Jeunes à Kinshasa ou, en Zambie, de Caption Cartoons de Neftali Sakala dans The National Mirror.
Jeunes pour jeunes a été créé par le journaliste Achille Ngoie, futur romancier de la “Série noire” chez Gallimard, et le footballeur-crooner Freddy Mulongo [5]. Les illustrations sont confiées à César Sinda, par ailleurs champion de boxe, et au jeune Denis Boyau (décédé en 2020). Le premier numéro paraît le 10 août 1968 ; le journal prendra le titre de Kake (éclair) en 1971, au moment du mouvement de « l’authenticité ». Cette revue va marquer toute une génération de lecteurs et faire naître des vocations. Après avoir atteint 40 000 exemplaires et s’être exportée dans toute la sous-région, elle disparaît à la fin des années 1970 du fait de la crise économique et de la censure des services du Maréchal Mobutu [6] peu désireux de laisser se développer une revue indifférente à l’idéologie du parti unique. S’ajoutait à cela l’éternel problème du transport et de la distribution. La disparition de Jeunes pour jeunes laissera un grand vide et les magazines qui lui succéderont n’auront jamais son aura.
Le journal aura fait connaître les premiers grands noms de la BD congolaise : Denis Boyau (créateur de la plupart des séries), Lepa Mabila Saye, Mayo Nke, Djemba Djeïs, Mavitidi Lusuki (dit Mavilus), Sima Lukombo... Plusieurs héros deviennent célèbres : Apolosa, mais aussi Sinatra, Durango ou Mosekonzo, Sakina et Mutombo.
En 1964, le magazine lushois Mwana shaba sort une version destinée à la jeunesse, Mwana shaba junior. Distribué gratuitement, il tirera jusqu’à 35 000 exemplaires. Dès la deuxième année y paraît Mayele [7], série en une planche qui amusera les jeunes lecteurs jusque dans les années 1990. Deux ingénieurs belges (Théo Roosen et Paul Baeke) sont à l’origine de Mayele, auxquels succèdera le congolais Mukiny Nkemba en 1987. La longévité du personnage en fait la série la plus longue de la BD congolaise. Le journal proposait également d’autres séries.
En Tanzanie, dès 1961, les églises protestantes publient des BD en swahili. Cela donnera Hadithi Yesu Alizosema (Paraboles de Jésus) dans la revue luthérienne Uhuru na Amani (Liberté et paix), série destinée à un public africain. Par la suite, à des fins d’évangélisation, l’église diffusera régulièrement des BD en swahili, en Afrique de l’est. À partir de 1967, Uhuru, le journal du parti unique publie une série de strips intitulée Chakubanga, de Christian Gregory. Celle-ci durera une quinzaine d’années.
Quand la BD angolaise fait ses débuts en Algérie
La seule trace de production de BD que l’on puisse trouver dans les pays lusophones à cette époque se trouve à l’étranger.
C’est le cas en Algérie, à la fin des années 1960, avec l’angolais Henrique Abranches (1932 – 2004), cadre du MPLA [8], envoyé à Alger, qui fait alors figure de Mecque pour tous les mouvements révolutionnaires, afin de monter un Centre des études angolaises en 1964. Lors de son séjour, Abranches participe, en 1969, à la création de la première revue algérienne de BD : M’Quidèch. Sous le pseudonyme de Kapitia, il enseigne les techniques du 9e art à des jeunes débutants comme Haroun, Slim, etc. Kapitia produit aussi quelques histoires et séries en tant que dessinateur et scénariste : Un gag à Didine (No.1), Richa au théâtre (No.4), Les Voyages de mini-Batouta (No.5) et Tacfarinas : le révolutionnaire (No.5).
Kapitia a également publié clandestinement, avec Pepetela et Adolfo Maria, une BD intitulée Contra a Escravidão : Pela Liberdade (« Contre l’esclavage : Pour la liberté ») à Alger en 1967. Elle a été rééditée au Portugal, quelques mois après la révolution des œillets, en septembre 1974.
3. Les années 1970 et l’apparition de la BD dans les journaux généralistes
Après Kouakou, Segedo lance un second titre, Calao, en 1974, destiné aux jeunes de 12 à 16 ans. La bande dessinée centrale met en scène différents héros africains, inspecteur de police, sportif ou journaliste. Par la suite, quelques-unes d’entre elles seront éditées en album. De 1974 à 1995, Segedo propose gracieusement des séries à travers toute la presse d’Afrique francophone, généraliste comme Sahel Hebdo, Le Soleil ou Fraternité matin, ou pour la jeunesse comme Ngouvou (Congo). Elles sont, en majeure partie, l’œuvre de Serge Saint-Michel et Bernard Dufossé.
Les auteurs africains débutent dans la presse généraliste
En côte d’Ivoire, la première série est publiée dans Ivoire-dimanche en août 1971 : c’est Yapi, Yapo et Pipo, œuvre de Ferrant. Elle met en scène les aventures de Yapi, un chauffeur de taxi, Yapo, son ami, et le chien Pipo. Peu après, l’ivoirien Jean de Dieu Niazébo fait paraître trois séries, toujours dans le même journal, dont la troisième, Les Aventures de Grégoire Kokobé, a pour protagoniste un Ivoirien moyen, concept qui sera repris immédiatement.
C’est le 18 mars 1973, toujours dans Ivoire-Dimanche, que paraît la première grande série ivoirienne : Dago, l’histoire d’un paysan court et trapu, vêtu d’une culotte, d’un pagne et d’un parapluie, parcourant Abidjan sans jamais complètement s’y intégrer. Témoin d’une époque (celle de l’exode rural), cette œuvre d’Apollos (scénario) et du dessinateur Maïga (le français Laurent Lalo) introduit du français populaire dans la presse du pays. Le succès ne se démentira pas jusqu’en 1977. Dago fera même l’objet d’un album en 1973, Dago à Abidjan, premier publié dans le pays.
De mère ivoirienne, Jean Louis Lacombe (né en 1950) fait son entrée dans l’hebdomadaire Ivoire-Dimanche en juin 1976 avec Les Histoires de Lacombe, série racontant de façon cocasse la vie quotidienne à Abidjan, suivie par Les Aventures de M. Kouassi. En 1978, Lacombe sort Monsieur Zézé. Là encore, le succès est immédiat et durera dix années. « Avec son vieux chapeau mou, sa chemise rayée et ses bretelles, Monsieur Zézé devient rapidement le représentant pittoresque du petit peuple d’Abidjan [9] ».
En RDC, le début des années 70 correspond au lancement de la carrière de Mongo Sise. Celui-ci publie trois histoires dans la revue Zaïre : Le Chèque, La Médaille d’or et La Poudre de chasse. Celles-ci mettaient en scène Mata mata et Pili pili, sorte de Laurel et Hardy à la sauce africaine, qui avaient été les héros de courts-métrages muets à l’époque coloniale. Dans cette série d’aventures hilarantes, Sise glisse des critiques de la société zaïroise [10]. En 1978, le duo publie Le Portefeuille, premier album en RDC.
L’histoire du 9e art camerounais commence véritablement avec les aventures de Sam Monfong, l’intrépide policier, apparu en 1974 sous la forme de strips dans La Gazette, sous le pinceau de Thomas Kiti. Celui-ci avait publié la toute première BD du pays dans le même journal : Ambika et le fantôme errant, au cours de la même année. Kiti – par ailleurs caricaturiste – fera paraître 6 numéros de Sam Monfong magazine entre 1981 et 1992. Le Cameroon Tribune accueille, de son côté, de juillet à septembre 1975, un dénommé Macus qui fait paraître une série intitulée Le Grand Duel. Elle laisse la place en octobre à une série du futur caricaturiste Lémana Louis Marie : Mr Pep Ballon.
Au Sénégal, le critique d’art Amadou Guèye Ngom (1948-2010) et le dessinateur Seyni Diagne Diop publient durant cette décennie plusieurs histoires dans le quotidien Le Soleil [11]. La première a pour titre Assane Ndiaye cadre, l’histoire d’un homme qui dilapide les deniers publics afin de satisfaire sa cohorte de courtisans. Puis viennent La Peau de Bouki et Vérités inutiles, histoires tirées des Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop, et enfin La Main d’une linguère.
A la Réunion, des dessinateurs locaux commencent, à la même époque, à faire leur apparition dans la presse. Kizito-Guétali fait appel, à partir de 1972 [12], à un dessinateur « Péï », Antoine Moutoussamy.
En parallèle, le Journal de l’Île de la Réunion accueille des planches de Marc Blanchet ayant pour héros un certain Gaspard.
Les tentatives de revues de BD continuent
Après la disparition de Jeunes pour jeunes, plusieurs autres titres apparaissent.
Au Sénégal, en décembre 1978, se créée Bigolo, premier journal de BD du pays. Ayant pour devise « Contre ceux qui prennent la vie trop au sérieux ou trop à la légère », Bigolo accueille beaucoup de séries et de gags en une planche de Soorësi, Mbaye Touré, Babacar Doukouré et Daouda Diarra. Diffusé au Togo et au Bénin mais plombé par les dettes, Bigolo cessera de paraître après trois numéros malgré un tirage de 5 000 exemplaires.
Au Mali, en 1977, le dessinateur Kays et le linguiste Gerard Galtier lancent Kòtèba kura, un journal de BD en bambara, qui ne connaîtra que deux numéros. Il s’agit de la première tentative d’une revue BD en langue locale dans un pays d’Afrique de l’ouest.
Au Kenya, en 1973, apparaît Joe, fondé par l’écrivain-éditeur Himary Ng’weno et le dessinateur Terry Hirst. Joe paraît jusqu’en 1979, imprimé à 30 000 exemplaires. Le magazine tire son nom de Joe, un homme ordinaire qui utilise l’humour pour affronter les réalités de la vie urbaine. Joe contenait des séries telles que City Life, d’Edward Gitau, OK, Sue ! Une vue des filles de la cité, de Kimani Gathingiri, Le Père Wasiwasi & Coe, de Terry Hirst et Le Bon, le Lit et l’Ugali, l’ensemble créant un panorama du paysage visuel kényan de l’époque. Le Ghanéen Franck Odoï (1948 – 2012) y fait aussi ses débuts.
En Afrique du sud apparaissent des magazines d’étudiants d’universités anglophones fortement influencés par la BD américaine underground. L’un des jeunes auteurs qui perce à cette époque est Andy Masson qui, sous le pseudonyme de « Pooh » produit Vitoke in Azania suivi par The Big Chillium, The Legend of blue Mamba, etc.
Les églises s’emparent du médium
Les Églises passent commande d’albums hagiographiques. En 1979, les éditions Saint-Paul puisent dans le vivier des dessinateurs de Jeunes pour jeunes pour lancer une collection d’albums adaptant la Bible. Treize titres concernant l’Ancien Testament sortent, tous dessinés par Sima Lukombo et Mayo Nke. Ces albums sont publiés dans plusieurs langues africaines (lingala, swahili, kikongo, malgache, tshiluba, kinyarwandais...) ou internationales (anglais, français, portugais). Diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires, ils sont toujours disponibles de nos jours.
D’autres démarches du même type ont lieu localement dans d’autres pays, comme l’Île Maurice où paraît, en 1977, Jacques Désiré Laval, l’apôtre de l’Île Maurice (premier album publié dans le pays), ou au Togo, le Missionnaire de Pessaré, BD humoristique relatant la vie d’un missionnaire européen en brousse, par Pyabélo Chaold Kouli (scén.) et Kouao Gogonata [13].
La BD, outil de propagande
En cette période de parti unique, la bande dessinée constitue un outil idéal pour embrigader la jeunesse. C’est ainsi que, de 1976 à 1980, la série Il était une fois… coproduite par les éditions Afrique Biblio-Club et Fayolle aligne seize monographies sur différents dirigeants de l’époque : Eyadéma, Ahidjo, Mobutu, Kadhafi, Omar Bongo, Hassan II, Houphouet-Boigny…. Les auteurs sont européens. Ces albums sont des panégyriques des dictateurs du continent : « grâce » à eux, des générations de jeunes grandiront en lisant les « exploits » de leurs « glorieux » dirigeants. D’autres dessinateurs, pour travailler, font l’apologie des « magnifiques réalisations » du dictateur de leur pays. C’est le cas, au Zaïre, de Mongo Sise, qui publie en 1978 un album promotionnel vantant le barrage d’Inga, un gouffre financier pour le pays.
Dans le contexte particulier de la Guerre froide, il convient de mentionner Repiblik Zanimo, une adaptation BD en créole par Rafik Gulbul de La Ferme des animaux, roman anticommuniste de Georges Orwell, publié entre 1974 et 1975 dans le quotidien mauricien Libération, puis en album. Il s’agit en réalité d’une œuvre des services secrets britanniques qui ont fait le choix d’adapter La Ferme des animaux en bande dessinée et ont confié la tâche au dessinateur Norman Pett et au scénariste Donald Freeman. Leur but était de diffuser cette bande dessinée dans différents journaux du tiers-monde.
Au Sénégal, la BD est historique
Ces années sont également l’occasion, pour certains auteurs, de faire œuvre d’éducation vis-à-vis des générations futures.
Au Sénégal sort en 1978 L’Homme du refus [14], de Guèye Ngom et Diagne Diop, sur un épisode de la colonisation ayant opposé Diéry Dior Ndella à un officier français.
En 1975, Thierno Bâ adapte un de ses ouvrages en bande dessinée : Lat-Dior, biographie du roi du Cayor, autre grand résistant à l’avancée française [15].
Un autre album, signé Diong Cheikhou Oumar pour le scénario et Alpha Diallo pour les dessins, La Fin héroïque de Babemba, roi du Sikasso, publié en 1980 aux Nouvelles Editions Africaines, retrace l’histoire du roi du Kénédougou, Babemba Traoré, assiégé dans sa capitale par l’armée française, qui préféra se suicider plutôt que de se rendre.
Quelques auteurs commencent à être visibles à l’étranger
Le couple malgache Xhi’i et M’aa avait sorti en 1973 la série Besorongola dans le journal Madagascar Matin, éditée en album trois ans plus tard. En 1978, à l’occasion d’un séjour en France, le couple publie des récits courts dans trois numéros de Charlie mensuel, devenant ainsi les premiers auteurs africains de BD publiés en France. Ils feront même la couverture du No.117. Par la suite, le couple s’orientera vers la peinture et ne publiera plus qu’un seul album, à la Réunion : Fol amour (Grand Océan, 1997). La même année, à Cayenne, la première BD d’un auteur béninois est publiée. Il s’agit de Candia, la petite oyapockoise, scénarisé et édité par un professeur de sciences économiques, Jules Nago (né en 1944) sur des illustrations du guyanais Maurice Tiouka.
Au Mozambique – colonie jusqu’en 1974 –, l’essentiel de la production se déroule à l’extérieur. Le premier auteur connu, Joào Machada da Graça, débute en écrivant sur le 9ème art au début des années 70 dans le journal portugais Comercio do Funchal et dans la revue Alpeh. Il est aussi un des membres fondateurs de la revue professionnelle de BD Visào en 1975, dans laquelle il écrit des études tout en signant le scénario d’une histoire dessinée par Victor Mesquita. De retour au Mozambique après l’indépendance, il scénarise Chai, O Primeiro Combate, dessiné par Milhafre. Pour la dessinatrice Helena Motta, il écrit également la biographie en BD du président Samora Machel. En même temps, le Frelimo (parti politique communiste luttant pour l’indépendance ) crée un personnage dessiné nommé Xiconhoca, qui, représentant tous les comportements sociaux qui devraient être combattus, incarne l’ennemi de la révolution mozambicaine.
4. Les années 80, une décennie d’expansion
Les années quatre-vingt se caractérisent par la prolifération de revues et d’albums commerciaux.
Premiers albums publiés en RDC
À compter de 1981, l’éditeur kinois Saint Paul Afrique publie les treize albums de la collection « Contes et légendes de la tradition » avec le dessinateur Lépa Mabila Saye. Pour la majorité des titres, celui-ci travaille sur des scénarios harmonisés par l’équipe de Saint Paul, qui puise dans le répertoire de contes bantous.
Saint Paul propose également à l’écrivain Zamenga Batukezanga d’adapter certains des romans publiés chez eux, comme Un croco à Luozi ou Bandoki. Près de 40 ans après, Mediaspaul diffuse toujours ces albums dans tout le réseau de ces librairies en Afrique ainsi qu’au Québec. En 1989, Saint Paul lance une suite à la collection précédente avec La Bible en bandes dessinées : Nouveau Testament, en 6 volumes scénarisés par le père Aldo Falconi et dessinés par Pat Masioni.
En 1980, Mongo Sisé intègre le studio d’Hergé. Dès l’année suivante, il entame une série de quatre BD didactiques mettant en scène un jeune héros africain : Bingo. Puis il crée Eur-Af éditions, maison qui publie Le Boy, deuxième album de la série Mata-mata et Pili Pili, et Bingo en ville.
En 1985 il repart en RDC et y lance la revue Bédé Afrique, qui ne connaîtra que quatre numéros. Si Mongo assure seul la totalité du premier numéro, les trois numéros suivants permettront à plusieurs jeunes auteurs congolais de perfectionner leur travail et de se faire connaître, dont Tshitshi [16] et Tchibemba.
Ce dernier publiera à Lubumbashi en 1985 un album, l’excellent Cap sur la capitale (réédité en 2017 dans la collection « L’Harmattan BD »).
En 1982, Barly Baruti sort aux éditions AGCD, à Bruxelles, Le Temps d’agir !, premier d’une série d’albums sur l’écologie. L’année suivante, il crée dans la revue Calao le duo mythique Mohuta et Mapeka, qui fera l’objet d’un album : La Voiture, c’est l’aventure (Afrique éditions, 1987).
Naissance d’une édition de BD en Afrique anglophone
En 1983, Nairobi accueille le premier salon de BD organisé sur le continent. En 1985, Terry Hirst, considéré comme le père de la BD kényane, réussit à convaincre un éditeur local de premier plan, Kul Bakhou, qu’il serait mutuellement avantageux d’explorer un marché inexploité. Il en résultera une série de bandes dessinées pour enfants appelée Pichadithi series, reprise de contes folkloriques africains (« hadithi », en kiswahili). Hirst a été initialement engagé pour les dix premiers titres, ce qui devait permettre de lancer un mouvement. Par la suite, d’autres artistes comme Franck Odoï et Paul Kalemba prendront le relais. Cela donnera lieu à des titres comme Kenyatta’s Prophecy, The Greedy Hyena, Wanjiru the Sacrifice, The Amazing Abu Nuwasi, Lwanda Magere, The Ogre’s Daughter, The Wisdom of Koomenjoe, Terror in Ngachi Village et Simbi the Hunchback. L’objectif de Hirst était de stimuler la création d’une industrie de la bande dessinée dans laquelle les dessinateurs auraient le contrôle créatif sur leur travail tout en recevant un paiement adéquat.
Malheureusement, selon Hirst, les « spécialistes du marketing » ont pris le relais, en ayant recours à des artistes moins chers, en dictant les contenus et en assouplissant les normes de qualité graphique. La série s’est alors effondrée [17].
En Afrique du Sud, Andy Mason publie son fameux Vusi goes back : a comic about the history of South Africa en 1981 qui montre une autre vision de l’histoire sud-africaine. La même année, Andy Mason (sous le nom de N.D. Mazin) co-produit avec Mogorosi Matshumi (né en 1955), la série Sloppy, qui traite de la vie dans les townships sous un angle humoristique. Motshumi va continuer la série durant onze ans et devenir l’un des rares auteurs noirs de l’apartheid. Sloppy restera la seule série à avoir capté la vie dans les townships tout en amusant les lecteurs. Motshumi eut souvent recours à des éléments autobiographiques pour faire passer des messages. Malheureusement, Sloppy disparaîtra au milieu des années 90.
L’âge d’or de la BD dans l’océan Indien
A Madagascar, après une longue période d’isolement connue sous le nom de « malgachisation », le pays s’ouvre à l’extérieur. Fararano Gazety, premier magazine contenant de la BD, paraît en 1981. C’est le début d’un âge d’or de dix années pour le 9e art local, avec des magazines influencés par les fumetti italiens qui atteignent des tirages de 3 000 exemplaires. Le paroxysme sera atteint en 1989, quand une trentaine de publications mensuelles seront recensées. Ces différentes revues (Danz, Avotra, Benandro, Koditra, Inspecteur Toky…) seront un lieu d’expression créative important pour des auteurs qui font éclater leur talent.
À La Réunion est créé en 1986 Le Cri du margouillat, revue qui marquera durablement le paysage local et qui paraît encore, avec un rythme annuel. Elle lancera la carrière d’auteurs comme Li-An, Appollo, Serge Huo-Chao-Si ou Téhem (avec la série Tiburce). Dans les années 90, Le Cri du margouillat donnera naissance à une maison d’édition (Centre du Monde édition).
La BD étend son influence à d’autres pays
Au milieu des années 1980, Raya Sawadogo signe le démarrage de la BD burkinabé en publiant la série des Yirmaoga sous forme de petits livrets écrits en français populaire facile à lire. Yirmaoga relate les mésaventures en ville d’un paysan et critique la vie quotidienne sans jamais parler de politique.
En Centrafrique, en 1983, avec le soutien de l’Archidiocèse de Bangui, est lancée la revue Tatara, dessinée par Come Mbringa sur des scénarios d’Eloi Ngalou et Olivier Bakouta-Batakpa. Le personnage principal, Tekoué, est un intellectuel ivrogne et paresseux mais sympathique, qui incarne les travers de la société centrafricaine.
Au Gabon, Hans Kwaatail lance en 1985 le journal de BD Cocotier, qui connaîtra cinq numéros. Trois ans plus tard, il crée Achka, la première maison d’édition de BD d’Afrique francophone. Elle publiera des albums de l’ivoirien Lacombe et du Gabonais Laurent Levigot.
Le Sénégal continue sa production de bandes dessinées, qu’elles soient historiques (Chaka, le fils du ciel), policières (L’Ombre de Boy Melakh ou Sangomar, publiés dans Le Soleil) ou adaptées – d’une pièce radiophonique : Maxureja Gey, chauffeur de taxi, ou d’un conte : Leuk le lièvre.
Enfin, à Brazzaville, Jérémie Bindika lance la BD à travers les exploits de Petit Piment (1986). Il publiera également dans Ngouvou, journal pour la jeunesse.
Les années 80 correspondent au réel démarrage de la BD nigériane. En 1987, l’un des premiers superhéros africains y est créé, par le ghanéen Andy Akman : Kaptain Afrika (African Comics Limited).
En 1981, le britannico-nigérian Tayo Fatunla devient le premier africain diplômé de la prestigieuse Joe Kubert School of Cartoon and Graphic Art, dans le New Jersey. Il commence dans la foulée une brillante carrière, dont le point d’orgue est probablement la célébrissime série Our Roots, démarrée en 1989 dans les pages du journal Voice et qui continue encore. Popa Matumala (né en 1969), auteur multi-récompensé par la suite, voit son premier dessin publié en 1987, augurant d’un parcours qui se partagera entre dessin de presse et BD.
Philip Ndunguru, père de la BD tanzanienne
Le premier magazine de bande dessinée en swahili a été fondé en Tanzanie au tout début des années 80 : Sani. Celui-ci durera plus de vingt ans, avant de changer son format de magazine en tabloïd en 2003 (le journal continuera à proposer des strips et parfois des planches de BD).
Le plus célèbre dessinateur du journal est Philip Ndunguru. Avec un autre dessinateur, Bawji, il lance une série, Chaka la Mauti, puis, tout seul, Kipigo cha Dunia. Il crée d’autres personnages comme Dr Love Pimbi, le villageois Kipepe, Lodi Lofa, vieil homme à la voiture pourrie, et surtout sa série la plus connue, Ndumilakuwili, sorte de personnage à la Andy Capp.
En 1981, une pénurie de papier interrompt la diffusion de Sani. Ndunguru quitte alors le pays. En janvier 1985, il publie son premier strip dans le Kenya Leo, supplément swahili du Kenya times, le principal journal de Nairobi, dans lequel il reprend le personnage de Ndumilakuwili sous le nom de Kazibure (travail inutile) [18]. Ndunguru deviendra très populaire jusqu’à sa mort en mai 1986, d’un accident de voiture, à l’âge de 24 ans [19]. Son influence sera énorme et les personnages qu’il a inventés dans Sani continueront à paraître après sa mort sous d’autres signatures.
Au Kenya toujours, James Tumusiime lance un strip quotidien appelé à avoir un succès énorme dans les pages du Daily Nation : Bogi benda.
5. Les années 90 ou la libéralisation de la presse
Dans l’enthousiasme des mouvements démocratiques nés des conférences nationales du début des années 1990, des auteurs décident de s’autoéditer et de vendre dans la rue.
Apparition d’une BD alternative
A Kinshasa se multiplient des petites revues satiriques tournant en ridicule les dirigeants du pays. M’fumueto y gagne une grande popularité ; Lepa Mabila Saye crée la revue JunioR, qui met en scène le personnage de Djo Eph, le Parisien.
En Guinée-Bissau, les frères jumeaux Manuel et Fernando Julio (nés en 1957) diffusent dans la rue, sur du papier recyclé, N’tori palan, leur principale série. C’est une sorte de chronique fictionnelle du quotidien mais également des événements phares qui jalonnent la vie sociale et politique du pays. Leurs bandes dessinées se caractérisent par leur caractère comique et l’utilisation du créole portugais.
En Afrique du sud, c’est le début du groupe Bitterkomix qui publie une sulfureuse revue du même nom. Fondé en 1992, au moment de la chute de l’apartheid, par Joe Dog (Anton Kannemeyer, enseignant en arts plastiques à l’université des Stellenbosch) et Conrad Botes, le journal prend rapidement une tournure « trash ». Anticléricale, antimilitariste, antiraciste, d’un rapport outrancier au sexe, Bitterkomix s’attaque frontalement à une société afrikaner en traitant plus particulièrement de la paranoïa de l’homme blanc. Joe Daly et Karlien de Villiers rejoindront la revue, qui compte près de 20 numéros.
Publication de quelques albums
Certains pays voient publier leurs premiers albums, comme le Tchad avec Palabres au Tchad (collectif) en 1996 et Les Sao d’Adji Moussa en 1999, mais aussi le Bénin et le Niger, avec respectivement Zinsou et Sagbo d’Hector Sonon (1990) et Aguelasse et les femmes d’Alassane Aguelasse (1991). En Côte d’Ivoire, Qui aurait cru qu’une femme… se penche sur la condition féminine, et Cap sur Tombouctou sur le trafic d’êtres humains. Au Sénégal, Le Choix de Bintou (1999) traite de l’excision et Farafina express (1998) des difficultés de la vie quotidienne. Le Burkinabé Simon-Pierre Kiba publie à Dakar Otages, qui narre les aventures du lieutenant Hann.
La France découvre le talent de Barly Baruti, qui dessine les trois volumes de la série Eva K. chez Soleil Productions. En 1999, le Mauricien Laval NG dessine les deux premiers albums américains d’un auteur d’Afrique : Magus, The Enlightened One et Legends of Camelot : Quest For Honor paraissent chez Caliber Comics, sur un scénario de Tom Biondolillo. Il sera imité l’année suivante par le Malgache Alban Ramiandrisoa, qui publie chez Dan Aïki Publication (Winsconsin), sur un scénario du Dr Edward Powe, Dan Aikï meets Duna the Sorcerer. Pat Masioni leur succédera en 2009 avec deux épisodes d’Unknown Soldier.
En Afrique du Sud, ce fut une époque intense pour The Storyteller Group, fondé par Neil Napper et Peter Esterhuysen et qui compta jusqu’à 20 employés entre 1991 et 1996. Ils commencent en 1990 avec 99 Sharp street, une série du dessinateur mozambicain Carlos Carvalho, diffusée via un magazine promotionnel. Leur premier succès est River of our dreams, fruit de plusieurs ateliers organisés à travers le pays et diffusé à 250 000 exemplaires (un record). Le reste de leurs productions consiste en des albums didactiques. L’auteur le plus prolifique est Alastair Findlay, caricaturiste politique et dessinateur de la première BD afrikaner, Hemel op Aarde (Le Paradis dans le ciel ; 1997) par Queillerie publishers, sur un scénario de Tinus Horn.
L’éditeur kényan Sasa Sema publie entre 1996 et 2000 neuf BD de qualité avec des auteurs comme Gado (Abunuwasi) et Kham [20] (Macho ya Mji), dont cinq sont en swahili.
La revue, principal moyen d’expression
À Brazzaville, Adolphe Cissé Mayambi crée en 1993 la série Zoba Moke dans La Semaine africaine. Au Burkina Faso, le Journal du Jeudi, hebdomadaire satirique proposant des planches de BD, se crée en 1991.
En 1998, les revues Kouakou et Calao s’arrêtent, du fait d’un défaut du soutien de la coopération française. Emergent alors deux revues, Planète jeunes et Planète enfants, éditées par Bayard pour le continent, et qui accueilleront des BD comme la série Lycée Samba Diallo (2004-2011) de Pat Masioni et Kidi Bebey.
Au Tchad, l’association Atelier Bulles du Chari, montée par le dessinateur et architecte Gérard Leclaire, lance la revue Chari BD (précédée par la revue Sahibi).
En Tanzanie naissent des magazines de BD comme Tabasamu et Bongo, qui concurrenceront fortement Sani. Mais le journal qui aura le plus de succès est Kingo (né en 1993), diffusé dans toute la région et qui accueillera les meilleurs dessinateurs du pays : son fondateur James Gayo, Paul Kalemba, Paul Ndunguru (frère de Philip). D’autres revues proposaient des strips classiques (Bi Mkora) ou étaient dédiées à une série (Kisiki cha Mpinogo ou Titanic). Le contenu est également varié, allant de l’humour au romantique en passant par le religieux, l’érotisme (flirtant avec la pornographie) ou la publicité. Certains titres ont même été créés par des ONG dans un but éducatif [21] suivant en cela une tradition dans l’art populaire swahili, qui se donne pour but d’éduquer le peuple. Tout cela fera de la Tanzanie le plus important fournisseur de talents graphiques d’Afrique de l’est. Les plus connus sont Ibra Radi Washokera et John Kaduma (aujourd’hui décédé). De nouveaux dessinateurs commencent leur carrière : Noah Yongolo (Kingo, Mzalendo, Burudani), Robert Mwampembura (Kingo), Mohamed Mussa Kassam (Bata King), Chris Katembo (Sani)… Tous ces artistes font l’objet de transferts entre les différents organes, au gré des opportunités.
Cette décennie correspond également au démarrage de la carrière du nigérian Siku (Ajibayo Akinsiku), connu pour son travail au sein de la revue 2000 AD et pour The Judge Dredd Megazine. Celui-ci produira par la suite The Manga Bible : From Genesis to Revelation.
Au Kenya, la fin des années 1990 voit le démarrage de la carrière du Tanzanien Gado (Godfrey Mwampembwa), l’un des dessinateurs les plus connus d’Afrique australe, qui entame vingt ans de collaboration avec le quotidien kényan Daily Nation, dans un style oscillant entre bande dessinée et caricature. Dans le même pays, Franck Odoï commence la publication en 1995, dans trois quotidiens successifs, des aventures du super-héros le plus connu d’Afrique de l’est, Akokhan. Ses aventures dureront jusqu’en 2011 et seront reprises en album en 2007 par Kenway Publications, ainsi qu’en Finlande [22].
6. Les années 2000 ou l’explosion en Afrique anglophone
Dans la foulée de la décennie précédente, l’Afrique anglophone connaît une explosion dans le domaine du 9e art, aussi bien en termes de revues spécialisées que d’albums. Par ailleurs, l’essentiel de la production d’Afrique francophone est désormais visible en Occident.
L’Europe commence à découvrir la bande dessinée d’Afrique
Au début des années 2000, l’ONG Équilibres & Populations choisit de sensibiliser l’opinion publique sur l’éducation et la santé en Afrique à travers le collectif À l’ombre du baobab (2001). Une exposition reprenant les planches sera inaugurée au Festival d’Angoulême 2002. L’association italienne Africa e Mediterraneo organise un grand concours à l’échelle du continent africain et fait paraître le catalogue Africa Comics. Enfin, le dessinateur Ptiluc, qui sillonne depuis de nombreuses années l’Afrique en moto, essaie de promouvoir des artistes du sud auprès d’éditeurs européens. Cela débouche sur la publication en France d’un auteur comme Gilbert Groud (Magie noire), mais aussi du collectif BD Africa (2004) où apparaissent pour la première fois Pat Masioni (Rwanda 1994) ou Thembo Kash (Vanity). En France toujours, des associations comme Afro-bulles, présidée par Alix Fuilu, ou L’Afrique dessinée, dirigée par Christophe Ngalle Edimo, sortent leurs premiers collectifs.
Des maisons d’édition créées par des Africains font leur apparition. C’est le cas de Mabiki, qui publie quatre albums d’Andrazzi Mbala sur la sorcellerie, ou de Mandala BD, qui lance la série Simon Kimbangu, de Serge Diantantu (2003). D’autres auteurs africains installés en Europe commencent à s’autoéditer. Ainsi, le Camerounais Djehouty publie plusieurs œuvres consacrées à des personnages mythiques africains. De son côté, Serge Diantantu autoédite La Petite Djilly et mère Mamou (2009), tout en publiant aussi ailleurs (Bulambemba chez Caraibédition, en 2010). Des plus en plus d’éditeurs font appel à des auteurs africains comme Hallain Paluku (né en 1977 en RDC), qui se fait remarquer en 2006 avec Missy, personnage de femme ronde sans visage (publié par La Boîte à bulles, sur un scénario de Benoît Rivière), puis publie encore Rugbill (2007) et Mes 18 ans, parlons en ! (2009) avant de rentrer au pays.
L’année 2003 correspond à la sortie du premier volume de la série Aya de Yopougon, scénarisé par l’ivoirienne Marguerite Abouet (dessin de Clément Oubrerie), qui devient vite un véritable phénomène de société.
Laval Ng signe avec l’éditeur Glénat et reprend la série Balade au bout du monde (4 tomes publiés entre 2003 et 2008). Enfin, en 2006, Pahé sort chez Paquet le premier tome de sa série autobiographique La Vie de Pahé, qui sera déclinée sous forme de série d’animation par la suite.
Aux Pays-Bas, la belle exposition Picha (« image » en swahili), organisée à l’Africa Museum (Nijmegen), constitue le premier grand évènement mettant en valeur des auteurs africains en Europe.
Les auteurs s’unissent
En RDC, le journal Kin label, dirigé par Asimba Bathy depuis 2008, arrive à créer des passerelles entre les auteurs en présentant leur travail sur une trentaine de numéros. Au Mali, le Centre de la BD de Bamako draine des commandes d’ONG et d’organismes parapubliques. Certains de ces membres entament une belle carrière individuelle, comme Massiré Tounkara qui publie en 2010 Le Mali de Madi, album retraçant les cinquante années d’indépendance du pays, ainsi que les trois tomes d’Issa et Wassa. Au Bénin, les auteurs s’organisent aussi pour exister à travers différentes manifestations.
Cette décennie correspond à l’éclosion de trois titres relevant de la BD satirique : Gbich en Côte d’Ivoire (apparu dès 1999), Ngah à Madagascar et Popoli au Cameroun (2003), qui atteindront des moyennes respectives de 15 000, 20 000 et 8 000 exemplaires.
L’année 2008 correspond à la première édition du Festival International d’Alger. Cet évènement va gagner en importance avec le temps et réunir plusieurs centaines d’artistes issus de tous les continents. L’année suivante, le Festival Panafricain verra l’édition d’une anthologie monumentale réunissant des artistes de 53 pays du continent : La Bande dessinée conte l’Afrique, après une résidence à Alger.
Un sentiment de destin commun se crée entre auteurs africains.
En février 2009 a lieu le Festival International de Porto Novo, à la suite duquel la maison Star éditions édita 10 mini-albums, issus d’auteurs de l’Association Bénin-dessin comme Hector Sonon, Hodall Béo et Jo Palmer.
Au Nigéria, tous les sujets sont abordés
Le Nigéria voit l’émergence d’une industrie de la BD tournée vers le modèle anglo-saxon et accueille son premier Comics and Cartoons Carnival en 2004.
Les auteurs de BD abordent tous les genres, de la fantasy futuriste aux questions d’ethnie et d’identité, et tous les sujets : dictateurs, militants pour la démocratie, super-héros ou légendes locales. Ces albums d’un nouveau genre donnent aux jeunes lecteurs nigérians un aperçu de ce qu’est leur pays. Dans Secrets of Allen Avenue, Sewedo Nupowaku met en scène des prostitués masculins. Avec The Legend of Moremi, il raconte l’histoire des premiers habitants d’Ilé-Ifé, la ville la plus ancienne du peuple yoruba. June 12, d’Abraham Oshoko, est une BD de reportage sur l’annulation de la présidentielle de 1993.
ACE Comics, l’éditeur de Nupowaku, projette le lecteur en 2145 avec Naija Hardkore. Pandora Comics publie deux BD mettant en scène l’intervention de puissances surhumaines Dans Aisha, une orpheline se transforme la nuit en une Lara Croft nigériane. Dans Siege, la fille d’un commissaire de police est kidnappée par un gang puis sauvée par un héros volant. La guerre du Biafra est évoquée par Kenway Oforeh dans Kinetic, où il décrit le Nigéria comme étant le résultat d’un « mariage de convenance [23] ».
Dans ce vaste marché où la distribution est informelle et où les artistes commercialisent leurs œuvres par l’intermédiaire de vendeurs de rues et d’une poignée de librairies, rares sont les albums qui se vendent à plus de 2 000 exemplaires.
Notons le démarrage de la carrière d’Abdulkareem Baba Aminu (1977) dans Weekly Trust.
Biographies et gros succès continentaux
De 2008 à 2009, Literamed Publications Nigeria Ltd a publié une biographie de Barack Obama en quatre volumes, The Barack Obama story, première BD biographique jamais publiée sur l’ancien président américain [24].
C’est également dans ce pays que le football a fait l’objet de l’une des séries manga les plus populaires du continent : Supa Strikas [25]. La série fut par la suite achetée par un investisseur sud-africain, Chabane Matsindi, qui lui permit de se développer en Afrique australe en la transformant en franchise (de fait, elle n’avait pas d’auteurs identifiables). Distribuée dans 16 pays à 1,5 millions d’exemplaires, Supa Strikas met en scène l’une des meilleures équipes de football du monde, Supa Strikas, et sa quête pour gagner la Super Ligue. Chaque épisode de la série est soutenu par un sponsor qui y voit une occasion – au vu de la popularité de celle-ci – de toucher la jeune génération. En 2009, Supa Strikas s’est même transformé en série animée [26].
En Afrique du sud toujours, 2005 est l’année de démarrage du projet de raconter la vie de Nelson Mandela en 9 volumes (The Madiba legacy series). L’aventure durera jusqu’en 2009 et mobilisera une équipe de dessinateurs réunie dans une société intitulée Umlando Wezithombe [27].
Par ailleurs, entre 2006 et 2013, Umlando Wezithombe sort huit autres albums sur des figures historiques sud-africaines (Steve Biko, Job Maseko…) dans la collection Africa illustrated, sous la plume de Sivuyile Matwa, Nic Buchanan.
La BD alternative, courant non négligeable du 9e art sud-africain
Malgré le peu d’empressement des éditeurs à investir dans le domaine de la bande dessinée, au milieu des années 2000 un éditeur de Johannesburg, Pepic and Kraus, a choisi de se spécialiser. En dehors de deux titres locaux (Kruger Park et Mustang Sally, 2007), son catalogue se limite à l’adaptation de six séries françaises à succès : Titeuf, Laufeust, etc., grâce à des droits acquis avec le soutien de l’Ambassade de France.
Les auteurs n’ont donc guère d’autre choix que de s’autoéditer, comme l’a fait Jesca Marisa en publiant les deux volumes d’Awakenings. D’autres se montrent sur le web. Seuls les journaux continuent à publier de la BD, en général satirique. C’est le cas de Jeremy Nell avec les séries Urban Trash et Ditwits.
2000 voit l’édition de Bitterkomix, une anthologie rétrospective, transcription en français de The Big Bad Bitterkomix Handbook.
En 2003, les étudiantes des Beaux-Arts de Stellenbosch publient un magazine de BD féminin, premier du genre en Afrique, Stripshow, avec notamment Nicolene Louw.
Après Sloppy, Andy Mason a également créé plusieurs magazines comme PAX, The Artist’s life ou encore Mamba Comix, en 2006. Cette dernière publication montre le travail d’une trentaine d’auteurs dont Karlien de Villiers, Alistair Findlay, Rico (Madame et Eve), Zapiro, très connu pour ses caricatures, Themba Siwela. Mamba Comix était édité dans le cadre du Durban Cartoon Project géré par Andy Mason (et Nanda Soobben), qui visait à promouvoir les talents en matière de BD et d’illustration dans la région de Durban. En 2009, Mason fonde le Center for Comic, Illustrative and Book Arts à l’Université de Stellenbosch. Celle-ci devient le centre de la création dans le domaine. En témoignent la revue autoproduite Brein, née en 1998, mais aussi le collectif Igubu qui a publié plusieurs titres confidentiels jusqu’en 2004 : Igubuzero ou d’autres revues, Off Cuts, Helix, Clockworx, Fang club et le biannuel Psi-ave.
Succès de la BD bas de gamme en Afrique de l’est
La Tanzanie connaît une vague de libéralisation du secteur des médias. Une floraison de titres apparaît alors sur les étals dans la rue, à tel point, qu’au début des années 2000, on compte plus de 50 magazines de BD dans le pays, à un prix de 60 cents, soit l’équivalent d’une bouteille de bière. Une nouvelle génération de dessinateurs apparaît, les plus connus étant Masoud Kipanya, Kijasti et Fred Halla. Moins cher à produire, le format A5 devient populaire, en particulier pour les bandes dessinées « pour adultes » comme Kula Mtoto wa Bosi, Mama Huruma ou Jumbo, mais aussi pour des BD fantastiques comme Kisiki cha Mpingo. A la fin de l’année 2001, le gouvernement tanzanien interdit les bandes dessinées pornographiques.
Le premier numéro du magazine Kibiriti Ngoma (prostituée [28]) apparaît au début de l’année 2002. Il n’est pas inhabituel de nommer un magazine de BD d’après un mot d’argot désignant une femme. Il y a par exemple Mama Huruma (La mère de la pitié), Sanda ya Changudoa (Le suaire de la prostituée), Kula Mtoto wa Bosi (« Manger le bébé du patron »)… Tous ces titres suggèrent qu’il faut s’attendre à des histoires d’amour et du scandale.
Au Kenya, des planches ou des strips, sont également très présents dans les journaux généralistes, les dessinateurs se partageant entre celle-ci et le dessin de presse, souvent politique. C’est en particulier le cas de Victor Ndula, qui démarre en 2007 une carrière qui en fera l’une des plumes les plus talentueuses du continent.
Au milieu des années 2000, un projet d’éducation sexuelle lance une série de bandes dessinées, Nuru, afin de sensibiliser les jeunes. Chaque mini-album aura un tirage moyen de 50 000 exemplaires.
L’importance du dessin de presse et de la BD sera telle dans les deux pays que des mots swahilis sont inventés pour les désigner : en Tanzanie, Katuni (dérivé probable de cartoon) pour les caricatures et Hadithi za michoro (histoires dessinées) pour les BD ; au Kenya : Kibonzo.
Premières traces de BD en Afrique australe
La Namibie voit la publication d’un premier album, Bulletproof, œuvre personnelle d’Erick Schnack [29]. Cette initiative donnera des idées puisque l’année suivante, toute une série d’ouvrages juridiques au format BD sont publiés par le Gender Research & Advocacy Project, Legal Assistance Centre [30].
En Angola, en 2005, Lindomar et Olimpio créent Cabetula, un magazine consacré aux mésaventures du personnage éponyme, angolais typique s’exprimant en calâo (argot portugais). Ils ont également créé le studio Olindomar – où de nombreux auteurs ont pu se former – ainsi que le Luanda Cartoons, qui connaîtra une quinzaine d’éditions. Ces actions permettront l’émergence d’auteurs comme Júlio Pinto, Albino Nobre, Olímpio de Sousa et Ronaldo Fortes Elias Freitas.
7. Les années 2010 ou l’émergence d’une bande dessinée locale
Cette décennie voit l’apparition d’une bande dessinée d’inspiration locale, de plus en plus détachée de l’influence européenne et comptant sur ses propres forces.
Quand les auteurs se prennent en main
Elyon’s (Joëlle Ebongué) passe par le biais du financement participatif pour publier les trois tomes de la série La Vie d’Ebène Duta.
D’autres fondent des structures indépendantes, comme au Togo où les éditions Ago (dirigées par Paulin Assem) ont été créées par des auteurs et dessinateurs (KanAd, Dod-zi, Adotevi, Assem…) et ont publié une dizaine d’albums sur différents thèmes, comme les super-héros (Scarf), l’histoire du pays (Si le Togo m’était dessiné, Chroniques de Lomé…) ou encore des contes (Mythes et légendes africains).
Au Bénin, les auteurs de l’association Bénin-dessin continuent de produire, comme, fin 2020, Constantin Adadja (Voir Porto Novo…) ou Cédric Quenum (Flé chofer), sous le label Bénin BD. En février 2013, la Fondation Zinsou (à Cotonou) devient le premier musée du continent à consacrer une exposition rétrospective à un auteur de BD, Hector Sonon en l’occurrence, publiant en parallèle Coup de crayon, un livret revenant sur sa carrière [31].
Dans la continuité de l’association L’Afrique dessinée, le Camerounais Simon-Pierre Mbumbo crée sa maison d’édition en 2015, Toom éditions, dans laquelle il publie des auteurs du continent (La Vie d’Andolo, du Congolais Fati Kabuika, Djo’o bar, du Camerounais Hugues Bertrand Biboum) ou ses propres albums (Vaudou Soccer, Akkey et, en 2021, Colonel Toutou), œuvres auxquelles le scénariste franco-camerounais Christophe Ngalle Edimo collabore régulièrement.
Il en est de même en Côte d’Ivoire pour Benjamin Kouadio (Studio Kbenjamin).
En RDC, les auteurs et quelques jeunes éditeurs débutants mettent en place des stratégies afin de combler les défaillances de la chaine du livre ainsi que l’inertie des pouvoirs publics. Ils s’autoéditent et diffusent eux-mêmes leur travail en mettant en place une filière courte impliquant une relation directe entre producteur et acheteur. Même si la quasi-totalité de cette production abondante relève du fanzine, il n’en est pas moins incontestable que la scène congolaise est vivante et dynamique, se renouvelant en permanence avec l’arrivée constante de nouveaux auteurs [32].
En 2010 se créent à la Réunion les éditions Des bulles dans l’océan, plus professionnelles, qui sortiront une moyenne de six albums par an. En cette même année, David Chikoko sort, avec le belge Frédéric Gerniers, l’un des rares albums cartonnés tanzaniens, Tom & Jenny in Tanzania, financé par le dernier cité.
En parallèle, on assiste à l’apparition de salons et festivals comme au Cameroun (le Mboa BD qui fête ses 10 ans en 2020), à Brazzaville (Bilili festival, piloté par Elyon’s), à Lomé (Togo BD – 6 éditions à ce jour) ou à Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire (Coco bulles, dont la 4e édition a eu lieu en 2017, dix ans après la 3ème), tous pilotés par les auteurs eux-mêmes.
Comme pour leurs homologues francophones, les auteurs d’Afrique anglophone exploitent complètement les possibilités d’Internet et beaucoup publient et diffusent sur le net ou en format numérique [33]. Le nombre d’œuvres actuellement disponibles en format Kindle, accessible depuis l’étranger, est très important ; on trouve aussi bien le zimbabwéen Bill Masuku (Razor-Man) que le collectif Kugali ou Setor Fiadzigbey (Lake of Tears).
Les auteurs africains de plus en plus visibles en Europe
Hector Sonon sort Toubab or not toubab en 2012 pour la collection « Rivages noirs », chez Casterman. Durant l’année 2018, d’autres auteurs se font connaître chez de petits éditeurs : la Franco-camerounaise Annick Kamgaing publie La Lucha, album sur un mouvement citoyen en RDC, à La Boîte à bulles ; son compatriote Gaspard Njock, déjà publié en Italie, sort Un voyage sans retour chez Nouveau Monde éditions, un album réalisé à l’aquarelle, sur l’émigration. Il récidivera avec Callas, deux ans après.
La Boîte à bulles a ouvert son catalogue à un autre dessinateur du continent, à savoir le Centrafricain Didier Kassaï, qui témoigne du quotidien d’un pays en plein chaos avec Tempête sur Bangui (2 tomes) et Maisons sans fenêtres.
Deux poids lourds sont également présents sur la scène européenne durant cette décennie. Après sept années sans publication, Barly Baruti est revenu avec trois albums chez Glénat entre 2014 et 2018 (Madame Livingstone, Chaos debout à Kinshasa et Le Singe jaune). Marguerite Abouet, quant à elle, a sorti la série Akissi, dessinée par Mathieu Sapin, qui rencontre un grand succès et est diffusée en Afrique via la revue Planète j’aime lire.
En 2010 se tient le Salon des auteurs africains à Paris. Plus d’une trentaine de dessinateurs y sont présents. La collection « L’Harmattan BD » est créée à cette occasion [34]. Dix ans plus tard, elle compte plus d’une quarantaine d’albums d’auteurs africains. Certains de ces titres ont connu un réel succès, comme la série Alphonse Madiba (d’Al’Mata et Ngalle Edimo), l’album mahorais Le Turban et la capote ou le collectif Chroniques de Brazzaville, qui a lancé la carrière du Congolais KHP [35].
En 2014 sort L’Afrique en partage, album collectif des éditions Dapper (qui comprend les œuvres des Sénégalais TT Fons et Odia, des Congolais Al’Mata et Jason Kibiswa, Hector Sonon), suite à une exposition organisée à Gorée par la fondation Dapper : Formes et paroles.
De son côté, l’éditeur bruxellois Mabiki continue son travail de promotion des cultures congolaises en éditant, en lingala, Kamuke sukali, d’Alain Kojélé, déjà auteur de Zamadrogo dix ans plus tôt, chez le même éditeur.
Les revues satiriques ou de BD continuent d’avoir du succès
En 2018 se crée Le Déchaîné du jeudi, hebdomadaire satirique proposant des planches de Makejos [36] et Sonon.
En Côte d’Ivoire, le journal Gbich ! continue son parcours à succès. Les propriétaires (Illary Simplice, Lassane Zohoré et Bledson Mathieu) créent un véritable groupe multimédia à travers des titres comme Allo police, Go magazine, Codivoirien, ainsi qu’une maison d’édition (Gbich éditions), un studio d’animation, etc.
Au Kenya, l’année 2010 voit la création d’une revue mensuelle de bandes dessinées, Shujaaz, qui compte à ce jour près de 130 numéros et qui se décline également sous forme d’émission de télévision, de radio et d’un site Internet. Cette plateforme numérique vise à aider à améliorer la vie et les moyens de subsistance des jeunes en Afrique de l’Est (le même programme existe en Tanzanie).
Banda poética, premier magazine de BD cap-verdien, sort, lui, son premier numéro en 2012, offrant enfin une visibilité aux jeunes auteurs locaux.
Mangas et super-héros apparaissent
De plus en plus de mangas sont produits en Afrique par de jeunes auteurs pour qui ce genre constitue une source d’inspiration et une opportunité de s’autoéditer à moindre frais. De fait, de nos jours, sur le continent, il y a plus d’éditeurs spécialisés en manga qu’en BD traditionnelle. S’il y a des initiatives individuelles en Afrique de l’ouest (le nigérien Iskglad ou la plateforme numérique ivoirienne Amadiora), l’essentiel des mangakas est en Afrique centrale avec le label Oyo Ya Biso en RDC, les revues Afro shonen, 3’ag magazine au Cameroun et le travail du Gabonais Shizuha (D’encre et de feu en 2017, Ragnafall en 2020).
Au Nigéria, Jide Martins, fondateur de Comic Republic (2013), crée des super-héros noirs. Dans sa revue Aje, depuis le nom des planètes à celui des personnages, tout est africanisé. Ses héros s’appellent Guardian Prime, Avonome – un héros qui se bat dans le monde spirituel – ou Eru, professeur à l’Université le jour et justicier la nuit. Roye Okupe a aussi créé son super-héros africain dans E.X.O, la légende de Wale Williams, dont l’intrigue se déroule à Lagoon City, sorte de Lagos du futur. De super-héros, il en est également question dans Uhuru : legend of the windriders (Comic Bandit Press, 2013), premier album d’une série d’heroic fantasy créée par Adeniran Adeniji Jr et dessinée par Stanley Obendé, auteur de plusieurs titres du même style (Barikisu, Moondust, etc.), et Dominic Omoarukhe. Cette vogue fait des émules : en 2019, 4 000 visiteurs se sont déplacés au Comic Con de Lagos qui, à sa création en 2012, en avait accueilli 300. Le Nigéria n’est pas le seul pays touché par la vague des super-héros noirs car en Afrique du Sud, Loyizo Mkize (ancien de Supa Strikes) publie avec succès les aventures de Kwezi, un héros africain doté de superpouvoirs.
La BD d’Afrique sub-saharienne a une histoire mais aussi un avenir. L’une des démonstrations de ce constat est l’intégration d’une catégorie « Graphic Novel » aux Nommo awards, principaux prix littéraires africains de langue anglaise. Progressivement, des artistes se révèlent et une industrie du 9ème art émerge doucement, indépendamment de l’Occident. Si ce constat vient de loin pour l’Afrique anglophone et lusophone, suivant en cela l’édition littéraire, il semble également de plus en plus vrai pour l’Afrique francophone, qui se détache progressivement de l’influence franco-belge et se construit un avenir bien à elle.
La BD d’Afrique est peut-être en train de devenir la BD africaine, un genre à part entière.
Christophe Cassiau-Haurie
[1] Appollo, « Potémont et Roussin », Le Cri du margouillat, No.30, « spécial 30 ans », 2016.
[2] Jean-Pierre Jacquemin et Alain Brezault, « Vitalité de la BD congolaise, éléments de préhistoire… » sur le site Africultures.com, 2000.
[3] « Tintin revient au Congo », éditorial de Zaïre, du 29 décembre 1969, p. 3.
[4] Antoine Rahajarizafy et Jean Ramanonjisoa, Ny Ombalahibemaso, Tananarive, Librairie Mixte, 1961, 32p.
[5] Freddy Mulongo joua comme défenseur au Standard de Liège, en Belgique. Il fut également chanteur de charme.
[6] Les autorisations pour le papier, par exemple, étaient données au compte-gouttes et, souvent, après la date théorique de parution du numéro à venir.
[7] « Mayélé » veut dire malin en swahili.
[8] Mouvement populaire de libération de l’Angola, créé par Agostinho Neto.
[9] Notice sur Lacombe par Alain Brezault : http://www.afribd.com/personne.php?no=26283
[10] Cf. l’album posthume Mokanda illusion publié en 2012 dans la collection “L’Harmattan BD”.
[11] Amadou Guèye Ngom a raconté ses incursions dans la BD dans un article d’Afrik’arts (No.5, avril 2007) : « Les qui et quoi de la bande dessinée ».
[12] Le premier numéro dans lequel intervient Moutoussamy est le No.16 du 1er novembre 1972.
[13] Pyabelo Chaold Kouli et Kouao Gogonata, Le Missionnaire de Pessaré, Lomé, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1979
[14] L’Homme du refus, la résistance héroïque de Diéry Dior Ndella, d’Amadou Guèye Ngom (scén.) et Seyni Diagne Diop (ill.), Nouvelles Editions Africaines, Dakar, 1978.
[15] Lat Dior, le chemin de l’honneur, drame historique en huit tableaux, Dakar, Imp. Diop, 1970, devient l’album Lat-Dior en couleurs, Nouvelles Editions Africaines, 1975.
[16] Auteur de Kinshasa rugby club, publié en 2016 aux éditions Des bulles dans l’océan.
[17] Hirst évoque cette expérience dans une interview en ligne : https://kimaniwawanjiru.wordpress.com/tag/pichadithi-series/
[18] Ce n’était pas la première incursion du Kenya Leo dans la BD, puisqu’entre mai 1983 et novembre 1984, Visa vya Mtupeni (les aventures de Mtupeni), strip destiné à concurrencer Juha Kalulu et dessiné par Oswaggo, paraissait chaque jour dans le journal.
[19] Son année de naissance varie selon les sources, certaines lui attribuent l’âge de 27 ans au moment de son décès.
[20] Kham – James Kamawira – est très connu au Kenya pour deux séries, Bongoman et Babu and JJ, publiées très longtemps dans le Kenya Times et le Sunday Standard’s Life Magazine.
[21] Sur les différents styles présents dans la BD de langue swahilie, le lecteur peut se référer à l’article de Rose-Marie Beck, « Comic in swahili or swahili comics ? », AAP 60 (1999).
[22] Odoï a dessiné d’autres séries de bande dessinée à épisodes, la plus connue étant Golgoti, sur le voyage d’un Européen en Afrique, et aussi Driving me crazy, sur les conducteurs de mini-bus. Il décédera dans l’un de ceux-ci lors d’un accident.
[23] Extrait d’une interview donné à l’occasion du troisième Comics and Cartoons Carnival : « Dans ce pays, il y a trop de Yorubas, trop d’Ibos, trop de Haoussas et pas assez de Nigérians. »
[24] Par Theopeters Ebonugwu, Femi Arowolo, Folashade Oni, ’ B. Liadi & Victor Nweke.
[25] Cf. le site de la série : http://www.supastrikas.com/
[26] On peut voir plusieurs épisodes sur Youtube, y compris en français : https://www.youtube.com/results?search_query=supa+strikas+en+fran%C3%A7ais
[27] En 2008, la Nelson Mandela foundation et l’Umlando Wezithombe company ont également publié Nelson Mandela : The authorised comic book, plus tard traduit en français.
[28] Au départ, Kiribiti ngoma était le nom d’une danse sensuelle.
[29] Cf. mon article « Bulletproof, un ovni éditorial en Namibie », publié le 22 juin 2009 sur Africultures.
[30] Recognising and responding to mental health needs in Namibia, Alternatives to corporal punishment, How to claim child maintenance, How to get a protection order, etc.
[31] Sonon avait déjà fait l’objet d’un ouvrage sur son travail, Bénin, Hector Sonon, écrit par Frédéric Clément et publié dans la collection des « Carnets de la création » aux Éditions de l’Œil.
[32] Cf. un de mes articles publié en deux parties sur Africultures : « RDC année 2020, quand la BD alternative devient la norme ».
[33] A l’exemple de la plateforme de BD numérique Vortex247, qui propose près de 80 titres de plus de 30 artistes.
[34] L’auteur de ces lignes en est le créateur et l’actuel directeur de collection.
[36] Pseudonyme de Julien Alinohou, auteur de Les Zaventures de Moussa chez Star éditions en 2009.