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chavanne recadre

Thierry Groensteen

[Janvier 2021]

Renaud Chavanne, Dessiner et composer. Etude du motif de la porte et de la fenêtre dans la bande dessinée, P.L.G., « Mémoire vive », 2020, 334 pages.

L’étude du motif de la porte et de la fenêtre dans la bande dessinée peut sembler un sujet assez mince. Y consacrer plus de trois cents pages tenait de la gageure : Renaud Chavanne l’a fait. Fin scrutateur, il a débusqué toutes les analogies formelles possibles entre portes, fenêtres et cases ou planches, identifié et analysé toutes les stratégies de cadrage qui se rencontrent dans la production internationale.
Il y a, notamment, la porte qui articule les contraires de façon binaire ; celle qui « organise le passage des corps et des regards » ; celle dont l’épaisseur « entre en résonance avec la gouttière », c’est-à-dire le blanc « séparateur d’images » ; celle dont l’encadrement constitue un « surcadre » découpant une zone privilégiée au sein de l’image ; il y a aussi la fenêtre comme instrument mémoriel, permettant la remontée des souvenirs. Autant de figures judicieusement distinguées, et commentées sur la base d’exemples précis, reproduits dans le texte.

Chavanne forge la notion de « vibration de la gouttière » quand un tremblement semble agiter le dessin d’une porte et que celle-ci frôle le contour de la case. Et de noter (p. 181) que « la porte est un objet particulièrement propice à cette vibration, car elle permet d’associer trois mouvements différents : (1) le passage de la porte par le personnage, qui la traverse pour aller d’un espace à un autre ; 2) le passage du personnage (ou de son regard) de case en case ; et enfin (3) le mouvement parallèle de l’œil du lecteur qui, lui aussi, passe d’image en image. »

Ses exemples, l’auteur les choisit souvent chez des auteurs peu connus du grand public : Eric Drooker, Simon Hureau, Pierre Duba, David Chelsea, Hervé Carrier, Âsa Grennvall, Manuel et Laurent Cilluffo, notamment. Et c’est tout à son honneur de sortir des sentiers (re)battus et d’introduire, sans hiérarchie, les auteurs précités aux côtés d’artistes aussi confirmés que Crumb, Ware, Bézian, Eisner, Miller ou Spiegelman.
Néanmoins, on se demande quelquefois s’il fait exprès de contourner les œuvres les plus connues qui pourraient être convoquées pour éclairer son propos. S’agissant du franchissement d’une porte coïncidant avec le passage d’une image à la suivante, comment ne pas penser à la deuxième bande de la célèbre planche de Little Nemo in Slumberland du 26 juillet 1908, où le lit de Nemo sort de sa chambre pour se retrouver sans transition à l’extérieur de la maison ? Quand Chavanne fait comparaître Alberto Breccia (p. 71), c’est pour une séquence d’une histoire méconnue ayant pour titre Le Terrible Vieillard, alors que sa justement célébrée adaptation du Cœur révélateur (1975) fournissait un saisissant exemple de porte entrebaillée ? Aborde-t-il la question de la représentation des fenêtres d’un train, qu’il passe inexplicablement sous silence Master Race, le chef-d’œuvre de Bernie Krigstein et Al Feldstein (1955), qui contient des pages d’anthologie. On ne peut qu’être perplexe devant ce qui apparaît comme une volonté d’éviter ces références largement partagées, alors que son sujet les appelle. Il est vrai qu’il en va de même pour des références de nature théorique : Chavanne peut disserter sur la case comme fenêtre à travers laquelle voir le monde, sans convoquer Alberti.

Parmi les exemples analysés dans cet essai, j’ai particulièrement été frappé par les deux pages conclusives du récit Home, de Drooker (1992), reproduites page 19 (dans un format malheureusement trop petit pour pouvoir les apprécier), remarquable cas de planche métaphorisant la façade d’un immeuble ; par les deux pages de Shintaro Kago (tirées de Fraction, 2009), qui, partant de la même idée, inventent un effet différent d’une puissante originalité (cf. p. 114) ; par la séquence du Journal III (1999) de Fabrice Neaud (cf. p. 63-67), pour l’entrecroisement des vues subjectives et objectives ; ou encore par la page d’Olislaeger intitulée Encadrement – action d’encadrer (2015 ; voir p. 256).

Planche d’Olislaeger, parue chez Atrabile en 2015

Ce dernier exemple aurait sans doute mérité des commentaires plus développés que ceux que propose Chavanne. Mais cette réserve ponctuelle ne saurait être étendue à l’ensemble du texte qui, au contraire, se caractérise par une extrême minutie descriptive. Chavanne produit le plus souvent des rapports circonstanciés, n’hésitant pas à aligner plusieurs paragraphes, voire plusieurs pages, paraphrasant les éléments représentés dans l’image. La lenteur avec laquelle le texte progresse, soucieux de ne laisser aucun reste, rend la lecture quelquefois fastidieuse. Mais l’auteur a eu la bonne idée d’assortir les images de légendes comprenant un bref commentaire qui fait ressortir l’idée principale exemplifiée. De sorte qu’il est toujours possible de se contenter de sauter d’une image à l’autre en picorant les légendes, et de se reporter au texte courant quand l’exemple retient particulièrement notre attention.

Rendu à la page 186, on est un peu surpris de lire, dans une note infrapaginale, comme incidemment : « la notion de récit nous semble insuffisante, voire même inexacte (tout comme d’ailleurs celle de « langage »), et nous lui préférons la notion plus large de discours… » Voir récit et langage, deux concepts traditionnellement importants dans l’étude de la bande dessinée, récusés d’un simple trait de plume, sans qu’il soit précisé à quel corpus ils s’appliquent, dans quelles circonstances et selon quels présupposés théoriques ils pourraient être utilisés, ni les motifs de cet ukase, apparaît comme un raccourci pour le moins désinvolte. L’auteur ne revient pas ensuite sur la notion de récit. En revanche il s’explique beaucoup plus loin (p. 291) sur son hostilité à l’endroit d’une application à la bande dessinée de la notion de langage. La bande dessinée, écrit-il « n’a rien à voir avec les structures du langage (…), ni avec les ondes sonores qui propagent la parole. » Il semble ignorer que l’on parle couramment de langage informatique, de langage des signes ou de langage corporel, et que le terme s’applique indifféremment à tout système de signes permettant la communication. Il est pour le moins étrange que Chavanne confonde le langage avec l’une de ses manifestations, qui est la langue. Et qu’il se déclare en désaccord avec une proposition qu’à ma connaissance, nul n’a soutenue : l’éventualité d’une analogie entre les structures de la bande dessinée et celle de la langue orale.
Cette confusion inexplicable est d’autant plus malvenue que notre homme aime les arguties lexicologiques et manifeste un certain dogmatisme en la matière, préférant parler de la bande dessinée comme d’une discipline plutôt que d’un médium, récusant les termes de mise en page au profit de composition, et celui de case (qu’il utilise pourtant avec une certaine régularité) au profit d’image.

Dans la deuxième partie du livre – qui en compte trois –, Renaud Chavanne paie ses dettes envers les quelques théoriciens qui avaient abordé le sujet qui l’intéresse avant lui, à savoir Pierre Fresnault-Deruelle, Jean-Claude Raillon, Harry Morgan et moi-même. Evidemment aucun d’entre nous n’avait produit d’étude complète sur le sujet. Néanmoins, en résumant ces travaux antérieurs, l’auteur concède, avec honnêteté quoique de façon tardive, qu’il a, pour l’essentiel, prolongé et systématisé les observations de ses confrères.
Là où le bât blesse, en ce qui me concerne, c’est que Chavanne ne semble pas avoir connaissance de l’état actuel de mes travaux. Il ne cite en tout et pour tout qu’un article vieux de trente ans, « Bandes désignées », ignorant que celui-ci a été corrigé ou prolongé par d’autres textes plus récents [1]. Par exemple, il semble ignorer que la case de Muñoz dont il parle page 235 est celle-là même que j’ai mise en couverture de mon essai Bande dessinée et narration, et que j’en ai donné en 2014 un commentaire beaucoup plus poussé dans un article intitulé « Bande dessinée en faux direct » [2].
Dessiner et composer ayant été achevé d’imprimer en juin 2020, je ne lui ferai pas grief de ne pas tenir compte de mon étude sur les planches coïncidant avec des maisons vue en coupe, publiée en ligne en avril [3]. Chavanne, qui consacre quelques pages au même sujet (p. 143ss), y aurait trouvé maints autres exemples qui n’auraient pas manqué de stimuler sa réflexion. Enfin, puisqu’il manifeste (page 237) sa désapprobation, s’agissant de l’usage que je faisais, il y a trente ans, du mot code, je suis heureux de lui faire savoir que je partage son opinion sur ce point, et que je me suis moi-même désolidarisé de ce choix lexical dans l’article « Réflexivité » du récent Bouquin de la bande dessinée (Robert Laffont, janvier 2021).

Le livre de Chavanne s’achève par un dégagement sur un sujet quelque peu différent de tout ce qui précède, en l’occurrence une méditation sur le trait. Stimulante mais un peu courte, cette dernière partie ignore la question décisive formulée naguère par Jean-Christophe Menu : « Mon trait est-il mon véritable corps ? » [4]
Comment conclure, sinon en rappelant Musset : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Thierry Groensteen

[1] Voir en particulier « Feintise et travestissement : la BD maquillée », RS/SI, vol. 37 (2017) n° 3 / vol. 38 (2018), n°s 1-2, Montréal, Association canadienne de sémiotique, janvier 2019, p. 19-32.

[2] « Bande dessinée en faux direct », en ligne sur NeuvièmeArt2.0, mai 2014, dossier « La Bande dessinée en son miroir » ; URL : bande dessinée en faux direct

[4] Cf. Jean-Christophe Menu et Christian Rosset, Corr&spondance, Paris, L’Association, 2009, p. 11.