Histoire de la bande dessinée franco-belge
d’une guerre à l’autre - partie 4
extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen. La Cité, Skira Flammarion, 2009
Lorsque Mickey paraît...
Cette campagne prendra une vigueur accrue dès l’instant où les bandes dessinées américaines vont déferler sur le marché français. En fait de comics, la France ne connaissait encore, au début des années 1930, que fort peu de choses - sauf à lire les éditions parisiennes de quelques journaux américains comme le New York Herald, destinés à la communauté anglophone. En 1907, la présence du pourtant remarquable Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay dans La jeunesse moderne était passée inaperçue. La Librairie Hachette avait, de son côté, publié quelques rares albums consacrés à des séries d’outre-Atlantique (une dizaine de recueils de Buster Brown de Richard F. Outcault, un volume du Petit Sammy éternue de McCay...). Nous avons évoqué la présence de Bicot (qui fit ensuite l’objet d’albums chez Hachette dès 1926) et de La Famille Mirliton dans le Dimanche-Illustré. Tarzan, quant à lui, poussera ses premiers cris de seigneur de la jungle dans Ric et Rac en 1933.
L’homme par qui la présence des comics en France va soudain devenir massive se nomme Paul Winkler. Né le 7 juillet 1898 à Budapest, arrivé à Paris en 1922, il crée, en 1928, l’agence Opera Mundi, à laquelle on devra notamment la création du Professeur Nimbus précédemment évoqué - une agence qui serait peut-être (nous n’en avons pas la preuve formelle) à l’origine de l’expression « bande dessinée ». Winkler s’était intéressé très tôt au phénomène de la « syndication », typique de la presse américaine et inconnu en France. Le syndicate est une agence, généralement dépendante d’un groupe de presse, qui diffuse divers matériaux intéressant les journaux (articles, jeux, bandes dessinées...), dont elle détient les droits exclusifs, sur tout le territoire des États-Unis et même à l’étranger. Dans le domaine de la bande dessinée, la plus importante de ces agences est alors le King Features Syndicate (KFS), lequel représente Flash Gordon (qui deviendra Guy l’éclair en France), Brick Bradford (Luc Bradefer), Mandrake, Jungle Jim (lim la Jungle), Prince Valiant, The Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum), Dumb Dora et bien d’autres séries. Fondé en 1915 par Moses Koenigsberg, le KFS est rattaché au groupe du magnat William Randolph Hearst.
Winkler parvient à obtenir les droits de représentation exclusifs pour la France de ce formidable catalogue. Pourtant, ses premières tentatives pour placer ces oeuvres - considérées aujourd’hui comme autant de classiques du Neuvième Art - auprès des journaux existants ne rencontrent qu’un succès mitigé. Félix le chat montre le bout de sa queue en 1929 dans Ciné-Miroir et dans La Petite Gironde, et Mickey (que le KFS diffuse à partir de 1930) trouve asile au Petit Parisien, Hachette publiant leurs aventures respectives en albums.
Devant ce maigre résultat, Winkler décide de devenir son propre client et de créer un « illustré » dans lequel paraîtront côte à côte les meilleures séries du KFS. Ne disposant pas des capitaux nécessaires, il doit trouver un partenaire : ce sera Hachette. Mais la célèbre librairie, alors présidée par Edmond Fouret, ne se lance dans cette aventure qu’à la condition expresse de ne pas apparaître au grand jour ; elle jouera le rôle d’un sleeping partner, Winkler signant seul le journal. Le titre en sera - avec l’accord de Walt Disney- Le Journal de Mickey. Quelle meilleure garantie de succès que ce personnage qui triomphe sur les écrans de cinéma et dont les albums s’arrachent ?
Le tirage du Journal de Mickey atteint très vite 400000 exemplaires. C’est le premier journal où toutes les bandes dessinées sont « à bulles » (ou faut-il dire « parlantes » ?). Son succès foudroyant lui vaut d’être aussitôt imité, notamment par deux groupes italo-français : la Librairie Moderne d’Ettore Carozzo (qui lance Jumbo, puis Aventures, dont le personnage vedette sera le légendaire Fantôme de Lee Falk et Ray Moore) et les Éditions Mondiales de Cino Del Duca (qui créent Hurrah ! , fig. 48, et L’Aventureux). Une nouvelle génération d’illustrés voit le jour, faisant tous la part belle aux bandes dessinées d’origine étrangère : américaines, bien sûr, mais aussi, dans une moindre mesure, italiennes, anglaises ou yougoslaves. Winkler lui-même récidive en lançant Robinson, puis Hop-là !
Sans aucun doute, les bandes dessinées américaines font paraître désuète et insipide une bonne partie de la production française. Rompues de longue date à l’usage de la bulle et conçues à destination de la presse d’information, elles ne s’adressent pas spécifiquement aux enfants et usent de techniques narratives plus modernes. Dès lors, ignorant les conventions qui pèsent sur la BD française, elles sont plus en prise avec la réalité (sous ses aspects sociaux et sexuels, notamment), en même temps que plus franches dans l’exploration de mondes oniriques et fantasmatiques. Leur qualité esthétique est, dans l’ensemble, très élevée, avec des caricaturistes de génie (Gottfredson, qui dessine Mickey, Segar, Dirks, Knerr, Sterrett...) et une école de dessinateurs naturalistes que le critique américain Robert Harvey qualifie à juste titre de « génération des illustrateurs » : Foster, Raymond, Hogarth...
Ces comics nous parviennent dans une version souvent assez dénaturée. Si certains illustrés français s’efforcent de ressembler à la « Comics Section » des journaux américains, la surface de chaque bande est généralement réduite de moitié, les textes simplifiés. Planches remontées, dessins retouchés (afin d’en atténuer la violence et, surtout, l’érotisme), séries amputées d’une partie de leurs épisodes sont monnaie courante. Par ailleurs, certaines séries paraissent dans deux journaux à la fois, sous des titres différents : l’un reprend les bandes qui paraissent quotidiennement en semaine (daily strips), l’autre les pages du dimanche (sunday pages). Mais toutes les atteintes et dénaturations qu’ils subissent n’empêchent pas les comic strips de marquer d’un sceau indélébile l’imaginaire de toute une génération de petits Français.
Tentatives de résistance
Face à cette déferlante, les dessinateurs et éditeurs français sont bien malmenés. L’un des premiers titres à disparaître, en 1935, est aussi l’un des plus anciens, La Jeunesse illustrée de Fayard, suivi un an plus tard des Belles Images.
Grâce à son réseau de diffusion parallèle, la presse catholique résiste assez bien, s’enrichissant même de nouveaux titres : Bayard à La Bonne Presse (qui prend la suite de L’Echo de Noël et persiste à publier des « histoires en images » légendées), Âmes vaillantes à l’Union des oeuvres (qui se veut le pendant pour filles de Cœurs vaillants). Le parti communiste entre en lice avec Mon camarade, dirigé par l’historien de cinéma Georges Sadoul, n’obtient qu’une faible audience. Un an avant d’inventer le personnage de Spirou l’éditeur belge Dupuis, le dessinateur Rob-Vel - qui vient de passer deux années aux Unis - s’adjuge la série-titre dans Le Journal de Toto (1937), dont les autres pages sont occupées par des BD américaines et italiennes.
Les Éditions de Montsouris choisissent de s’aligner en lançant un nouveau titre, Bilboquet, fait de matériel importé. (On y rencontre les signatures de Will Eisner ou Gene Ahern...) Moins d’un an après, Bilboquet est absorbé par Pierrot, lequel a doublé son format(mais diminué de moitié sa pagination) et continue à miser sur des auteurs français comme Pellos , Gervy, Liquois, Cazanave et Marijac.
La Société parisienne d’édition tente, elle aussi, de répliquer. Elle crée Junior, qui accueille le Tarzan de Foster, puis de Hogarth, ainsi que Terry et les pirates de Milton Caniff. Son format géant (55 x 39 cm) lui permet de reproduire ces séries américaines dans leur format d’origine. Le succès est au rendez-vous. Les autres titres de la SPÉ s’agrandissent aussi et s’ouvrent aux séries américaines. Mais quand Le Petit Illustré publie Félix le chat, il croit encore nécessaire de rajouter un texte sous les images. Ces changements ne suffisant pas à sauver une presse désormais obsolète, les Offenstadt tentent un bouleversement plus radical. Le Petit Illustré disparaît en 1937, cédant la place à L’As ; Cri-Cri devient Boum et L’Intrépide se mue en Hardi !. Mais la partie est déjà perdue : Boum et Hardi ! ne fêteront même pas leur premier anniversaire et, en octobre 1939, L’Épatant (qui continuait de faire travailler Mat, Giffey, Liquois, Pellos et Thomen) meurt à son tour.
Dès 1936, les organisations syndicales représentant les auteurs de bandes dessinées (soit, principalement, la Société des dessinateurs humoristes, l’Union des artistes dessinateurs français et le Syndicat des dessinateurs de journaux) militent pour obtenir des mesures protectionnistes, qui protégeraient les dessinateurs français contre la concurrence étrangère. Elles écrivent aux pouvoirs publics et sensibilisent l’opinion par le biais de la presse. Saisi du problème, le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay écrit à ses collègues en charge du Commerce et des Affaires étrangères, les alertant « sur la situation difficile où se trouvent actuellement les dessinateurs humoristes français, par suite de l’envahissement des journaux illustrés par des clichés étrangers ». Mais l’affaire reste -provisoirement - sans suite.
Dans la tourmente
L’entrée des Allemands dans Paris le 14 juin 1940 bouleverse le monde de la presse et de l’édition. Grâce aux recherches effectuées par Thierry Crépin, on connaît désormais assez bien le sort des principaux acteurs sur le marché de la bande dessinée.
L’équipe d’Opera Mundi se transporte en zone libre, Winkler lui-même se réfugiant aux États-Unis avec ses trois enfants. (Un décret du gouvernement de Vichy lui retire la nationalité française.) Robinson et Hop-là ! fusionnent en octobre 1940 pour une nouvelle série publiée à Marseille jusqu’en juillet 1944. Le Journal de Mickey connaît une interruption de trois mois, de juin à septembre 1940, puis reparaît, également en zone libre. Les bandes d’origine américaine (à commencer par Mickey lui-même) y sont peu à peu remplacées par des séries fournies par des auteurs français, eux aussi réfugiés à Marseille. Le titre disparaît en juillet 1944.
Après diverses péripéties, les Éditions Mondiales reprennent leurs activités en décembre 1940, avec de nouveaux bureaux à Vichy et à Nice. Débaptisés le mois suivant, Hurrah ! et L’Aventureux deviennent Tarzan et L’Audacieux. Del Duca lui-même milite aux côtés des antifascistes italiens ; inquiété par la Gestapo, il doit passer dans la clandestinité.
Devenue la SAGÉ (Société anonyme générale d’édition), l’entreprise d’Ettore Carozzo transfère ses activités à Lyon. Jumbo et Aventures doivent fusionner et, après septembre 1942, se plier aux exigences des services de l’Information de Vichy, pour faire l’apologie de la « Révolution nationale ».
La famille Offenstadt est dépossédée de ses biens par les lois raciales (arrêté, l’un des frères meurt à Drancy), et la SPÉ placée sous la tutelle du trust nazi Hibbelen. Juif lui aussi, Jacques May, le PDG des Éditions du Petit Écho de la mode, est engagé dans les Forces françaises libres ; un tribunal de Vichy le condamne à mort par contumace.
De nombreux journaux disparaissent en 1942, victimes de la pénurie de papier. Les bandes dessinées qui continuent de paraître se présentent plutôt sous la forme de « récits complets », ainsi qu’il est convenu d’appeler ces fascicules brochés rassemblant une histoire complète (sortes d’albums du pauvre, vendus en kiosques) ; ceux-ci ont fait leur apparition à la fin des années 1930, et se multiplieront après la Libération. Sous l’Occupation déjà naissent des collections comme « Les Cahiers d’Ulysse » ou « Odyssées », alimentées en matériel français et italien.
C’est pendant la guerre qu’Hergé publie ses premiers livres en couleurs, cédant à la pression de Casterman, son éditeur depuis 1934. À cette occasion, il normalise ses albums et en fixe le nombre de pages « utiles » à soixante-deux. Pour avoir poursuivi les aventures de Tintin dans les pages du quotidien Le Soir, soumis à la censure allemande, il sera arrêté à la Libération et connaîtra un purgatoire de deux ans.
Saint-Ogan (toujours animé d’un esprit cocardier, et dont le complice Jaboune rédige dans Benjamin, « journal intégralement français », de lyriques éditoriaux provichyssois) signe quelques images pétainistes, comme l’affiche officielle de la première Fête des mères :mai 1941), instaurée par le nouveau régime, ou cette autre affiche incitant Ies petits enfants de France à adresser un dessin au maréchal à l’occasion de Noël.
D’autres dessinateurs français se compromettent beaucoup plus gravement en collaborant (dans tous les sens du terme) à un bimensuel qui fait son apparition en janvier 1943, et qui connaîtra quarante et un numéros, bénéficiant pendant près de deux ans d’un monopole de fait sur la place de Paris. Proche de la Propaganda Abteilung et du sinistre Darquier de Pellepoix, Le Téméraire diffuse l’idéologie de l’occupant, et notamment son antisémitisme.
Les Anglais, les « bolcheviks » et les maquisards sont d’autres cibles de raillerie. Dans les pages de ce journal d’apparence luxueuse, que Pascal Ory a baptisé « le petit nazi illustré », et dont la diffusion oscillait entre 100000 et 150000 exemplaires, figurent les signatures des dessinateurs Jean Ache, Erik, Gire, Le Rank, Liguais, Mat, Poïvet et Vica. Né Vincent Krasouszky en 1893, ce dernier a promené auparavant chez différents éditeurs son personnage, qui s’appelle également « Vica ». En 1942, il a commis trois albums de propagande mêlant bandes dessinées et photos retouchées.
En plus des dessinateurs, Le Téméraire emploie « des tâcherons de la littérature populaire et des spécialistes de la vulgarisation scientifique ». Étrangement, les uns et les autres échapperont à l’épuration.
A suivre
Texte extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen, édité par La Cité et Skira Flammarion en 2009, aujourd’hui épuisé, enrichi de fichiers numériques issus des collections numérisées de la Cité, de Gallica et autres.