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beetle bailey

Thierry Groensteen

Sunday page du 26 décembre 1977 | Distribué par le King Features Syndicate | Encre de Chine sur papier | 260 x 365 mm | 79.1.24

[mars 2013]

Beetle Bailey, le troufion tire-au-flanc aux yeux éternellement dissimulés par la visière de sa casquette, est de corvée sol. Maladroit, il renverse un verre sur les papiers du sergent. Comme en maintes autres occasions, l’officier va passer ses nerfs sur Beetle, mais celui-ci réussit à renverser la situation à son avantage : voilà ce que MOI je ferais si c’était vous qui aviez saboté un rapport qui m’a pris cinq heures. Et de botter le train de son supérieur avant de le piétiner sauvagement et de le jeter dehors. La réplique finale nous laisse pantois. Au lieu de se plaindre ou de regretter d’avoir invité Beetle à cette inversion carnavalesque des rôles, le sergent esquisse un sourire : « Je savais qu’il comprendrait ».

Chef de file de l’« école du Connecticut », Mort Walker, par le nombre de ses assistants et imitateurs, peut être considéré comme le cartoonist qui a recodifié le style cartoon à partir des années cinquante. Dans cette sunday page de Beetle Bailey, les personnages n’ont que quatre doigts à chaque main et sont identifiés par un attribut caractéristique. Ainsi, le sergent, qui passe son temps à ouvrir grand la bouche pour vociférer, n’y montre jamais qu’une seule dent.
Cette réinterprétation anatomique est l’essence de la caractérisation visuelle. Beetle et le sergent sont approximativement de la même taille. Mais l’un est maigre et l’autre gros. Pour accentuer ce contraste à la Laurel et Hardy, Beetle est dessiné avec des bras filiformes, alors que ceux du sergent sont des cylindres épais et exagérément courts. Ce n’est pas la correction dans le rendu de la morphologie qui compte ici, c’est l’expressivité, et celle-ci passe par le dynamisme constant des attitudes. Le costume (l’uniforme) en participe aussi. La cravate minuscule du grade lui dégage le ventre ; son couvre-chef se soulève quand il est lui-même projeté en l’air (case 6) et la perte d’une de ses chaussures vient souligner sa chute (case 8).

Le « fond » des cases est laissé vide, c’est un pur espace de jeu qui n’a ni forme, ni profondeur, c’est-à-dire qu’il est sans autres proportions que celles découpées par le cadre vignettal. Pour seul élément de décor, un bureau. L’attention du lecteur est donc entièrement focalisée sur les agissements des deux protagonistes, et il a tout loisir d’apprécier l’irréalisme foncier de certaines de leurs attitudes (ex. case 4, où le sergent tient Beetle par le cou à bout de bras). On notera aussi le recours à ce que Walker lui-même a proposé d’appeler les emanata (étoiles, petits nuages, gouttelettes et autres traits indiciels du mouvement ou de l’humeur).

Le sergent finit cet épisode écrabouillé, à l’état de déchet humain informe. État peu « vraisemblable » mais véritable cliché du cartoon, qui signe métaphoriquement la défaite de l’intéressé. Tel les personnages de dessins animés dont la vocation est d’être dynamités ou de recevoir des rochers de plusieurs dizaines de tonnes sur la tête, le sergent, n’en doutons pas, reviendra indemne dès la semaine suivante.

Le style gros nez est un système graphique où la convention l’emporte sur le mimétisme. L’image est son propre référent, au sens où l’on n’imagine pas un « vrai » Beetle Bailey (ou un « vrai » Mickey), dont la version dessinée serait la représentation imparfaite. Pour exprimer cette idée que l’image exprime d’abord sa propre essence (et peut donc être déformée, chiffonnée, déchirée sans cesser d’être elle-même), Harry Morgan parle savamment d’« ontophanie imagière ».

Thierry Groensteen