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futuropolis à l’heure de gallimard

Sylvain Lesage

[Juillet 2015]

« Monsieur Antoine Gallimard, vous auriez cédé la collection de la NRF à l’Almanach Vermot que le scandale n’aurait pas été moindre [1] ». Le pamphlet de Jean-Christophe Menu, publié en pleine relance de Futuropolis par l’hétérodoxe tandem Gallimard / Soleil, synthétise bien l’ampleur du mythe qu’a suscité Gallimard, et les malentendus que cette figure mythique provoque. On retient de Gaston Gallimard, son fondateur, qu’il a publié Céline – et moins le fait qu’il a laissé filer Proust ; on en fait, par raccourci, le lanceur de la "Pléiade" – et on oublie son rôle dans la publication de la revue Détective, visant à financer les audaces littéraires de la N.R.F.

En somme, Gallimard est investi de toutes les propriétés de l’éditeur dans son sens le plus français ; le médiateur qui, par pur désintéressement, ferait parvenir aux lecteurs des textes repoussant sans cesse plus loin les frontières d’un art.
Une telle distinction entre éditeurs et publieurs, médiateurs et marchands du temple, empêche de comprendre la singulière trajectoire de Gallimard en matière de bande dessinée : l’entrée tardive en bande dessinée de cette maison emblématique de l’édition littéraire constitue un bon cas d’école pour observer les recompositions de la fabrique contemporaine du livre, et la manière dont la bande dessinée s’est normalisée dans le champ de l’édition.

Gallimard : une tardive entrée en bande dessinée

Lorsqu’en 1919 Gallimard commence à apparaître formellement comme maison d’édition, rien ne pourrait sembler plus éloigné de son identité que la bande dessinée. Celle-ci connaît alors un essor spectaculaire, autour de publications périodiques et, de plus en plus, de livres qu’on appelle, étrangement, albums. La maison de Paul Claudel, d’André Gide, de Saint-John Perse, de Jules Romains, de Paul Valéry, pourrait-elle se mêler au négoce d’amuseries enfantines ? À y regarder de plus près, l’idée n’est pas si paradoxale qu’il y paraît. C’est au contraire tout le talent commercial de Gaston Gallimard de publier simultanément la "Blanche" et des collections aux prétentions littéraires nettement moins affirmées : "Chef-d’œuvre du roman d’aventure", "Succès"… ainsi que de magazines aux maquettes certes moins élégantes que la N.R.F., mais à la circulation considérablement plus élevée : Détective, sur conseil de Joseph Kessel (350 000 exemplaires) ou Voilà. « Je perds de l’argent avec La Nouvelle Revue française, mais j’en gagne avec Détective » : la formule, que Paul Léautaud attribue à Gaston Gallimard, synthétise la question de l’équilibre du catalogue. De la même façon, dans les années 1930-1940, l’éditeur investit dans le cinéma et produit des films : « Dans les deux cas, ces activités fournissent des facilités de trésorerie à l’entreprise et des revenus complémentaires aux auteurs [2] ».
Moins que le stigmate culturel, ce qui a sans doute retenu Gaston Gallimard de s’aventurer dans la bande dessinée, c’est l’étanchéité des univers culturels entre la maison Gallimard et le petit monde de la bande dessinée de l’entre-deux-guerres. Hachette, qui pourtant joue sa réputation d’éditeur scolaire respectable, ne craint pas de multiplier les collections d’albums. Ce qui pose problème chez Gallimard est sans doute l’absence de passeur : alors que des personnalités telles que Kessel ou Simenon pouvaient jouer les passeurs vers le reportage ou l’enquête criminelle, nulle figure ne vient amener la bande dessinée à Gallimard. Seule exception, et de taille, à l’absence de bande dessinée dans le catalogue : la publication en 1938 d’un volume du Petit Roi d’Otto Soglow. Par ailleurs, on trouve dans le catalogue de Gallimard des titres portant sur la bande dessinée, comme par exemple l’ouvrage pionnier de Pol Vandromme, Le Monde de Tintin (coll. "L’Air du temps", 1959) puis, en 1981, les mémoires de Jacobs (Un opéra de papier. Les mémoires de Blake et Mortimer).

La première vraie trace de bande dessinée que l’on peut repérer dans le catalogue de Gallimard se situe donc bien plus tard, avec la publication de douze volumes des Peanuts en 1974-1975. Cette publication par Gallimard de 12 volumes [3] intervient au moment où l’éditeur développe son secteur jeunesse : en 1972, l’arrivée de Pierre Marchand suscite le lancement de "Gallimard Jeunesse", suivi de "Folio Junior" en 1977. Pourtant, la publication de bande dessinée ne connaît pas de suite chez Gallimard, et c’est par l’intermédiaire de Futuropolis que Gallimard remettra ensuite les pieds dans la bande dessinée.

Futuropolis : un éditeur à part, tourné vers le modèle Gallimard

À la fin des années 1980, Futuropolis a amplement marqué le paysage de la bande dessinée. Lancée initialement comme un prolongement de la librairie fondée par Robert Roquemartine, la maison connaît une deuxième naissance lors de la transmission à une équipe de repreneurs fédérée autour du couple formé par deux jeunes graphistes : Étienne Robial et Florence Cestac. 1974 constitue un tournant pour l’entreprise, avec la publication des premiers titres maintenus au catalogue et revendiqués, tout au long de l’histoire éditoriale de Futuropolis, comme acte de naissance de la maison d’édition (les "30/40" consacrés à Calvo, Gir et Tardi). L’éditeur tourne alors le dos à ses débuts proches du fanzinat pour s’inscrire dans la double démarche de l’édition soignée de maîtres disparus et la valorisation de jeunes auteurs.

Extrait du libre-bilan 20 ans : Futuropolis 1972-1992.

Le catalogue de Futuropolis s’articule en effet autour d’une tension entre patrimoine et avant-garde : volonté d’entretenir la mémoire de la bande dessinée en offrant aux lecteurs un accès aux maîtres du passé (collections Calvo, "Copyright") d’un côté, lancement de nouveaux talents de l’autre ("Maraccas", "Hic et nunc"…) ; entre les deux, on trouve la consécration des auteurs parvenus à maturité en même temps que la maison ("Hors série", certains "30 / 40"). Enfin, une dernière dimension importante de la maison réside dans sa capacité à dépasser les frontières de la bande dessinée, à en explorer les limites avec des narrations singulières ("Script"). On peut relever également la multiplicité de projets hors-normes dépassant le seul univers du livre et de petits objets : Timbres de Joost Swarte ou Petit Tarot de F’Murr, Alphabet Mickson de Florence Cestac, Bible of Filth de Robert Crumb, monographie sur Gus Bofa, recueil de photographies d’auteurs de bande dessinée de la nouvelle génération (Dityvon, 59 auteurs de bande dessinée), portfolios improbables (Ever Meulen, Huiles sur papier)...

Extrait du libre-bilan 20 ans : Futuropolis 1972-1992.

Aucun éditeur de bande dessinée, probablement, n’a fait l’objet d’une telle construction mythique que Futuropolis. Éditeur emblématique des « indépendants » ? La maison n’est qu’une des nombreuses entreprises qui fleurissent au milieu des années 1970 ; comme toutes les jeunes maisons qui se montent alors, l’éditeur établit d’abord son catalogue en mettant en livres des récits négligés par les « grands » éditeurs qui dominent le marché (Tardi, Gir, encore jeunes, ou encore Rumeurs sur le Rouergue, dont Dargaud ne veut pas), ou en « redécouvrant » des auteurs « oubliés » (au premier chef Calvo, qu’avait exhumé le libraire Jean Boullet – qui ne l’avait cependant pas publié).
Plus que son catalogue, ce qui fait l’originalité et la grande force de Futuropolis, c’est le soin accordé à la réalisation formelle des ouvrages. Graphiste de formation, et amoureux du livre, Étienne Robial se distingue par la volonté de donner à son catalogue une cohérence graphique forte. Les formats de livres sont tous issus d’une même feuille de papier de 70 x 100 cm qui, en fonction du nombre de pliages, forge différents formats. L’essentiel des livres sont imprimés en papier centaure ivoire 120g. Si les maquettes de couverture diffèrent d’une collection à l’autre, le principe graphique de base reste identique – et se voit décliné sous des variantes d’un titre à l’autre : l’utilisation du détail d’un dessin, agrandi et placé sur un aplat de couleur (ou, pour "Copyright", dans un médaillon), lequel peut se voir rythmé par l’utilisation de bandeaux pour la titraille. Ce graphisme immédiatement identifiable se trouve par ailleurs décliné sur une multitude de supports : chaque papier, chaque carton d’invitation, papier à lettres, carte de visite ou bon de commande participent de la cohérence de la maison d’édition. Ce travail en profondeur construit la méta-œuvre qu’est le catalogue de l’éditeur, où l’ensemble des livres publiés s’articulent entre eux.

Cette méta-œuvre est également construite à longueur de catalogues par les éditoriaux grandiloquents écrits par Étienne Robial, qui affirment la cohérence de l’ensemble des ouvrages. Ainsi, le catalogue 1981 entreprend de faire de la collection "Copyright" tout juste lancée rien moins que la "Pléiade de la bande dessinée" :

« Le "La Pléiade" de la bande dessinée voit enfin le jour après des années de gestation, d’hésitation et autre volte-face. Quel pari en ces temps troublés [...] d’éditer une collection luxueuse, rendant hommage aux grands auteurs de la bande dessinée américaine. Des ouvrages essentiels sans lesquels nul collectionneur, bibliophile ou libraire ne peuvent exister ! L’accueil de ces titres est à la hauteur du pari engagé et nous saurons, en parallèle, abreuver vos mètres linéaires de petites merveilles, auteurs maudits ou créateurs trop modernes. Nous, seul éditeur à pouvoir offrir à des auteurs célèbres l’ouvrage dont ils pourront se glorifier, n’aurons de cesse de vous surprendre par les qualités techniques et graphiques de livres irréprochables. »

Assurément excessive, la dénomination de "Pléiade" en dit cependant long sur les ambitions littéraires de Futuropolis, et sur sa volonté de se poser en Gallimard de la bande dessinée : Gallimard joue ainsi tout au long de l’histoire de Futuropolis le rôle de modèle de légitimité éditoriale et moteur de la machine élaborée par la maison d’édition pour générer sa propre légitimité.

Dessin de Got pour le catalogue de l’exposition "Robialopolis" (1987).

De l’indépendance à la filialisation

Comme beaucoup d’éditeurs grandis trop vite, Futuropolis se trouve confronté au problème crucial de la diffusion-distribution. En 1976, Futuropolis lance une branche dédiée à la diffusion, qui offre un espace important pour une série de jeunes éditeurs français et belges. Dans les années quatre-vingt, le succès de Futuropolis se traduit par le poids croissant des problèmes de diffusion. Cette situation aboutit, pour les fondateurs de Futuropolis, au parasitage de leur travail d’éditeur par des tâches perçues comme annexes. Florence Cestac s’en explique ainsi, rétrospectivement :

« C’est épuisant... C’est des problèmes tous les jours à régler, des problèmes de livraisons, de camion en panne, de coursier qui s’est gerbé avec les bouquins, de libraire qui n’a pas reçu sa commande, de libraire qui ne paie pas, c’est que des problèmes, tous les jours, d’intendance et ça c’est épuisant. Donc on passait tout notre temps à régler des problèmes comme ça, plutôt que de faire des livres, c’était pas notre truc. C’est compliqué, si le bouquin n’est pas livré à temps, la mise en place ne se fait pas, donc ça retarde, donc c’est... Au secours ! Et c’est du personnel à gérer : on était 14 personnes, donc c’est compliqué. Quand on est créatif, ou créateur, d’un seul coup on se fait un problème et une montagne de problèmes qui n’en sont pas pour d’autres gens, des problèmes de banques, des problèmes de gestion, des problèmes de traites... Putain, mais ça nous faisait chier, quoi ! Donc d’un seul coup, vous arrivez plus à faire ce que vous avez envie de faire, et ça devenait un autre boulot, qui ne nous intéressait plus. Et c’est pour ça qu’on a arrêté […]. On se faisait bouffer au quotidien, dès que vous arriviez à Futuropolis, c’était d’un seul coup les problèmes de ci, de ça, la facturière qui était en panne, le machin qui était ci, qui était ça, le coursier, la mobylette… C’est usant, usant... donc on s’est dit, on va en mourir, on ne va pas y arriver » [4].

Face à ce constat, la diffusion-distribution est externalisée en juin 1986 et confiée à la CDE-Sodis, sacrifiant l’appareil de diffusion patiemment édifié. Filiale du groupe Gallimard née en 1971 de la séparation Gallimard / Hachette, la Sodis constitue un outil de distribution au service du groupe Gallimard, avec son entrepôt de 40 000 m² à Lagny et ses cinq dépôts régionaux au milieu des années quatre-vingt, ses 400 employés, ses 18 millions de volumes en stock représentant 40 000 références approvisionnant 10 000 comptes libraires [5]. La Sodis est alimentée par une autre filiale du groupe Gallimard, le CDE (Centre de Diffusion de l’Edition), initialement destiné à la diffusion du Mercure de France et de Denoël – Gallimard gardant, lui, son propre réseau de représentants. Mais pour rentabiliser la structure, le CDE s’ouvre à d’autres éditeurs [6].
En apparence, l’externalisation de la diffusion n’entame pas les convictions éditoriales d’Étienne Robial, comme en témoigne l’entretien qu’il accorde à Pierre-Marie Jamet, Philippe Morin et Dominique Poncet dans L’Année de la bande dessinée 86-87 (Glénat, 1986). L’éditeur se défend ainsi de toute inflexion dans la politique de sa maison d’édition :

« Futuro continuera à sortir certains bouquins à 250 ou 300 exemplaires. Par contre, pour d’autres ouvrages qui plafonnaient jusqu’ici à 3 000 exemplaires faute d’une distribution suffisamment performante, la Sodis me permet d’envisager à présent des tirages allant de 7 000 à 10 000 exemplaires. Nous bénéficions d’un outil très puissant, qui comprend les onze représentants du CDE et les quarante représentants du groupe Gallimard. En contrepartie, nous devons planifier les parutions assez longtemps à l’avance, alors qu’il nous est souvent arrivé par le passé d’éditer un album en six semaines après que l’auteur est venu nous présenter son carton à dessin. […] Je ne fais pas de bouquins en vue d’un succès commercial. Pour moi, le fait qu’ils existent est déjà un succès en soi. Certains livres ne sont pas destinés à gagner de l’argent ; d’autres sont là uniquement pour financer ceux qui en perdent. Nous n’avons pas une politique de best-sellers. » (p. 126)

De même, le catalogue de nouveautés 1989 tente de relativiser l’impact de l’incorporation de Futuropolis à l’univers de l’édition des beaux quartiers :

« Aragon aimait à parler des beaux quartiers. Avec le temps Futuropolis s’est rapproché de ces mêmes beaux quartiers. S’il a fallu abandonner le Café du Commerce pour le Bar du Pont-Royal, la qualité des livres est restée la même. Symbole amusant, Futuropolis est passé du Passage des Écoliers à la Rue de l’Université. S’il a fallu abandonner les trottoirs étroits du 15e arrondissement pour les boulevards lisses du 7e, l’esprit est resté le même […]. Malgré le temps, les crises, les rumeurs, les questions essentielles restent les mêmes : quels seront les prochains formats des nouvelles collections, où se cachent les auteurs de demain ?... » [7]

Le calcul d’Étienne Robial est donc qu’en étant déchargé de la diffusion-distribution, il pourra se consacrer à la confection de livres, auxquels la puissance de l’outil CDE-Sodis assurerait une diffusion bien plus large. Futuropolis cherche alors à entrer dans la cour des grands. Dans un premier temps, la stratégie semble couronnée de succès. Les premiers offices sont mis en place par les représentants CDE en septembre 1986 ; les chiffres de tirage sont revus à la hausse, car il faut arroser plus de librairies. L’externalisation semble permettre à Futuropolis d’espérer s’affranchir de la relative marginalité dans laquelle sa diffusion le cantonnait jusqu’alors. Dans son numéro du 26 janvier 1987, Livres Hebdo conclut au « succès 1986 » pour Futuropolis. Alors même que pour le marché de la bande dessinée, l’heure semble être à la prudence [8], les voyants semblent passer au vert pour Futuropolis. Le festival d’Angoulême consacre Étienne Robial comme graphiste et éditeur, à travers l’exposition « Robialopolis » ; à cette occasion se multiplient les portraits élogieux du graphiste-éditeur. Comme l’observe Claire Baudéan, « flatté à l’encolure de Futuropolis ou caressé dans le sens de ses paradoxes, Robial exulte. La présence du staff de Gallimard, invité à Angoulême, paraît porter le triomphe à son comble [9] ».

Mais comme dans le récit le plus classique, l’acmé masque un retournement de situation dramatique. En février-mars 1987, alors que l’agitation médiatique d’Angoulême s’efface, les résultats du premier office CDE commencent à tomber. La mise en place dans les librairies générales se révèle moins efficace que prévue, tandis que les librairies spécialisés, délaissées par les représentants CDE, boudent le fonds Futuropolis. Comme l’analyse quelques années plus tard Marie Guibert, alors responsable de la fabrication aux côtés d’Étienne Robial :

« Au moment où un éditeur change de structure de diffusion, il y a une nécessaire période d’adaptation réciproque : la force de vente n’est pas immédiatement efficace, il faut la former aux produits. Ce qui se traduit par une période d’inertie. De plus, entre mai et septembre 1986, aucune nouveauté Futuro n’est mise en place chez les libraires. L’office habituel, qui comportait auparavant cinq ou six titres par mois, assurait une présence régulière chez les libraires et un réassort sur le fonds. Et juin 86, c’est d’abord la rupture de cette régularité des ventes du fonds. En septembre 86, le CDE a placé des offices très forts sur un réseau de librairies que Futuropolis n’atteignait pas d’habitude. Ces grosses mises en place ont coûté cher en fabrication, en investissement, puisque les objectifs de diffusion ont généré une hausse du tirage sur certains titres. Or cette mise en place "optimiste" a été un échec sur la plupart des nouveaux points de vente. Quelques mois après, il y a eu des retours effroyables » [10].

Dessin d’Edmond Baudoin pour le catalogue de l’exposition "Robialopolis" (1987).

Cette situation devient d’autant plus dramatique sur le plan de la trésorerie qu’en février 1987, la banque de quartier qui soutenait jusque-là Futuropolis décide d’arrêter de soutenir ce client. À son retour d’Angoulême, Étienne Robial est convoqué par son banquier – situation devenue classique en ces temps de trésorerie tendue. Mais le banquier se fait pressant :

« Monsieur Robial, nous avons dépassé le million de facilités de caisse. Votre capital de 300 000 F est désormais trop faible, pourriez-vous l’augmenter ? » « Pas questio ! Il me semble que je paie des agios sur ce million ! Payé à 90 jours, j’ai besoin de facilités de caisse ». « Bien sûr, bien sûr, mais votre entreprise, ça marche ? » Ce monsieur, qui n’a pas l’air de savoir que depuis Angoulême je suis devenu le maître du monde, m’énerve ! Je raconte ces tracasseries au financier du CDE et je lui demande de me donner ma traite tout de suite. Le lendemain matin, très fier, je la dépose à la banque. Le jour d’après, j’y suis convoqué. Je m’y pointe, ravi, naïvement persuadé d’avoir, avec mon geste magnifique de la veille, rivé son clou à ce monsieur qui pensait que Robial ne pouvait pas payer. « J’ai bien reçu votre traite, mais il y a une échéance qui arrive, que comptez-vous faire ? » En effet, l’échéance des frais de fabrication de L’État des stocks tombe le 10 février. « Je vais demander au CDE de quoi couvrir ». Et là, il me dit : « Demandez au CDE juste ce qu’il faut, mais je ne veux plus travailler avec vous ». Et comme je m’écroule, il va jusqu’à m’expliquer ma maladresse : « Je vous poursuis tous les jours pour récupérer de l’argent, mais me le donner était, pour vous, la dernière des choses à faire. Tant que vous n’aviez pas payé, nous ne pouvions pas vous laisser tomber. Maintenant, si. Vous m’avez fait passer des nuits blanches parce que je n’avais pas confiance dans votre business. Jusqu’à 5 600 000F ma direction me couvrait, mais pas au-dessus. Or j’avais pris sur moi de couvrir davantage. Aujourd’hui ma direction me le reproche et me demande de revoir vos encours... et tout le reste ». Là, le découragement saisit le maître du monde... Quand j’avertis Antoine Gallimard, il appelle la direction de la BNP, qui est la banque de l’édition. Et celle-ci transmet à son agence de Vaugirard : « Payez toutes les échéances Futuropolis, Gallimard se porte garant [11] ».

Aujourd’hui encore, des zones d’ombre subsistent sur cet épisode. Gallimard aurait-il délibérément piégé Futuropolis pour le placer dans une situation financière désespérée, et racheter l’entreprise à moindres frais ? Plusieurs des acteurs de l’époque le pensent et l’affirment désormais . Florence Cestac, par exemple, en avance l’hypothèse :

« Le banquier nous annonce : découvert terminé, on arrête et tout ça, donc nous on dépose le bilan, on ne peut pas faire autrement. Comme par hasard, il y avait beaucoup d’autres repreneurs derrière la porte... Donc est-ce que tout ça était manigancé, prévu...? Je ne peux pas l’affirmer, mais j’en suis à peu près intimement convaincue [12]. »

Il ne nous a pas été possible d’étayer ce soupçon par des investigations dans les archives de Gallimard. Mais l’essentiel est ailleurs : par sa gestion hasardeuse, Futuropolis s’est placé dans une situation de faiblesse le rendant vulnérable. En voulant jouer dans la cour des grands, Futuropolis a d’une part fragilisé sa trésorerie, mais s’est aussi constitué comme une proie de plus en plus tentante pour des éditeurs généralistes qui, dans leur démarche de diversification, voient la bande dessinée comme un nouveau marché à exploiter. L’image d’éditeur littéraire de Gallimard, joue également un rôle puissant dans la décision de céder l’entreprise, comme en témoigne notamment Florence Cestac :

« On ne voulait pas se faire racheter par un éditeur de bande dessinée, il aurait fallu rentrer, s’adapter... Et donc Gallimard ça restait pour nous un éditeur de bouquins assez prestigieux, classieux... Et on n’était pas dans le ghetto de la bande dessinée. La notion d’auteur, de littérature, de beau livre... on restait un peu dans le même genre ! »

Futuropolis / Gallimard : un malentendu éditorial

L’évolution la plus spectaculaire de la politique éditoriale, rendue publique dès l’annonce de la reprise par Gallimard, est l’adaptation du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline par Jacques Tardi. Son succès permet le lancement d’une collection dédiée aux rencontres entre littérature et dessin, et il est nécessaire de revenir sur les circonstances précises du lancement de ce premier titre, matrice de succès et d’incompréhensions. Vieux projet de l’auteur de bande dessinée, cette adaptation s’est heurtée à deux obstacles : une première réticence émane de la veuve de Céline, Lucette Destouches, qui « ne voit pas le rapport entre le travail de Louis et Astérix [13] ». La deuxième réticence, elle, provient de Gallimard, qui rechigne à laisser sortir les droits de la maison. Après que Tardi a montré des croquis à Lucette Destouches, celle-ci consent à le laisser travailler sur le roman ; la filialisation de Futuropolis au sein du groupe Gallimard permet de faire aboutir le projet.
La maquette adoptée pour l’ouvrage évoque très directement la prestigieuse collection "Blanche", avec ses deux filets rouge et son filet noir encadrant la page, la police de caractère, le titre en capitales rouges et le reste du texte en noir… Deux différences majeures distinguent cette maquette de la "Blanche" : le logo "NRF", redessiné par Massin à son arrivée chez Gallimard, est ici remplacé par un Futuropolis accolé à Gallimard (le statut des deux entités est d’ailleurs flou : Futuropolis est-il une collection de Gallimard, un label, un confrère ?). Et, bien sûr, l’illustration de Tardi vient préciser la nature du volume, ouvrage proposant un parcours non seulement textuel mais également iconique dans l’imaginaire célinien – véritable lecture mettant l’accent sur l’imaginaire de la banlieue, et une esthétique de la noirceur.

Edition de 1996.

Sorti en octobre 1988, l’ouvrage se vend très bien. Les commerciaux du CDE, sceptiques face à cet objet hybride, jamais vu, limitent le tirage initial à 25 000 exemplaires. Difficile à vendre aux amateurs de bande dessinée (car c’est du texte illustré), difficile à vendre aux amateurs de littérature (car Céline serait démodé), l’ouvrage n’est pas promis à un avenir flamboyant. Le tirage de tête (100 exemplaires mis en vente sous emboîtage avec dessin original de Tardi) est épuisé en deux jours ; quant à l’édition courante, elle s’épuise en quelques semaines. Le succès de librairie se nourrit d’un début de polémique, alimenté entre autres par Antoine de Gaudemar et Michel Polac, offusqués que Céline et Tardi, dont les noms figurent en couverture dans le même corps et sur la même ligne, soient ainsi mis sur un pied d’égalité. Certains mauvais plaisants vont, semble-t-il, jusqu’à faussement s’étonner : « Qui c’est, cette Céline Tardi [14] ? ». L’épuisement du tirage résout la question : au moment de la réimpression, Tardi et Robial résolvent ce problème de maquette en plaçant le nom de Tardi au-dessus du titre. Par la suite, la maquette de la collection placera systématiquement le nom du dessinateur au-dessus du nom du romancier, introduisant le premier non comme illustrateur, mais bien comme auteur d’une réinterprétation. (Ce postulat fort sera mis au rebut lors des rééditions de ces ouvrages dans la deuxième mouture des éditions Futuropolis.)

Après réimpression, ni l’emballement médiatique ni l’engouement du public ne faiblissent et, au total, l’ouvrage se vend à plus de 125 000 exemplaires. Ce succès confirme Robial dans ses projets de collection – très vite surnommée, en interne, « la Blanche ». Sont ainsi attelés en 1989 Götting et Dostoïevski (Le Double), Baudoin et Le Clézio (Le Procès-Verbal) et, à nouveau, Tardi et Céline (Casse-Pipe) puis, en 1990, Hyman et Dos Passos (Manhattan Transfer), Nascimbene et Proust (Du côté de chez Swann) et Cestac et Pergaud (La Guerre des boutons). Chaque livre respecte le texte intégral. Le dessin peut être en noir et blanc (Tardi, Miles Hyman, Baudoin) ou en couleurs (Cestac, Verret).
La présentation de la collection, luxueuse, ne manque pas d’ambiguïté. Présentée au grand public comme « la rencontre […] de la littérature et du dessin [15] », elle est annoncée auprès des libraires sur un registre différent, qui insiste bien plutôt sur l’aspect littéraire :

« Céline le disait en exergue de son premier roman : “Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination”. Chaque livre de la collection “Futuropolis / Gallimard” est un double voyage, un double battement de cœur : celui des mots et du dessin. Parce qu’il l’aime, un dessinateur s’approprie un texte, son rythme particulier, ses grandes et ses petites émotions, son rêve – comme le ferait un cinéaste, à un détail près : ici, le texte reste entier, et c’est l’occasion ou jamais de le relire [16]. »

L’accent mis sur le texte intégral est à comprendre à la lumière de la question de la place à accorder à ces ouvrages dans les rayons des librairies : ne ressortissant pas de la bande dessinée, doivent-ils être classés du côté de la littérature ? Certains puristes s’y refusent, et le format inhabituel des ouvrages complique un placement en littérature. La collection vient donc brouiller l’image de Futuropolis auprès des libraires, que le passage en diffusion CDE a déjà quelque peu désorientés. Le rachat de Futuropolis par Gallimard repose en partie sur un malentendu. Alain Crochet, responsable du CDE, témoigne ainsi des ambitions du diffuseur :

« Robial connaissait tous les grands. Les Bilal, Tardi, Moebius… sont tous passés à un moment ou un autre, jeune débutant, ou auteur consacré, sur son catalogue. Nous nous sommes dit que Robial n’ayant pas les moyens d’assurer aux grands auteurs les à-valoirs qu’ils demandent pour leurs albums, le groupe allait les lui donner. Et Étienne, ça ne l’a pas vraiment intéressé. Ce n’est pas ce qu’il a envie de faire, ce n’est pas son créneau. Ces livres-là, pour lesquels on pouvait l’aider sur le plan financier, il ne les a pas voulus, il ne les a pas pris. Il voulait rester un éditeur de recherche. Pour nous, Futuro ne pouvait pas être un laboratoire qui perde de l’argent d’année en année. Il aurait fallu doubler l’activité recherche par un certain nombre de livres avec des résultats importants. Uniquement le laboratoire, ça n’avait plus beaucoup de sens par rapport au groupe, parce que ça n’aide ni la diffusion, ni la distribution. Donc ça n’a plus d’intérêt, globalement. À la limite, Antoine Gallimard peut décider d’avoir un secteur de recherche en littérature parce que ça, c’est l’image de sa maison. Mais l’image de Gallimard, ce n’est pas la bande dessinée [17]. »

Un tel calcul, spéculant sur la capacité d’Étienne Robial à fédérer son vivier d’auteurs pour réaliser des « coups » commerciaux, repose sur une profonde incompréhension de ce qu’a pu être Futuropolis en tant que maison. Si plusieurs « coups » éditoriaux ont pu rythmer l’histoire de la maison, ceux-ci sont, la plupart du temps, fortuits ; le dictionnaire de la "Série noire", intitulé Voyage au bout de la noire, est emblématique de ces succès inattendus, résultant de projets incongrus et a priori d’une rentabilité incertaine. D’un autre côté, les espoirs placés par Futuropolis dans l’appareil de diffusion-distribution de Gallimard reposent aussi sur un malentendu, comme l’exprime rétrospectivement Florence Cestac :

On avait deux représentants qui connaissaient par cœur leurs clients […]. Et d’un seul coup on s’est retrouvés dans une grosse machine, avec 60 représentants : formidable ! On s’est dit, putain, on va multiplier les ventes par 30 ! Pas du tout, parce que justement, les 60 représentants, qui ont toute la maison Gallimard à vendre, la maison Denoël, tout ça, […] ils sont pas allés voir les petits libraires spécialisés. Donc notre circuit s’est complètement écroulé, et ça n’a pas été repris par les librairies [18]. Notre truc ne marchait que par passion, du début jusqu’à la fin. Il n’aurait pas fallu grossir, il aurait fallu continuer à faire des petits tirages, 1 000-2 000 exemplaires, et les vendre nous-mêmes avec notre petit circuit, voilà ! Mais d’un seul coup, vous êtes pris par l’engrenage de votre production, de course en avant, et du coup, vous vous mettez à courir après le pognon, faire des bouquins pour alimenter la machine, c’est comme ça qu’on se casse la figure [19].

Ce passage mal négocié à la diffusion externe signe donc la confrontation entre l’amateurisme enthousiaste des néophytes des débuts et le principe de réalité de l’édition industrielle. En 1993, lorsque Gallimard rachète l’ensemble des parts et dépose le bilan de la société, la maison n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’arrêt de Futuropolis marque une véritable rupture dans le paysage de l’édition de bande dessinée, en faisant disparaître la figure dominante d’une édition alternative. Cependant, Futuropolis réussit avant de disparaître à opérer le passage de relais. À bien des points de vue, la publication en 1990 de l’unique numéro de la revue LABO, coordonné par Jean-Christophe Menu, marque le chant du cygne de la maison d’édition qui, plus que d’autres, a transformé l’art de publier les livres de bande dessinée.

Florence Cestac, La Véritable Histoire de Futuropolis, p. 100.

Gallimard après Futuropolis : inventer son projet éditorial ?

Après sa mort, Futuropolis continue à vivre ; d’une part, l’éditeur survit à la marge en librairie, puisque l’accord noué entre Robial et Gallimard lors de la revente garantit le maintien du fonds – plutôt qu’une liquidation brutale du catalogue. (Il s’agit d’un des points sur lesquels Gallimard s’appuie lors de la relance du label Futuropolis, arguant d’une continuité de fait, l’activité éditoriale ayant été mise en sommeil, mais le fonds maintenu a minima.) D’autre part, en 2000, Futuropolis / Gallimard publie deux titres post-Robial, renouant un dialogue entre auteurs et dessinateurs ayant déjà collaboré dans le Futuropolis agonisant : Tonino Benacquista et Jacques Ferrandez cosignent La Boîte noire, Daniel Pennac et Jacques Tardi La Débauche. Ces deux titres, qui doivent beaucoup à l’ancien directeur éditorial de Casterman Didier Platteau, manifestent une envie chez Gallimard de maintenir et relancer le label Futuropolis / Gallimard malgré le départ de son emblématique fondateur, parti vers d’autres cieux, télévisuels en l’occurrence [20].

Au milieu des années 2000, Gallimard relance son activité dans la bande dessinée, à la fois en son nom propre, et à travers le label Futuropolis. La relance de Futuropolis en 2004 a indéniablement été la plus commentée. Il faut dire que, pour relancer l’éditeur phare de la production alternative des années 1970-1980, il était difficile d’imaginer attelage plus baroque. C’est en effet Mourad Boudjellal, bouillonnant patron des éditions Soleil, qui approche Gallimard pour relancer Futuropolis. Si le frère aîné, Farid, a publié quatre titres remarqués chez Futuropolis [21], le cadet a, quant à lui, surtout marqué la bande dessinée par la publication d’un catalogue de séries d’héroïc-fantasy [22]. Primat de la recherche graphique, goût pour le noir et blanc, maquettes soignées d’un côté ; poids des stéréotypes de genre, esthétique tirant vers un hyper-néo-classicisme réaliste et albums destinés aux bacs des supermarchés de l’autre : Soleil constitue une antithèse à ce qu’a pu incarner Futuropolis comme projet d’émancipation des contraintes industrielles. Le paradoxe est alors double : l’éditeur œuvrant pour l’éclatement des frontières de la bande dessinée, militant pour affirmer sa dignité culturelle, repris par l’incarnation de l’éditeur littéraire, se trouve relancé par un « marchand du temple » assumant sans complexe sa stratégie industrielle [23].
Gallimard et Soleil s’associent en joint-venture, une co-entreprise rassemblant le savoir-faire éditorial du premier et le savoir-faire du deuxième, en particulier en matière de production et de diffusion [24]. Au-delà du caractère quasi rocambolesque de l’association entre le tonitruant « beurgeois [25] » et le policé Antoine Gallimard, c’est la singulière « récupération » du symbole Futuropolis qui marque [26]. En droit, rien n’interdit en effet à Gallimard de relancer le label, qui lui appartient ; la lettre de l’accord entre Antoine Gallimard et Étienne Robial – en particulier le maintien en disponibilité des titres restants – a été respectée. L’esprit de l’accord, cependant, ne peut manquer de paraître quelque peu malmené. Au moment où, succès des nouveaux indépendants aidant (Persepolis est publié entre 2000 et 2003, par exemple), les firmes les plus mainstream flairent l’aubaine et proposent leurs propres décalques, la relance par ce tandem baroque tient de l’enterrement de première classe d’un esprit fait de recherche graphique et de défense d’une « bande dessinée » opposée à la « BD » commerciale. Un tract, attribué à Gilbert Simon-Berger [27], synthétise la virulence de ce qui oppose Futuropolis à son nouveau repreneur de fait :

« Entre un FUTUROPOLIS qui fit tout pour donner au genre ses « lettres de noblesse » et le sortir de l’ornière du divertissement facile, et les marchands qui n’ont cessé d’amalgamer volontairement le produit commercial au genre tout entier, se situe probablement la grande lutte à travers laquelle la Bande Dessinée essaie, depuis plus de trente ans, d’échapper à son image de sous-domaine méprisable.
Or, c’est SOLEIL, l’éditeur le plus commercial, le plus vulgaire, le plus débilisant de la BD, qui s’approprie aujourd’hui, avec le concours de GALLIMARD, le nom de FUTUROPOLIS. Sa surproduction de séries indigentes, son populisme affiché, son inculture graphique, valent à cet éditeur d’incarner toutes les tares d’un genre malade, dans son acception la plus dégénérée […]. GALLIMARD s’allie avec le lisier de la Bande Dessinée pour vendre le nom mythique et prestigieux de FUTUROPOLIS [28]… »

Les prises de position d’Etienne Robial, de son principal héritier Jean-Christophe Menu (en particulier son Plate-bandes, publié en janvier 2005 à L’Association, où il compare la reprise à « un come-back du Miles Davis Quartet organisé par des producteurs avec quatre membres de la Star Ac’ à la place, mais en beaucoup moins drôle » (p. 40).), la publication par Florence Cestac de La Véritable Histoire de Futuropolis en 2007 chez… Dargaud, disent bien l’ampleur du sentiment de trahison qui anime tout un pan de l’édition alternative, largement héritière de la démarche initiée par Futuropolis [29].

Au-delà de la polémique et de ce qu’elle révèle sur le déplacement des lignes de force éditoriales, ce qui frappe dans cette relance du label est surtout le déplacement de modèle éditorial. En recrutant – à la faveur de la revente de Dupuis – l’éditeur Sébastien Gnaedig, le graphiste Didier Gonord puis l’éditeur Claude Gendrot, il s’agit bien de créer, sous le label Futuropolis, une sorte de prolongement-dépassement de la collection "Aire Libre", qui tentait de faire exister, chez un éditeur classique, des récits plus longs, destinés à un public plus adulte.
Après les déclarations d’intention d’adapter chaque format au fond de l’ouvrage [30], l’impression qui s’impose est plutôt celle d’une grande conformité formelle : albums à la française, cartonnés, à la couverture mate, pour l’essentiel en couleurs. Si les paginations restent variables, on est donc bien dans des nuances assez proches de ce que pratiquait "Aire Libre", bien plus que dans la grande hétérogénéité formelle des livres proposés par le Futuropolis de Robial. La collection "32", avec ses grands formats souples, propose une forme alternative. Cependant, son existence est éphémère, et signe le refus de la logique sérielle, qui va constituer l’une des marques de fabrique de Futuropolis-bis – en continuité sur ce point avec Futuropolis comme avec "Aire Libre".

Outre la reprise de quelques titres de l’ancien Futuropolis, le label publie surtout des auteurs confirmés, pour certains passés par Futuropolis (Jean-Claude Denis, Baudoin, Baru), des auteurs venus de l’édition indépendante (David B., Simon Hureau, Joe Sacco, Blutch…). Cependant, quelques auteurs font aussi leurs premières armes chez Futuropolis, comme par exemple Benjamin Flao.

En plus de la poursuite d’un dialogue entre roman et dessin amorcé par le premier Futuropolis, le label relancé porte deux originalités. D’une part, une collection tournée vers le dialogue avec les œuvres du Louvre (ou le lieu lui-même), accueillant des projets aussi divers que le Période glaciaire de Nicolas de Crécy, la Traversée du Louvre de David Prudhomme ou Les Sous-sols du Révolu, de Marc-Antoine Mathieu. D’autre part, et surtout, un accent mis sur la bande dessinée de reportage, dont l’éditeur accompagne le succès croissant. Cet axe est porté par le succès critique et public des ouvrages de Joe Sacco dont Futuropolis récupère les droits, à la faveur de l’arrivée dans ses murs d’Alain David, venu de Rackham, premier éditeur français de Joe Sacco. Par la suite, il faut ajouter aux ouvrages d’Emmanuel Lepage (Voyage aux îles de la Désolation, Un printemps à Tchernobyl, Lune blanche) des titres tels que Être là, publié avec Amnesty international, Clichés de Bosnie d’Aurélien Ducoudray et François Ravard (2013), Les Cahiers ukrainiens d’Igort (2010), 20 ans ferme de Sylvain Ricard et Nicoby, Tsunami de Stéphane Piatzszek et Jean-Denis Pendanx… Lors du lancement de La Revue dessinée par des auteurs passés par Futuropolis (Franck Bourgeron, Kris, Sylvain Ricard ont tous les trois publié chez Futuropolis avant de se lancer dans cette aventure éditoriale), Gallimard prend 10 % de capital de la société, et publie sous label Futuropolis certains ouvrages publiés en livraisons dans la revue, comme par exemple Énergies extrêmes de Sylvain Lapoix et Daniel Blancou (2014).

Parallèlement à la relance de Futuropolis, Gallimard lance en 2007 une nouvelle collection, "Fétiche", dédiée au dialogue avec des œuvres littéraires, dans une grande variété de formes et de registres (de très académiques adaptations de Camus par Jacques Ferrandez à des relectures baroques de Pierre Mac Orlan par David B. ou du Roman de Renart par Bruno Heitz). Cette nouvelle collection marque un net brouillage des frontières entre les catalogues de Gallimard et de son label Futuropolis : entre la « relecture » du Petit Prince de Saint-Exupéry par Joann Sfar (2008, publié en "Fétiche") et son travail d’illustration de La Promesse de l’aube de Romain Gary chez Futuropolis/Gallimard, la distinction paraît bien ténue. De même, la réédition de La Bête est morte, de Calvo et Dancette, emblématique redécouverte de Futuropolis en 1977, se fait à l’enseigne de Gallimard plutôt que de Futuropolis/Gallimard, alors que Futuropolis avait joué un rôle majeur dans l’exhumation de ce pan de patrimoine de la bande dessinée [31].
Hors de l’espace des collections, les ouvrages estampillés Gallimard sont caractérisés par leur hétérogénéité, dans les publics (de la série pour enfants Borgnol à l’ambitieux Ici, de Richard McGuire), dans les styles graphiques (de Pénélope Bagieu à Baudoin), dans le genre de livres : récits autobiographiques (L’Année du lièvre), adaptations littéraires (L’Hôte, À la croisée des mondes, Cœur des ténèbres – un avant-poste du progrès…), séries (Capucin, Le Réveil du Zelphire, Varulf), recueils de recettes (À boire et à manger), chansons illustrées (Brassens. Chansons illustrées) ou projets plus inclassables (La Fille)…. De la diversité des regards au flou d’une ligne éditoriale, il n’y a qu’un pas – même s’il est encore tôt pour déterminer réellement si cette diversité dans l’offre est facteur de force ou de fragilité.

Après être longtemps passé à côté de la bande dessinée, Gallimard passerait-il à côté du manga ? Sa place est singulièrement réduite et la collection "Sakka", créée en 2004 chez Casterman sous l’égide de Frédéric Boilet, n’a jamais réellement convaincu. Le départ de Frédéric Boilet en 2008 a entériné l’échec relatif de ce label, qui fait de Gallimard un acteur très mineur d’un secteur pourtant porteur [32].

La bande dessinée à l’heure des groupes éditoriaux

En 2011, Mourad Boudjellal cède Soleil à Delcourt pour se consacrer à ses ambitions rugbystiques et, en 2012, Gallimard reprend Futuropolis à 100 %. La même année, la société Madrigall, holding contrôlant Gallimard, rachète Flammarion. Ce rachat place Gallimard au troisième rang des éditeurs français, derrière Hachette et Editis. Flammarion lui-même ne comporte qu’un très maigre portefeuille d’albums de bande dessinée – bien que, parmi ceux-ci, on puisse compter Maus d’Art Spiegelman. Mais l’ensemble acquis auprès du groupe italien RCS (Rizzoli-Corriere della Serra) inclut Casterman , racheté par Flammarion en 1999, ou encore Fluide glacial, entré l’année suivante dans le giron de Flammarion. De Casterman à Futuropolis, en passant par Gallimard-BD, Fluide Glacial, Sakka, et J’ai Lu/Librio, Gallimard occupe donc depuis 2012 une position centrale dans le domaine de l’édition de bande dessinée.

Pour autant, les inquiétudes demeurent : dans l’édition comme ailleurs, la logique qui sous-tend les acquisitions repose largement sur les perspectives de rationalisations, c’est-à-dire de réductions d’effectifs. En 2012, l’acquisition de Casterman via Flammarion avait cristallisé les inquiétudes – surtout lorsqu’Antoine Gallimard avait évoqué une revente de Casterman pour faire face à ses échéances financières – entraînant le départ de Louis Delas qui lance une Rue de Sèvres, label bande dessinée de l’Ecole des loisirs. Si la nomination de Benoît Mouchart au poste de directeur éditorial de Casterman a pu calmer les esprits, le départ en 2014 du directeur général de Futuropolis Patrice de Margotin pour Delcourt, témoigne de turbulences encore en cours de stabilisation.

Dans un contexte d’inflation de la production, les différents éditeurs qui composent le groupe Gallimard en bande dessinée font preuve, comme l’observe Xavier Guilbert, d’une « modération presque surprenante » [33]. Casterman garde ainsi un niveau d’environ cent sorties annuelles, et Futuropolis est revenu à une quarantaine de sorties annuelles – loin des 55 visées en 2005 : « Malgré un succès d’estime consacré par un prix à Angoulême chaque année entre 2007 et 2012, et pas moins de 23 nominations entre 2006 et 2014, les ventes globales restent modestes malgré quelques best-sellers comme Les Ignorants d’Étienne Davodeau, vendu à plus de 125 000 exemplaires à fin 2013. Ainsi, Futuropolis illustre bien malgré lui la réalité du marché que rencontrent l’ensemble des éditeurs qui s’aventurent sur le segment du roman graphique : le “territoire” défriché par l’édition alternative génère principalement des ventes... d’édition alternative » [34].

Conclusion

Gallimard conquiert donc tardivement l’espace de la bande dessinée. Les difficultés que connaissait le Futuropolis de Robial et Cestac, son ambition désespérée de constituer un « Gallimard de la bande dessinée » offrent à Gallimard une occasion inespérée de se constituer un catalogue novateur à peu de frais, en opérant comme le font les éditeurs lorsqu’ils veulent grandir : en rachetant les concurrents plus innovants. L’opération se produit dans un contexte délicat, et l’incompréhension sur les enjeux de ce rachat est profonde. La grande réussite de Gallimard réside donc sans doute dans sa capacité à enterrer cette expérience ratée pour la ressusciter une décennie plus tard. Si le partenaire choisi pour mener cette résurrection ne manque pas d’étonner, il marque bien le pragmatisme de Gallimard, et surtout une compréhension fine de ce qui constitue le nerf de la guerre de l’édition contemporaine – et qui, déjà, avait emporté le premier Futuropolis : la diffusion-distribution. En rachetant Flammarion – et donc UD – Gallimard, qui possède déjà la Sodis, peut solder l’interlude Soleil. Pour s’installer dans la durée, peut-être faudra-t-il que l’éditeur montre sa capacité à faire émerger des nouveaux talents, plutôt que d’offrir une plate-forme de choix à ceux repérés par d’autres.

Sylvain Lesage

Cet article reprend des analyses déjà développées dans ma thèse de doctorat en histoire, L’Effet codex : l’album de bande dessinée en France de 1950 à 1990, sous la direction de Jean-Yves Mollier, UVSQ, 2014. Une partie de cette thèse est actuellement en cours de publication aux Presses de l’ENSSIB.

[1] Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, Paris, l’Association, "Éprouvette", 2005, p. 41.

[2] Virginie Meyer, « Dans les marges de l’édition. Diversifier pour mieux régner », dans Alban Cerisier et Pascal Foucher (dir.), Gallimard. Un siècle d’édition, Paris, Gallimard/BnF, 2011, p. 186.

[3] Il faut y ajouter un volume de luxe, Snoopy festival, qui clôt la publication de la série par Gallimard.

[4] Entretien avec Florence Cestac, 5 mai 2009.

[5] « Les mutations informatiques de la Sodis », Livres Hebdo, 11 février 1985.

[6] En 1987, il diffuse, en plus des filiales du groupe Gallimard, plus de 25 éditeurs. Cf. Livres Hebdo, 25 juin 1987.

[7] Catalogue Futuropolis « nouveautés 1989 ».

[8Livres Hebdo titre son bilan annuel publié à l’occasion du festival d’Angoulême : « Bandes dessinées – édition : l’ère de la prudence ». 26 janvier 1987.

[9] Claire Baudéan, Futuropolis. Éditeur paradoxal, paradoxe éditorial, DESS Lettres appliquées aux techniques éditoriales, dir. Paul Fournel, Paris-III, 1994, p. 42.

[10] Entretien avec Marie Guibert des 22 avril, 13 et 20 mai 1994, cité par Ibid., p. 43.

[11] Entretien avec Étienne Robial du 28 avril 1994, cité par Ibid., p. 46.

[12] Florence Cestac, entretien du 5 mai 2009. Il semblerait que la « relance » du label Futuropolis en 2004 par un attelage quelque peu baroque entre Gallimard et Soleil Productions, qui a suscité de très violentes critiques dans le milieu de la bande dessinée, ait libéré la parole des acteurs de l’époque, souvent reconnaissants jusqu’alors du maintien par Gallimard des titres au catalogue, conformément aux engagements pris en 1994.

[13] Propos rapportés par Étienne Robial, entretien du 22 février 2013.

[14] Anecdote rapportée par Claire Baudéan, Futuropolis..., op. cit., p. 47.

[15] Catalogue Futuropolis « nouveautés 1989 »

[16] Bon de commande Futuropolis, novembre 1989.

[17] Alain Crochet, entretien du 29 avril 1994, cité par Claire Baudéan, Futuropolis..., op. cit., p. 60.

[18] Le document bancaire de début 1986 signale pourtant la perspective d’une reprise des deux représentants au sein du CDE. Nous ignorons pourquoi cette reprise n’a pu aboutir (mauvaise volonté du repreneur ? réticences des employés licenciés ?) ; Florence Cestac évoque une procédure « longue et douloureuse », passant par les Prudhommes (La Véritable Histoire de Futuropolis, op. cit., p. 84).

[19] Florence Cestac, entretien du 5 mai 2009.

[20] Étienne Robial est alors directeur artistique de Canal +. Il signe en 1995 la refonte de l’identité graphique de la chaine cryptée – après avoir signé dans la deuxième moitié des années 1980 les identités graphiques de Canal +, M6 et la Sept.

[21] Farid Boudjellal publie Les Soirées d’Abdullah. Ratonnade, dans la collection "X" (1985), et surtout trois volumes du récit L’Oud (1983-1988) dans la collection "Hic et nunc". Ces trois premiers volumes sont rassemblés en intégrale par… Soleil, en 1996.

[22] Il faut toutefois noter la présence, dans le catalogue Soleil, d’un fonds patrimonial ; venu de la librairie (Bédulle, à Toulon), Mourad Boudjellal publie des séries américaines de « l’Âge d’or » (Mandrake, Flash Gordon) qui avaient fait le fonds de la collection "Copyright" et des titres inédits en albums, issus de l’édition « populaire », comme Rahan ou Blek le roc.

[23] Pour une mise au point sur la polémique qui secoue le milieu de la bande dessinée lors de cette relance, voir Jessie Bi, « De Tournai à Toulon », www.du9.org/humeur/de-tournai-a-toulon/ (publié en janvier 2007).

[24] La répartition des rôles est notamment précisée par Luc Brunschwig, très actif sur les forums spécialisés lors de l’annonce de cette relance ; voir notamment son message du 9 septembre 2004 sur bdparadiso.com : http://tinyurl.com/nm8wr59 (consulté le 12 juin 2015).

[25] Farid Boudjellal, Le Beurgeois, Soleil, 1997.

[26] Pour une mise au point sur les notions d’alternative et de récupération, voir l’ensemble des contributions du volume La Bande dessinée en dissidence / Comics in dissent, dir. par Christophe Dony, Tanguy Habrand et Gert Meesters aux Presses universitaires de Liège (coll. "Acme", 2014).

[27] Auteur d’un recueil de petites annonces érotiques chez Futuropolis, significatif de l’élargissement du territoire de l’éditeur au-delà des frontières de la bande dessinée : Sous pli discret (coll. "G-String", 1978).

[28] SN, « On peut reprendre Achille Talon et Lucky Luke, mais pas FUTUROPOLIS », tract reproduit intégralement dans L’Eprouvette No.1, L’Association, janvier 2006, pp. 213-214.

[29] Pour des développements sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage en préparation, Du kiosque à la librairie : la bande dessinée, histoire d’une trajectoire éditoriale singulière, aux Presses de l’ENSSIB.

[30] Voir par exemple la déclaration d’intention du premier directeur éditorial Luc Brunschwig sur le forum bulledair.com : http://www.bulledair.com/index.php?rubrique=sujet&sujet=1364&page=22 (consulté le 12 juin 2015).

[31] Au passage, la maquette escamote le rôle de Victor Dancette dans l’écriture du scénario. Son rôle n’était pas mentionné sur les couvertures des éditions originales de G.P. ; celui-ci avait été ré-exhumé par Futuropolis, et se trouve donc ré-enterré par Gallimard.

[32] Xavier Guilbert, Numérologie. Une analyse du marché de la bande dessinée, Édition 2014. Versailles, Éditions H, 2014, p. 129.

[33Ibid.

[34Ibid.