
« ma cartographie personnelle de la bande dessinée »
par Art Spiegelman
J’ai été invité par le musée de la bande dessinée à remplacer une exposition permanente qui, d’ordinaire, est fortement centrée sur le patrimoine francophone, par ma cartographie personnelle et perverse de ce qu’est la bande dessinée.
Il y a, bien entendu, des recoupements. Des œuvres issues de la tradition franco-belge ont été très importantes pour moi. Mais on verra aussi des œuvres qui ne sont pas connues en France, et d’autres qui sont universellement connues mais qui m’ont formé en tant qu’artiste et qui ont été déterminantes dans la perception de la bande dessinée, en tout cas aux États-Unis. Cette exposition constitue donc un regard alternatif sur le patrimoine, elle en est la version « Bizarro ».
Quand je dis à un Américain que je fais de la bande dessinée, il s’imagine aussitôt que je dessine des types musculeux qui se mettent des raclées. Or on ne verra ici qu’un très rapide coup de chapeau, en passant, à la tradition des super-héros, mais je ne doute pas que, si un autre dessinateur avait fait le choix des œuvres, les super-héros y occuperaient sans doute une place beaucoup plus importante, au détriment d’autres choses.
Pour moi, l’histoire de la bande dessinée n’est pas telle que l’écrivaient les spécialistes de la génération précédente, et notamment les fondateurs des festivals de Lucca ou d’Angoulême. En 1980, on me disait : « Il faut se mettre d’accord sur l’origine de la bande dessinée. Quand est-ce que ça a commencé ? » Et je répondais : « C’est simple : avec Töpffer. » Mais on me rétorquait que c’était plutôt avec le Yellow Kid. Cette période de l’historiographie de la BD aboutissait à une vision du médium qui retenait comme grands auteurs américains Milton Caniff (Terry et les pirates), Alex Raymond (Flash Gordon), Hal Foster (Prince Valiant) et peut être Lee Falk pour Le Fantôme et Mandrake. Pour ma part, ce n’est pas à travers ces noms-là que je comprends l’art de la bande dessinée. Caniff était un peu plus un véritable cartoonist que les autres, et l’exposition lui fait une petite place. Mais, pour l’essentiel, mon histoire de la bande dessinée n’est pas celle-là, c’en est une autre, celle que vont découvrir les visiteurs.
Cette exposition n’aurait pas été possible sans le concours généreux de Glenn Bray, qui a su constituer une collection remarquable centrée sur l’underground, la BD alternative et les comic books de la maison E.C. Personnellement, je suis plus un modeste accumulateur qu’un collectionneur. Mais la mémoire de la bande dessinée n’aurait pas être conservée sans le travail de collectionneurs passionnés et de types obsessionnels. Le plus important à mes yeux fut Bill Blackbeard, mort en mars 2011, qui avait fondé la San Francisco Academy of Comic Art, où il rassemblait et archivait toutes les pages de journaux comportant de la BD, alors que personne d’autre ne se souciait de les conserver. Il a fait pour la bande dessinée ce qu’Henri Langlois a fait pour le cinéma. C’est grâce à lui que nous disposons de séries complètes de Little Nemo, Popeye ou Krazy Kat, pour ne mentionner que ceux-là. Et j’ai découvert énormément de choses dans les ouvrages qu’il a édités à partir
de sa collection.
Ce « musée privé » est le mien, mais il est aussi immensément redevable à des gens tels que Glenn Bray ou Bill Blackbeard. Je crois vraiment que cette exposition rend hommage à leur travail autant qu’aux artistes eux-mêmes.
À l’heure où la bande dessinée numérique nous éloigne de ces merveilleuses oeuvres qui ont été créées sur papier, je pense qu’il existe toujours un avenir pour la bande dessinée, mais que cet avenir réside dans son passé.
les livres de la sélection de la librairie art spiegelman : le musée privé .