en voiture, rosalie !
[janvier 2013]
Dans l’œuvre d’Edmond François Calvo, La Bête est morte ! est l’arbre qui cache la proverbiale forêt. Et si l’on veut filer la métaphore sylvestre, qui est tout-à-fait appropriée pour un artiste qui prenait un plaisir manifeste à dessiner les sous-bois, les branches et les racines, on dira que, masqué par La Bête, Les Aventures de Rosalie est l’un des plus belles essences du domaine Calvo.
L’album est initialement paru en 1946, chez GP, le même éditeur qui avait publié La Bête est morte ! deux ans plus tôt, avec un énorme succès [1].
À la différence de La Bête…, Rosalie n’a connu à l’époque qu’une édition et n’a reparu dans les librairies qu’en 1978, quand la maison Futuropolis avait entrepris de rééditer l’essentiel des œuvres de Calvo. Le livre a depuis été ressorti par Gallimard en 1996. Rosalie se situe dans la courte période de la fin des années 1940 où, à la suite de La Bête…, Calvo fait paraître chez le même éditeur GP des ouvrages qui tranchent nettement avec sa production antérieure : outre La Bête est morte ! et Les Aventures de Rosalie, il faut mentionner M. Loyal présente et Anatomies atomiques, moins connus des amateurs, car n’ayant jamais été republiés depuis. M. Loyal est un charmant abécédaire animalier et les Anatomies un petit « livre à système » qui permet de combiner les tête, tronc et jambes de 46 personnages différents. Publié en couleur et produit avec un soin remarquable, ce carré de titres donne de Calvo l’image d’un illustrateur de première importance, dont la carrière dans l’édition et la presse aurait pu continuer de se déployer avec faste. Pourquoi n’a-t-il pas poursuivi dans cette direction pour, au contraire, renouer avec les séries enfantines, principalement pour Femmes d’aujourd’hui (Moustache et Trottinette, voir ici l’article d’Harry Morgan sur cette série) et les journaux édités et dirigés par Marijac ? Impossible de répondre à cette question, faute de documents qui permettraient d’éclairer l’activité professionnelle de Calvo.
Pour les mêmes raisons d’absence de source, on ne sait pas qui, de l’auteur ou de l’éditeur, a eu l’idée de Rosalie. En tout cas, l’album donne l’impression de vouloir prolonger le succès de La Bête : format identique, mêmes couverture cartonnée et dos toilé, même présentation générale très soignée et, comme on l’a déjà mentionné, impression couleur. Mais cette fois, Calvo est seul aux commandes ; il ne travaille pas, comme ce fut le cas pour La Bête, avec son éditeur chez GP, Victor Dancette. Il y a continuité aussi dans le fait que Rosalie, comme La Bête, ne met en scène aucun personnage humain. Du point de vue de la forme narrative, la continuité est également de mise : bien que connaissant et pratiquant couramment la bande dessinée « classique » à base de cases et de bulles, Calvo reprend dans Rosalie la présentation expérimentée dans La Bête, à savoir un texte disposé en placards typographiés qui délimitent les moments successifs du récit. Rosalie relève ainsi d’une forme intermédiaire entre l’album pour enfants (tels que le pratiquaient Samivel et Félix Lorioux, qui ont incontestablement marqué notre auteur) et la bande dessinée proprement dite.
Que raconte Rosalie ? L’histoire d’une voiture, la Rosalie, authentique automobile que la maison française Citroën a fabriquée et commercialisée entre 1932 et 1938. Il en a existé plusieurs modèles, y compris de compétition. Pour autant que puisse en juger un non-spécialiste, Calvo s’est inspiré de la variante roadster, moins massive que les classiques berlines.
Il est certain que l’inspiration de cet album provient du développement important de l’automobile dans les sociétés occidentales de l’après-guerre, dont témoignent également, dans le domaine du dessin animé, les sorties de Cars of Tomorrow, de Tex Avery, en 1951, et de Susie the Little Blue Coupe, de Disney, en 1952. Il est douteux que le premier court-métrage ait pu être influencé par l’album de Calvo : il s’agit d’une satire délirante – à la Tex Avery – des innombrables innovations techniques dont sont dotées les automobiles d’après-guerre, qui ne présente aucun rapport avec le propos et l’esthétique de Rosalie. Le dessin animé de Disney présente plus de points communs avec l’œuvre de Calvo. Il s’agit de raconter en un peu plus de huit minutes la vie d’une petite voiture, de sa première sortie de chez le concessionnaire jusqu’à sa fin et sa rédemption entre les mains d’un jeune étudiant, mais ce schéma narratif linéaire est tellement répandu qu’il est difficile de savoir si les studios Disney (dont on sait par ailleurs qu’ils ont offert après-guerre à Calvo de venir travailler à Burbank) ont eu à l’époque vent de la parution de Rosalie en France [2]. Rosalie témoigne en tout cas de l’intérêt de Calvo pour l’univers mécanique, dont Les Mémoires d’un vélomoteur, paru dans Cœurs Vaillants en 1952, et la page unique, malheureusement sans suite, de Roby-Robo dans le No.0 de la revue Bir Hakeim (1945) sont des preuves supplémentaires.
Mais revenons à Rosalie. Au début du récit, on la présente comme un modèle ancien vivant dans un garage et dispensant ses conseils et sa gentillesse à tous les occupants de l’endroit : voitures bien sûr, mais aussi tous les outils et ustensiles qu’on trouve dans ce genre de lieu. Le côté suranné de Rosalie est signifié par le bonnet à ruban orné d’un fruit, les mitaines en résille qu’elle porte en toutes circonstances et le parapluie qui ne la quitte jamais. Le soir venu, installée dans un coin du garage, elle devient conteuse pour tous les occupants du garage.
On glisse ainsi insensiblement du présent du récit à un passé qui va être l’essentiel de l’histoire, retrouvant le dispositif classique du conte, qui est déjà à l’œuvre dans La Bête… : un narrateur s’adresse à des auditeurs fictifs au sein desquels le lecteur trouve sa place. Rosalie remonte donc le temps et raconte ses souvenirs d’antan, lorsque, jeune voiture innocente et volage, elle parcourait la nuit les allées du bois de Boulogne et se laissait impressionner par les voitures de sport et les modèles de luxe, au risque (évité de justesse) d’y perdre sa vertu et sa réputation.
On la voit poursuivre sur la pente glissante du vice et de la déchéance quand elle s’acoquine avec un camion militaire qui l’entraîne dans une ferme éloignée où se pratique entre véhicules peu recommandables la contrebande d’alcool. Elle finit au poste, où ses propriétaires (qu’on ne voit pas, puisqu’on ne voit, répétons-le, aucun humain dans cette histoire) la récupèrent, après l’avoir « sévèrement sermonnée ».
Selon un processus bien connu, après la déchéance vient le rachat et la rédemption, qui se traduit pour Rosalie par sa participation à l’épisode dit des « taxis de la Marne » quand, dans les premières semaines de la Guerre de 14, des véhicules civils transportèrent en masse les soldats français de Paris vers l’est, afin de contrer l’avancée rapide des troupes allemandes.
Calvo fait fi de toute vraisemblance chronologique, puisqu’il fait vivre à son héroïne un épisode historique qui se déroule dix-huit ans avant sa naissance sur les chaînes de fabrication de la maison Citroën. Bien que tenaillée par la peur et blessée, Rosalie démontre sa bravoure en franchissant un pont partiellement détruit par un bombardement, ce qui lui vaut d’être plus tard décorée dans une cérémonie militaire qui occupe la magnifique double page centrale du livre.
Dans ce passage, le registre graphique « comique » de Calvo n’empêche pas que les dangers et violences de la guerre sont évoqués sans détour. Des arbres sont « déchiquetés », des maisons « éventrées » ; on évoque des « cadavres de voitures », transparente métaphore des Poilus qui moururent par milliers au cours du conflit.
Calvo raconte ensuite que Rosalie, fuyant les cérémonies officielles, participe avec tous les outils du garage qui l’ont accompagnée dans son expédition à une fête campagnarde sans façon, qui dégénère vite en sarabande, au cours de laquelle un incendie incontrôlable menace de rôtir Rosalie. Celle-ci ne doit son salut qu’à l’explosion de bouteilles de champagne chauffées par les flammes : en se répandant, leur contenu noie rapidement l’incendie.
Avec cet épisode d’abord dramatique puis bouffon, Calvo se livre à la seule allusion explicite dans son œuvre à la Première Guerre mondiale, à laquelle il participa comme simple soldat. Faut-il voir dans le dédain affiché de Rosalie pour les cérémonies militaires un écho des propres convictions de Calvo concernant la Guerre de 14-18 et ses commémorations ?
L’album se clôt ensuite rapidement, sur un envoi qui affirme qu’« enfant, cheval ou voiture, il faut écouter ses maîtres et ses patrons » et qu’« il faut d’abord apprendre à obéir pour savoir commander plus tard. » Cette conclusion morale très stricte semblera peut-être désuète à des lecteurs d’aujourd’hui. Elle devait sûrement déjà paraître problématique aux lecteurs de l’époque, en ce qu’elle apparaît décalée avec le contenu même du livre : il y a un sous-texte souvent grivois dans les aventures de Rosalie, qui ne s’adressent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à de jeunes lecteurs.
Les allusions à la mauvaise réputation du Bois où Rosalie s’aventure au début de l’histoire, l’expression honteuse de Rosalie quand une voiture de police lui « soulève le capot », l’attitude lascive d’une vis alors même qu’elle se fait ausculter par « un tournevis expert », le marteau qui conte fleurette à une tenaille énamourée, faisant fondre le fusible qui tente de les séparer…, sont autant d’exemples des doubles sens dont Calvo parsème son œuvre.
Même quand la grivoiserie n’est pas de mise, certains jeux langagiers s’adressent manifestement à des lecteurs adultes : du tablier blanc qui pend lamentablement des poutrelles métalliques déformées d’un pont qu’on vient de bombarder, jusqu’au balai dont, dans la scène d’incendie finale, une harangue enflammée balaie les objections du plumeau, Calvo multiplie les exemples de doubles sens qui ne sont pas sans rappeler son contemporain Pierre Dac. On peut douter que des jeunes lecteurs de l’époque aient pu comprendre de telles allusions.
La nature composite de ce récit à la curieuse morale est transcendée par le traitement graphique de Calvo. La Bête est morte ! se présentait explicitement comme un récit animalier, dans le droit fil du Roman de Renart, des Fables d’Esope, de Florian ou de La Fontaine, justifiant ainsi l’anthropomorphisation des personnages, chaque pays belligérant étant représenté par un animal-totem (lire ici l’article d’Henri Garric). Rosalie est en quelque sorte un dépassement de ce modèle.
Car, dans Rosalie, TOUS les éléments représentés sont anthropomorphisés : les automobiles, bien sûr, mais aussi les maisons, les arbres, les bornes kilométriques et tous les objets du garage, du balai au seau en passant par l’aspirateur, le tournevis, les plus minuscules vis et écrous… chacun est muni d’yeux de nez, de bras et de jambes. Les amateurs de Disney s’amuseront d’ailleurs à remarquer que toutes les mains et tous les pieds dessinés dans cet album ne sont pourvus que de quatre – et non cinq – doigts ou orteils [3]. Ce parti-pris anthropomorphique amuse d’abord, avant de sidérer, au sens fort du terme. On reste bouche bée devant l’exploit qui consiste à humaniser la plupart des éléments représentés sur chaque page. Il y a finalement dans Rosalie une dimension grotesque et presque onirique due en grande partie à cette obsession d’humanisation, qui voit le mariage du métal et de la chair, les outils du garage étant tous pourvus de bras, de jambes et de fesses en chair rose et rebondie.
Il se dégage de la contemplation puis de la lecture de Rosalie une impression de puissance et de plénitude créative qui, loin de se réduire au fil des lectures, ne fait que se renforcer. Et il n’est pas exagérer de considérer que si La Bête est morte ! est l’œuvre la plus connue de Calvo, Les Aventures de Rosalie reste, plus de cinquante ans après, le sommet graphique de sa carrière. Les compositions, souvent hardies, sont impeccablement réussies, le trait est à la fois puissant et souple. Mélange d’aquarelle, de gouache et d’encre de Chine, les illustrations éclatent de couleurs vives, posées directement sur la page. Les juxtapositions sont audacieuses : des mauves côtoient des verts anis et des roses. Dans la dernière partie de l’ouvrage, la saisissante scène d’incendie voit se répondre des bleus profonds, des jaunes et des rouges d’une formidable expressivité. L’éditeur et l’imprimeur ont eu à cœur, semble-t-il, de rendre justice à la richesse chromatique du travail de Calvo. En bas de l’original de la planche 3 de l’album, une brève mention manuscrite au crayon indique « 6 coul. 4 coul. + 1 bleu vert + 1 gris », et il est en effet avéré que, dans son édition originale, Rosalie a bénéficié d’une impression en six couleurs et non de la quadrichromie traditionnelle.
Quant à savoir ce qu’Edmond-François Calvo pensait lui-même de son œuvre, on peut répondre qu’il la tenait en estime au moins aussi haute que La Bête est morte !, puisque les deux ensembles de planches originales ont été chacun réunis dans une reliure à charnières et recouverts de couvertures en cuir véritable, ornées de titres gravés à la feuille d’or. Ces deux imposants trésors ont ainsi traversé les décennies, préservés de la dispersion et des effets dévastateurs de la lumière. Leurs couleurs sont ainsi d’une fraîcheur étonnante, auxquelles les éditions récentes des deux titres, bénéficiant pourtant des plus modernes sophistications de la technique numérique, ne parviennent pas complètement à rendre complètement justice.
Et c’est une chance historique que la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ait pu faire l’acquisition de l’ensemble relié des pages des Aventures de Rosalie, qui constitue depuis quelques mois, l’un des pièces les plus précieuses de la collection du musée de la Bande dessinée.
Jean-Pierre Mercier
[1] On sait qu’il y a eu au moins trois tirages du premier tome de La Bête et sans doute deux du second tome, avant que GP fasse paraître les deux tomes en un seul volume, qui connaîtra en 1946 des éditions anglaise et hollandaise. Dans le contexte de l’époque, on peut parler de triomphe éditorial, même si les chiffres précis de tirage et de vente demeurent inconnus.
[2] Il est en revanche évident que Susie a été l’inspiration directe de Jonathan Lasseter pour le long-métrage Cars, sorti en 2006 chez Pixar.
[3] La même remarque vaut également pour tous les personnages humains des Anatomies atomiques, citées en début d’article.