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I. les débuts de la bande dessinée dans l’« illustrated london news »

Thierry Smolderen

[janvier 2012]

Durant la deuxième moitié du XIXème siècle, les deux plus grands hebdomadaires d’actualité anglais, The Graphic et The Illustrated London News, ont publié des centaines de pages de bandes dessinées qui n’ont jamais été répertoriées ni même évoquées par les historiens du neuvième art. Ce matériel, récemment découvert par l’auteur, bouleverse radicalement l’idée que nous pouvions nous faire de la bande dessinée avant la naissance du comic strip américain.

introduction

Les bandes dessinées du Graphic et de l’Illustrated London News révèlent une pléiade d’auteurs nouveaux : Frederick Barnard, Harry Furniss, Randolph Caldecott, A.C. Corbould, William Ralston, J-C Dollman, Joseph Nash, Reginald Cleaver, pour n’en citer que quelques-uns. Ces « dessinateurs attitrés » des deux principaux hebdomadaires illustrés de l’Empire Britannique (alors à son apogée) méritent pourtant une place majeure dans l’histoire de la bande dessinée.
D’abord parce qu’ils furent les premiers à explorer, dans la presse illustrée, les possibilités graphiques et narratives offertes par des pages grand format (30cm sur 40 cm) et en couleur (dans les luxueux suppléments de Noël et d’été), et à recourir au dessin réaliste. Mais surtout parce qu’ils furent les premiers à exploiter massivement les possibilités expressives d’une bande dessinée typiquement journalistique : une bande dessinée de reportages, de voyages, et d’incidents vécus.
Ouvrir ce chapitre oublié de l’histoire de la bande dessinée, c’est jeter un grand coup de « lumière électrique » (médium d’époque, s’il en est) sur une période jusqu’ici assez obscure – celle qui sépare Töpffer des débuts du comic strip américain. Bien entendu, l’expérience nous amènera aussi à réexaminer un certain nombre d’idées reçues sur l’évolution de la forme avant la révolution du comic strip.
Pour donner une idée des trésors dont nous parlons, voici une première sélection de planches commentées, choisies parmi les plus belles et les plus intéressantes.

(Une drôle d’expérience de vol à voile, sur glace, en période de Noël.)
Collaborateur régulier du Punch, Harry Furniss a dessiné de nombreuses pages de bandes dessinées pour les suppléments de Noël de l’Illustrated London News au cours des années 1870 et 1880. Les compositions festives de Furniss offrent une lecture toute en ondulation, très typique des bandes dessinées publiées dans l’hebdomadaire londonien à l’époque. Cette solution graphique, que l’on pourrait qualifier de rococo, a été introduite, semble-t-il par Frederick Barnard, à la fin des années 1860.
Dans leurs grandes compositions très soignées (sans doute les plus « réfléchies », à ce stade de l’histoire de la bande dessinée), les dessinateurs comme Furniss et Barnard transcendent délibérément le procédé de reproduction par gravure sur bois. Chaque planche à imprimer est en effet composée d’une demi-douzaine de plaques de bois de buis rectangulaires (d’environ douze centimètres de large), assemblés à l’arrière par des chevilles, et offrant au crayon du dessinateur une surface parfaitement plane. Les plaques sont ensuite démontées, gravées séparément, puis remontées pour l’impression. Le style rococo de Barnard et Furniss cherche manifestement à « échapper » à la structure sous-jacente de ce gaufrier en se répandant de la manière la plus fluide et la plus libre possible sur toute la surface de la page.

A.C. Corbould collaborait à la fois au Punch, au Graphic et à l’Illustrated London News. Il fut l’un des plus brillants dessinateurs de bandes dessinées journalistiques de l’époque, comme le montre cette page extraordinaire qui relate les incidents de voyage d’une malle-poste transportant le courrier, en plein nuit, entre Londres et Brighton.
Prise dans son ensemble, la page cherche manifestement à résumer ce trajet nocturne comme une somme d’impressions fractionnées. Corbould nous livre une évocation confuse, tissée de visions fulgurantes et d’images fugitives, qui relève plutôt de la rêverie ou du souvenir que du reportage cohérent. Le contraste avec le style fluide et rococo de Furniss est en tout cas frappant : on voit ici comment la marqueterie sous-jacente pouvait suggérer la partition d’un véritable montage, rythmé et saccadé comme le battement des sabots et le clignotement d’une lanterne dans la nuit.
L’évolution vers ce type de composition s’est produite dans le contexte du journalisme en bande dessinée, au cours des années 1870. Quand ils partent en reportage dans les environs de Londres, les dessinateurs du Graphic et de l’Illustrated London News emportent des bois sur lesquels ils notent directement au crayon leurs observations et leurs sensations. Une fois gravées au journal, les planchettes de buis sont remontées rapidement et imprimées, pour offrir au lecteur un reportage quasi-instantané. On ne cherche donc plus à dissimuler le procédé, au contraire, on souligne la rapidité de l’opération, et les difficultés surmontées par un assemblage ad hoc et rugueux. A.C. Corbould tire ici le meilleur parti de cette esthétique qui disparaîtra autour de 1890 en même temps que la gravure sur bois, mais dont on peut se demander si elle n’a pas servi (inconsciemment ?) de modèle au cinéma.

Durant les années 1880, les lecteurs du Graphic trouvaient régulièrement, en première page de leur hebdomadaire, des récits de bande dessinée relatant des « incidents intéressants » (l’expression est de l’éditeur). Cette description d’un pique-nique insolite sur une île japonaise donne un bon exemple du ton souriant et du contenu relativement anodin des récits de voyages publiés par le Graphic.
La composition très originale de William Ralston montre cependant la « plus value » que l’esprit pétillant des illustrateurs humoristiques conférait à cette forme de journalisme visuel. Dessinateur très régulier et très lisible, William Ralston est toujours à la recherche de solutions graphiques inattendues et ne tombe jamais dans l’académisme. L’exercice n’est pourtant pas facile, car il s’agit essentiellement d’un travail d’adaptation.
Les histoires de ce genre étaient en effet envoyées sous forme de croquis légendés par des lecteurs ou des correspondants réguliers, dont les initiales (ici, C.W.C) signalaient la collaboration. En cas de publication, leur travail était rémunéré.
La rédaction du Graphic recevait des récits de ce type de tous les coins de l’Empire colonial. Les croquis étaient ensuite assemblés sous forme de véritables storyboards par les artistes de l’hebdomadaire, qui devaient les adapter et les mettre au net. Nombre de compositions conservent d’ailleurs cette forme du storyboard, une technique de visualisation qui était couramment utilisée par les auteurs de bande dessinée bien avant que l’industrie du cinéma la reprenne à son compte.

Parmi les auteurs du Graphic qui pratiquent le plus régulièrement le journalisme en bande dessinée, Joseph Nash fait exception : dessinateur spécialisé dans les scènes maritimes, Nash s’intéresse avant tout à la lumière (naturelle et électrique), à l’aspect de l’écume et des vagues, à la description exacte de la vie et des bâtiments marins. Même s’il tend, lui aussi, à styliser les expressions et les postures, à observer le monde avec un sourire, il n’appartient pas vraiment à la famille des illustrateurs humoristiques.
Son réalisme, en tout cas, donne à ses bandes dessinées un caractère quasi-prémonitoire : comment éviter, ici, le rapprochement avec la bande dessinée d’aventure réaliste du milieu du XXe siècle ?
Méfions-nous cependant des rapprochements faussement évidents. Il faut s’interroger sur la manière dont notre œil interprète la composition et la lumière, apparemment « dramatiques », d’une page comme celle-ci (et le Graphic en a publié beaucoup d’autres). L’incident rapporté n’a rien d’une action romanesque trépidante : ce ne sont pas des pirates qui abordent le navire, mais simplement des passagers qui reviennent à bord. Et dans ce cas, pourquoi Joseph Nash aurait-il voulu conférer ce genre de tension à une simple anecdote de croisière ?
Le spectateur d’aujourd’hui, habitué aux procédés de dramatisation du cinéma et de la bande dessinée des années 30 et 40, commet tout simplement une erreur d’interprétation, bien compréhensible. Dans les récits et reportages du Graphic (qui évitent systématiquement le sensationnalisme), l’illustrateur réaliste cherche tout simplement à décrire une situation vécue, et à partager des sensations intenses, fidèles à la réalité. À l’époque, il n’y a pas de confusion possible : ce genre d’image n’existe que dans la bande dessinée journalistique, qui n’a alors aucun rival dans le registre de l’aventure romanesque. Je reviendrai à la fin de ce dossier sur cette question importante pour l’histoire de l’utilisation dramatique de la lumière (et des décors) dans le cinéma et la bande dessinée du XXème siècle.

Reginald Cleaver est le dernier des grands dessinateurs de bandes dessinées de reportages à exercer dans The Graphic. Il est encore très présent pendant la période de la Grande Guerre, au moment où l’hebdomadaire s’apprête à fêter ses cinquante ans d’existence. Durant la Belle Epoque, Cleaver croque les casinos de la Riviera, le Carnaval de Nice, les bals masqués de la haute société française dans les suppléments de Noël et d’été, ou raconte de petites histoires comme celle-ci, à mi-chemin de la fiction et de l’anecdote vécue. Le genre est typique de la production de bande dessinée journalistique. Son style très élégant a probablement influencé plus d’un dessinateur réaliste des années 30 (on pense au Connie de Frank Godwin, sinon au Corentin de Paul Cuvelier).

Les bandes dessinées du Graphic ne sont pas toutes produites par des dessinateurs qui ont une « fibre humoristique ». Le Français Henri Lanos a dessiné un certain nombre de pages strictement documentaires, comme celle-ci, qui nous font découvrir des monuments londoniens ou parisiens. On s’aperçoit que « quelque chose » de l’inventivité formelle des dessinateurs humoristiques s’est transmis aux artistes plus académiques. Les compositions architecturales de Lanos et de ses confrères cherchent réellement à « nous faire voyager » avec des moyens strictement visuels dans les lieux – qu’ils choisissent en général pour l’impact graphique qu’ils peuvent en tirer. En témoigne cet extraordinaire effet de plongée/contre-plongée.
Je reviendrai dans la deuxième partie de ce dossier sur cette tendance que l’on pourrait qualifier de « bande dessinée de repérage », car d’une certaine manière, elle met en place un mode de sélection des lieux dramatiques, spectaculaires qui se transmettra au cinéma d’aventure et au film noir des années 30 et 40 (on pense tout particulièrement à Hitchcock et à Carol Reed).

Cette page (non signée) n’est pas caractéristique du contenu du Graphic, qui ne publie pratiquement jamais de faits-divers dramatiques ou sensationnels sous forme de bande dessinée [1]. Elle est pourtant très intéressante sur le plan historique, puisqu’elle semble bien avoir inspiré l’un des films-clés de l’histoire du cinéma : The Great Train Robbery (1903), d’Edwin S. Porter.





Le film de Porter combinait nombre d’innovations importantes pour l’évolution de la forme cinématographique, et contenait des plans très similaires, dont celui, particulièrement emblématique, du bandit pointant son arme directement vers le spectateur. Jusqu’ici, on croyait le film inspiré par une pièce de théâtre, pourtant postérieure de cinq ans à cette planche.

naissance de l’illustrated london news et des grands hebdomadaires illustrés

Fondé en 1842, l’Illustrated London News est le premier hebdomadaire illustré du monde moderne. Ce périodique grand format qui offre une trentaine de gravures sur bois par numéro, à ses débuts, est l’ancêtre des magazines d’information du XXe siècle comme le Life ou Paris Match. Toutes les formes actuelles de reportage visuel (y compris cinématographiques et télévisuelles) remontent « généalogiquement » à la création de l’Illustrated London News. En France et en Allemagne, l’hebdomadaire londonien est immédiatement copié (L’Illustration, 1843 et l’Illustrierte Zeitung, 1843) ; il l’est ensuite aux Etats Unis, (Frank Leslie’s Weekly, 1852 et Harper’s Weekly, 1857). En décembre 1869, un groupe de dissidents de l’Illustrated London News fonde The Graphic qui deviendra son principal rival.

Durant la seconde moitié du XIXème siècle, les illustrés d’actualité évolueront sans cesse sur le plan des technologies de reproduction. Au cours des années 1880, on passe progressivement de la gravure sur bois à d’autres procédés (photographiques). À partir des années 1900, le photojournalisme prend peu à peu la place de l’image dessinée dans ces magazines – jusqu’à la première guerre mondiale, où la conversion à la photo est totalement consommée.
Mais l’évolution des technologies n’est qu’un aspect des choses. Ces magazines innovent aussi constamment dans leur conception de l’image d’actualité. Dans les pages de ces journaux tirés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et distribués dans le monde entier, on peut voir se construire les bases d’un nouveau genre de regard que les lecteurs et spectateurs d’aujourd’hui seront sans doute tentés de décrire comme objectif, par référence au photojournalisme et au cinéma.
L’archéologie des images de cette période révèle cependant le caractère entièrement construit de cette aura d’objectivité et le rôle fondamental (et paradoxal) que les illustrateurs humoristiques ont joué dans la construction du « regard moderne ». L’homme au crayon apparaît ici comme l’ancêtre indiscutable de l’homme à la caméra, constatation qu’il importe de ne pas prendre à rebours en en appelant à un quelconque mécanisme d’anticipation. Car c’est bien l’œil de l’auteur de bandes dessinées de reportage qui va influencer l’œil du cinéaste ou du photographe, et non le contraire.

A l’apogée du Graphic et de l’Illustrated London News (entre 1870 et 1900), la bande dessinée est omniprésente. Par sa flexibilité même, cette forme qui se développe sans cesse sur un fond dynamique d’humour et d’ironie représente l’un des principaux moteurs de l’évolution du regard durant toute cette période fondatrice pour les médias modernes. [2]

premières bandes dessinées de l’illustration à l’illustrated london news

Créé en 1843 sur le modèle de l’Illustrated London News, L’Illustration est très probablement à l’origine de l’entrée de la bande dessinée töpfferienne dans la presse illustrée anglo-saxonne.
En 1845, le grand hebdomadaire français dirigé par J-J. Dubochet – un cousin de Töpffer – avait publié en feuilleton son M. Cryptogame, entièrement redessiné par Cham pour la gravure sur bois. Jusqu’alors le genre inventé par Töpffer était consigné au format excentrique du petit « roman » en images. Avec le feuilleton de Töpffer et Cham publié par L’Illustration, la bande dessinée töpfferienne faisait donc son entrée dans la presse d’actualité.
Publié en 1850, le M. Verdreau de Stop (ci-dessous) témoigne de l’intérêt persistant du grand hebdomadaire d’actualité parisien pour la forme de récit inventée par Töpffer. La publication de ce court feuilleton dans L’Illustration en 1850 a pu inciter l’éditeur de l’Illustrated London News à publier une histoire d’une tonalité similaire dans son supplément de Noël de décembre 1851.

Cette histoire de neuf pages, parue du numéro 359 au numéro 364 de L’Illustration mériterait sans doute une analyse historique poussée. On y retrouve un entrelacs de thèmes et d’emblèmes très difficiles à démêler (dont le « chapeau jaune », marque traditionnelle de judaïté). Certaines figures de style – notamment dans la page reproduite ici – sont typiquement töpfferiennes. L’ambiance générale, urbaine, moderne (on parle de petites annonces, de séance d’hypnose, de voyage en train) est tout à fait caractéristique de l’esprit dans lequel le modèle töpfferien est reçu et adapté par la presse illustrée, comme une forme particulièrement apte à évoquer les rythmes, les routines, la vitesse du monde moderne à l’ère urbaine et industrielle. [3]

L’histoire de la publication de bandes dessinées dans les grands illustrés d’actualité anglais commence en décembre 1851, avec la publication de Verdant Green dans le supplément de Noël de l’Illustrated London News.
Le récit, signé Cuthbert Bede, raconte en deux épisodes la vie tumultueuse d’un étudiant fraîchement arrivé à Oxford.
Plus tard, l’auteur en tirera un roman du même titre (1853) et, là encore, illustré par ses soins. Curieusement, la première version dessinée ne semble pas avoir été connue d’Anthony Powell qui préface la réédition du roman (Oxford University Press,1982) sans mentionner la bande dessinée.

fortune du genre töpfferien vers 1850

À cette époque, plusieurs petits albums inspirés par les histoires de Töpffer sont en vente dans les librairies londoniennes et une série humoristique consacrée aux mésaventures de Brown, Jones & Robinson de Richard Doyle, a déjà paru dans Punch, le grand hebdomadaire satirique londonien (qui partage plusieurs de ses dessinateurs avec l’Illustrated London News). Autour de 1850, la forme créée par Töpffer est donc très en vogue en Angleterre, particulièrement dans les milieux littéraires qui entourent Dickens et Thackeray. Elle s’est rapidement adaptée aux scripts "journalistiques" de la vie moderne victorienne.
Avec le Verdant Green de Cuthbert Bede la bande dessinée se présente comme une forme moderne qui se prête bien à l’évocation du style de vie agité d’une certaine frange un peu canaille de la société. L’orientation journalistique et l’absence de tout élément nostalgique qui caractérisaient les histoires de ce genre pouvaient parfaitement se combiner avec la forme töpfferienne dont le découpage rapide, saccadé portait déjà une critique implicite de la frénésie (et de la stupidité) de la vie moderne à l’ère urbaine et industrielle.

La description des habitudes et routines des jeunes gens en goguette et de leurs dérapages sociaux (relativement anodins) était d’ailleurs typique de la littérature comique anglaise du XVIIIe et du XIXe siècle. Les romans de Tobias Smollett (l’une des influences littéraires de Töpffer), le Life in London (1821) de Pierce Egan (illustré par les frères Cruikshank), le Mr Lambkin de Cruikshank, descendaient tous, en dernière analyse, du Rake’s Progress de William Hogarth.
Hob & Nobb Garroted, de Charles H. Bennett (The Illustrated Times, 1856), « Midnight sketches from life, by a prisonner », de C. Roberts (1872) et Mr Tomkins’ atonement de S.T. Dadd (1886) sont représentatifs de cette filiation, qui définit un genre graphique bien ancré dans l’imaginaire des illustrateurs anglais. Ceux-ci avaient immédiatement établi le lien entre la forme töpfferienne et cette très ancienne lignée mi-graphique, mi-littéraire, à laquelle on peut aussi raccorder des séries ultérieures, comme Ally Sloper de Marie Duval et Charles Ross et Mutt and Jeff de Bud Fisher.

Si le langage visuel inventé par Töpffer s’adapte si bien à la vie moderne, ce n’est pas par hasard : dés l’origine, Töpffer l’a conçu comme un idiome parodique destiné à exposer les effets aliénants, sur la psyché humaine, de l’industrialisation, de l’académisme et du matérialisme. Ses petits romans comiques forment des chaînes de diagrammes qui s’inspirent ironiquement des illustrations des manuels d’expression théâtrale et des encyclopédies techniques et scientifiques. Il s’agissait, pour Töpffer de dénoncer la rhétorique de l’action progressive (ce qu’on appelle aujourd’hui l’art séquentiel), et, à travers elle, la rhétorique du progrès à l’ère industrielle (l’action progressive constituant en quelque sorte le principe moteur de la modernité).
De là l’insistance sur la répétition mécanique de certains motifs, la description des routines, les courses aveugles, les suites grotesques d’actions et réactions en chaînes, les atteintes fantasques à l’intégrité physique des personnages – tous ces éléments se retrouvent dans cette histoire de Charles H. Bennett, qui s’inscrit directement dans la lignée töpfferienne.

Un policeman qui s’apprêtait à interpeller un gamin des rues (endormi sous un porche) est alerté par le tapage d’une bande de ripailleurs. Faisant erreur sur la personne, le fonctionnaire envoie au violon un malheureux passant qui n’y peut mais. Celui-ci est condamné à dix shillings d’amende et à une nuit au poste.
L’une des premières bandes dessinées journalistiques (ou pseudo-journalistique) publiées par The Graphic permet de faire le lien avec la thématique des « jeunes gens en goguette », évoquée plus haut. Dans une très courte description, le commentaire publié au verso relate les détails de cette erreur judiciaire sans grande conséquence.

Mr Tompkins, rentrant chez lui quelque peu éméché passe par la fenêtre de la salle à manger. Alerté par les aboiements du chien du voisin, l’agent N° 211 Z surprend la manœuvre, et prenant Mr Tompkins pour un cambrioleur, il emprunte le même chemin. Interpellation musclée de Mr Tompkins dans sa propre maison. Mme Tompkins n’est pas contente. Mr Tompkins jure qu’on ne l’y reprendra plus.
Encore une histoire typique de la tradition töpfferienne. Le thème de la méprise nocturne est très présent chez Töpffer, et très emblématique de sa critique de l’action progressive qu’il envisageait comme une sorte de « vision tunnel ». Pour Töpffer, les personnages emportés par l’action progressive sont incapables d’apprécier intelligemment le tableau (simultané) de la situation dans laquelle ils se débattent. Les auteurs anglais reconnaissaient sans peine les sources littéraires de ce thème, notamment dans les romans comiques de Tobias Smollett.

Nouvelle variation (sans paroles) sur les aléas de la vie urbaine. Invité à dîner « chez Jones », le héros cherche la maison et se trompe d’adresse à plusieurs reprises. Il arrive d’abord chez un médecin, puis dans différentes demeures, jusqu’à la « case prison »... où il fait la rencontre d’un certain Jones (le bon ?), qui l’invite à dîner, et le présente à sa fille.
On remarquera la composition sous forme de storyboard, très caractéristique des bandes dessinées de l’Illustrated London News et du Graphic à l’époque. Le système des « croquis » punaisés et rassemblés pour former une page est l’un des « prismes » à travers lesquels les dessinateurs humoristiques projettent volontiers leurs histoires. Le modèle semble directement inspiré par la bande dessinée de reportage, contexte dans lequel les croquis sont évidemment « rapportés » par l’artiste (qui a assisté à la course de chevaux ou participé à l’excursion).
Notons qu’en matière de composition, aucun modèle stable et implicite de bande dessinée n’existe encore, ce qui explique la richesse des solutions inventées par les dessinateurs humoristiques. Il faudra attendre le comic strip 1900, et le modèle audiovisuel (né du même dynamisme sémiotique) pour que la combinaison de la bulle sonore et la référence implicite à l’action cinématographique s’impose peu à peu comme langage universel et « transparent ».

Thierry Smolderen

• Lire la suite : « Les suppléments de Noël et d’été. »

[1] Les strips 2 et 3 doivent se lire de droite à gauche.

[2] Pour donner toute son importance historique à cette constatation, il nous faut cependant prendre certaines précautions. La « forme bande dessinée » dont nous parlons ici ne se réduit pas à la définition axiomatique et formelle que les théoriciens tendent à lui donner depuis quelques décennies (Cf. L’Art invisible de Scott McCloud). D’un point de vue historique, la bande dessinée du XIXème siècle est liée à une famille d’artistes (les illustrateurs humoristiques) qui travaillent avec des outils intellectuels bien particuliers : l’ironie visuelle ; la stylisation et la diagrammatisation des nouvelles et anciennes façons de voir et des nouvelles et anciennes façons de raconter ; le décodage des clichés, des conventions visuelles, des symboles, des emblèmes et des allégories ; l’hybridation graphique (ou polygraphie).
On est très loin, on le voit, de l’objectivité photographique – on se trouve même aux antipodes de cette notion. Et c’est bien sûr la raison qui nous pousse à défendre une conception strictement historique (plutôt qu’axiomatique) de la bande dessinée. Dans cette perspective, les « outils » privilégiés par les illustrateurs humoristiques apparaissent en effet comme les plus aptes à déconstruire le paradigme de l’objectivité (fondé sur des critères purement technologiques). Déconstruction historique, d’abord, qui devrait permettre d’établir une continuité beaucoup plus riche entre l’image photographique (et cinématographique) et le passé profond de l’illustration graphique ; déconstruction théorique ensuite, qui devrait nous amener à interroger la place centrale que tiennent des outils comme le diagramme et la stylisation ironique dans la construction d’une réalité « objective ».

[3] Je dois à mon collègue Gérald Gorridge d’avoir attiré mon attention sur l’existence de ce récit.