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Histoire de la bande dessinée franco-belge

aventure et censure - partie 2

extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen. La Cité, Skira Flammarion, 2009

Paul Winkler, principal accusé

Guerre froide, corporatisme professionnel, protectionnisme culturel, résistance à la modernité et croisade moralisatrice se conjuguent donc pour réclamer des mesures législatives. Les premières propositions de décret avaient été élaborées dès octobre 1940, sous le régime de Vichy. Les communistes déposent à leur tour un projet de loi en mai 1947, où domine la volonté protectionniste : les bandes dessinées étrangères ne pourraient plus représenter que 25 % de la surface dessinée des illustrés français.
A cette date, Paul Winkler apparaît comme l’ennemi principal et, pour tout dire, l’homme à abattre. Rentré en France à la Libération, il a déposé comme témoin à charge au procès du maréchal Pétain, fondé la société Édimonde en 1947 (dont les parts sont également réparties avec Hachette), relancé Confidences et créé, le 23 mars de cette même année, un nouvel illustré ayant pour titre Donald - lequel se sabordera six ans plus tard, faute d’avoir rencontré le succès espéré.
Le système de quota cher aux communistes figure encore dans le projet de loi élaboré par le gouvernement Schuman, qui vient enfin devant l’Assemblée nationale. Winkler a organisé sa défense dès le mois de juin 1948, préparant une lettre à la signature de Robert Meunier du Houssoy, dirigeant des Éditions Hachette. Celui-ci l’adresse le 15 juin au président du Syndicat des éditeurs. En voici les deux passages les plus significatifs : »Nous tenons à faire remarquer que la plupart des séries dessinées paraissant dans les journaux d’enfants à l’heure actuelle, parmi celles qui peuvent à juste raison être critiquées parce qu’elles montrent, sous une lumière favorable, ou tout au moins alléchante, le crime et le banditisme, sont d’origine française. [...] A l’heure actuelle, à notre connaissance, des dessins français sont distribués dans les journaux d’au moins une vingtaine de pays étrangers, des séries inspirées d’Alexandre Dumas, Victor Hugo, Jules Verne, etc. sont appréciées par petits et grands à travers le monde. Si le protectionnisme dont s’inspire le projet de loi du ministère de l’Éducation nationale prévalait en France, nous verrions des mesures similaires surgir dans de nombreux pays, et notamment à l’encontre de tous dessins d’origine française. »
L’argument de la réciprocité est habile, et plus encore la tentative pour obtenir que l’ensemble des éditeurs français fasse cause commune avec Winkler / Hachette. Cette stratégie ne suffira pourtant pas à empêcher le déclenchement des hostilités. Au cours de la séance du 21 janvier 1949, le député communiste André Pierrard s’en prend violemment à Winkler, qualifié de « spécialiste du dumping » . Selon Pierrard, « avec M. Winkler, une édition hebdomadaire d’un journal illustré coûte de 200000 à 300000 francs. Mais sans M. Winkler, une production vraiment française et indépendante, une production saine au lieu de la production malsaine des comics américains, coûte, pour la même édition hebdomadaire, un million de francs ».
Le 25 janvier, Paul Winkler répond point par point à toutes les attaques en adressant à chaque député une lettre circonstanciée. Il se défend d’occuper une position dominante sur le marché de la presse enfantine : « Sur cinquante-neuf publications pour la jeunesse, nous ne fournissons des matières qu’à trois de celles-ci. » Il assure ne pas pratiquer le dumping, mais au contraire exiger « des droits de reproduction élevés, généralement plus élevés que les tarifs appliqués par les dessinateurs français qui ne font pas partie de l’équipe Opera Mundi ». Il fait valoir que l’activité de son agence n’est pas seulement d’importation, mais qu’elle exporte aussi à l’étranger des séries dessinées françaises. Il proteste de ses efforts constants pour « assainir les publications enfantines françaises » et reprend enfin l’argument des éventuelles mesures protectionnistes qui pourraient être adoptées par d’autres pays en manière de représailles.

L’esprit des lois

La loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 concerne toutes les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, périodiques ou non. Selon les termes de l’article 2, ces publications « ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche, ou tous actes qualifiés crimes ou délits, ou de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse ».
L’article 12 du projet de loi - celui prévoyant une limitation du matériel éditorial importé - ne sera finalement pas retenu, au grand dam des communistes qui ne voteront pas le texte. Celui-ci recueille 422 voix contre 181.
Une commission chargée de la surveillance et du contrôle de ces publications est instituée auprès du ministère de la Justice. Composée de fonctionnaires, de magistrats, d’enseignants, de représentants des associations familiales, des mouvements de jeunesse, des auteurs et des éditeurs, elle intervient directement auprès des responsables des publications litigieuses en formulant des « recommandations » ou en adressant des avertissements », puis des mises en demeure ». Quand cette action demeure inefficace, elle signale au ministre de tutelle les infractions à la loi, passibles d’amendes, d’emprisonnement et de destruction des publications concernées.

L’article 14, cependant, élargit le champ d’application de la loi aux « publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse, en raison de leur caractère licencieux ou pornographique, de la place faite au crime ». N’importe quelle publication en principe destinée aux adultes peut ainsi faire l’objet de mesures d’interdiction, sous le prétexte qu’elle est susceptible d’être mise entre les mains d’un mineur. Agissant sur proposition de la commission ou de sa propre initiative, le ministre de l’Intérieur est habilité à prendre (séparément ou de façon cumulative) des mesures d’interdiction à l’exposition, à la publicité et à la vente aux mineurs. L’interdiction à l’exposition empêche même les libraires de présenter l’ouvrage - et le condamne donc à une mort économique certaine. Instrument de censure qui ne dit pas son nom, l’article 14 (toujours en vigueur à l’entrée du XXIe siècle) est comme une deuxième loi dissimulée au sein de la première. Il a frappé des bandes dessinées, des magazines pornographiques, mais aussi des dizaines d’ouvrages littéraires édités par Jean-Jacques Pauvert, Éric Losfeld, Régine Deforges ou Christian Bourgois. Le pouvoir gaulliste instrumentalisera cet article dans sa lutte contre les organes de presse jugés subversifs, tels que Hara-Kiri et Charlie hebdo.
La Commission de surveillance ouvre ses travaux le 2 mars 1950. Cette année-là, elle examine quelque cent vingt-sept publications, adresse seize avertissements et trente-cinq avertissements avec mise en demeure, entraînant la disparition immédiate de plusieurs titres. Les éditeurs vont progressivement apprendre à prévenir les interdictions en imposant à leurs auteurs une certaine autocensure. En outre, ils privilégient désormais le matériel français au détriment des bandes étrangères, favorisant ainsi, comme on va le voir, l’épanouissement d’une école nationale de la BD d’aventures, (Encouragés par le Syndicat des dessinateurs de journaux d’enfants, Liquois, Bob Dan, Giordan, Melliès et d’autres apposent sur chacune de leurs planches une petite cocotte en papier portant l’inscription « dessin français ».) Mickey lui-même, lorsque reparaît en 1952 le Journal qui porte son nom, est désormais confié à un dessinateur français, Pierre Nicolas. Avec le journaliste Pierre Fallot (1909-1976) pour scénariste, il enchaînera pendant vingt-six ans les cent soixante-treize épisodes de son fameux Mickey à travers les siècles, où le personnage, ayant ingurgité un « breuvage magique » concocté par le professeur Durandus, change d’époque chaque fois qu’il reçoit un coup sur la tête.
L’existence d’une loi et ses premiers effets sur la presse illustrée ne suffisent pourtant pas à faire taire les critiques - frôlant quelquefois l’hystérie - des adversaires de la bande dessinée. Je citerai ici quelques lignes, représentatives de beaucoup d’autres, extraites d’un numéro spécial de la revue Enfance (d’obédience communiste) publié aux PUF en 1954, soit cinq ans après le vote de la loi : « Tous les effets [des bandes dessinées] sont grossis à l’extrême, dans leur expression verbale comme dans leur représentation graphique. Ces couleurs criardes, ces expressions grimaçantes, ces visages tordus par la haine ou la terreur, ces attitudes lascives, ces étreintes éperdues, tout doit parler à l’imagination de la façon la plus brutale, tout cela doit être évocateur et suggestif... ».

A suivre

Texte extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen, édité par La Cité et Skira Flammarion en 2009, aujourd’hui épuisé, enrichi de fichiers numériques issus des collections numérisées de la Cité, de Gallica et autres.