Histoire de la bande dessinée franco-belge
d’une guerre à l’autre - partie 3
extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen. La Cité, Skira Flammarion, 2009
Les pédagogues passent à l’attaque
Les albums, à cette époque, sont encore peu nombreux. Ceux de la Société parisienne d’édition sont des cahiers brochés de soixante-quatre pages, bon marché, qui, s’ils rassemblent un épisode complet d’une histoire prépubliée auparavant dans un journal, s’apparentent néanmoins plus à des fascicules qu’à des livres. Les autres éditeurs privilégient les albums cartonnés, de plus grand format, et les publient traditionnellement en fin d’année, comme livres d’étrennes. (À lui seul, Pinchon figure au catalogue de Gautier-Languereau, mais aussi chez Larousse, Ferenczi et Plon.) L’intérieur est tantôt en noir et blanc, tantôt en bichromie, plus rarement tout en couleurs. Les éditeurs de périodiques proposent aussi des reliures semestrielles ou annuelles de leurs invendus.
Les ouvrages les plus ambitieux de l’époque sont à mettre au crédit de l’éditeur Paul Hartmann (futur directeur général du Mercure de France, à partir de 1944). À côté de livres d’art ou de photos et de romans illustrés pour la jeunesse, il publie quelques bandes dessinées (à légendes et non à bulles) de haute volée artistique, qui ne sont pas issues de la presse mais constituent des œuvres inédites commandées à des illustrateurs. Le Mariage de M. Lakonik, de Jean Bruller, et les deux premiers Samovar et Baculot, de Samivel (Parade des diplodocus, puis Les Blagueurs de Bagdad) - trois chefs-d’oeuvre du comique -, indiquent ce que pourrait être une « bande dessinée d’art » destinée aux adultes. Ils seront malheureusement sans postérité immédiate.
L’ambition artistique n’est pas toujours au rendez-vous de la bande dessinée pour la jeunesse. Les titres de maintes séries suggèrent, à eux seuls, l’infantilisme d’une production de routine. Bibor, et Tribar, Cric et Crac, Flic et Plaff, Jim et Joe, Lolote et Lulu, Lulu et Lolo, Lynx et Zoum, Mizo et Friquet, Nano et Nanette, Paul et Mic, Pic Nic, Pic et Poc, Plic et Ploc, Pouf et Miette, Pouf et Ploc, Ploum et Patatras, Ric et Rac, Tique et Toque, Toto et Lili, Totor et Titine, Tutur et Tatave, Zim et Boum (pour citer en vrac quelques séries d’inégale valeur des années 1930 à 1950) composent une litanie peut-être poétique, mais ne plaidant pas vraiment en faveur d’une légitimation culturelle de la bande dessinée.
Or, la bande dessinée fait l’objet d’attaques répétées dans les milieux éducatifs Dans un premier temps, elle est amalgamée à un ensemble de publications très populaires auprès de la jeunesse et supposées vulgaires ou amorales. Dans la thèse qu’elle a consacrée aux années 1919-1931, Annie Renonciat rappelle que « c’est dès leur apparition que ces nouvelles publications, magazines et fascicules ont alarmé les pédagogues ». Et de produire diverses citations témoignant de cette mobilisation précoce. Dès 1907, Marcel Braunschwig, auteur d’un essai sur l’éducation esthétique écrivait : « À l’heure présente, nous sommes envahis par un débordement de feuilles populaires à l’usage des enfants, contre lesquelles il n’est que temps d’entreprendre une vigoureuse campagne au nom du bon sens et du bon goût qu’elles outragent impunément. » Cinq ans plus tard, un inspecteur d’enseignement primaire répondant au nom de Félix Pécaut exprimait son effroi dans un essai sur L’Éducation publique et la Vie nationale : « Je me demande avec inquiétude, je me demande pour qui et pour quoi nous travaillons... Est-ce pour livrer les âmes, à peine débrouillées, à de nouveaux et étranges éducateurs, à ces livraisons de romans à bon marché, à ces feuilles corruptrices parées des plus perfides attraits de l’image illustrée ? »
Tous les illustrés ne sont évidemment pas accablés du même opprobre. Mais les critères permettant de trier le bon grain de l’ivraie ne sont pas les mêmes pour tous. Si les pédagogues laïcs s’en tiennent principalement aux questions de bon goût et de moralité, pour les catholiques, le principal critère de partage entre les bons et les mauvais périodiques est celui du respect et de la propagation des valeurs chrétiennes. Les termes utilisés en 1920 par le dénommé André Balsen, dans une brochure du Comité catholique de Lille, sont sans équivoque. Voici ce qu’il écrit à propos des Belles Images, l’hebdomadaire des Éditions Fayard : « Sans contredit, les bons catholiques ne s’y abonneront point. Quoique sa morale naturelle soit satisfaisante et lui donne une valeur éducative incontestable, elle ne leur convient pas à cause de sa neutralité. Toutefois, tenant le milieu entre le Bien et le Mal, elle peut servir de "pont" intermédiaire afin de conquérir certains enfants et les arrêter sur les chemins de la perdition... » Plus généralement, André Balsen appelle à une véritable « croisade ». Classant les titres de la presse enfantine en quatre catégories - » journaux mauvais » (les publications Offenstadt), « journaux médiocres » , « journaux insuffisants » (catégorie dont fait partie Les Belles Images), et « journaux bons et excellents » -, il conclut : « Les uns jugeront ce classement fort sévère, car ils ne songent pas aux méfaits de la littérature enfantine : or, celle-ci tue autant d’âmes que l’école athée. [...] De l’issue de la lutte dépendent l’avenir de la jeunesse, de la France et de la chrétienté, le salut des âmes enfantines. »
Ainsi, la presse illustrée se trouve au centre du combat entre la religion et la laïcité. Jules Ferry a certes institué le principe de la neutralité de l’école face aux questions de conscience ; mais n’est-ce pas précisément cette « neutralité » que les catholiques reprochent aux journaux « insuffisants » d’Arthème Fayard ? Loin d’avoir désarmé, le parti de la « réaction » reste fortement opposé à l’idée d’une « école sans dieu » ; tout ce qui est susceptible d’exercer une quelconque influence sur l’« âme enfantine » est donc un sujet extrêmement sensible. À cette guerre des idées s’ajoute, plus prosaïquement, une concurrence commerciale bien réelle. Dans les années 1930 et 1940, les éditeurs vilipendés par les catholiques sont aussi attaqués en tant que rivaux directs de la presse dite « confessionnelle », constituée principalement des journaux du groupe Fleurus et de La Bonne Presse.
Avant que Paul Winkler ne devienne (comme on le verra) la cible principale des attaques, dans la seconde moitié des années 1930, le tir s’était concentré sur les publications des frères Offenstadt, soit en particulier L’Épatant, Fillette, L’Intrépide, Cri-Cri et Lili. La « vulgarité » et « l’insanité » d’ensemble de ces publications populaires et bon marché sont dénoncées sans relâche, les personnages qu’elles présentent faisant figure de véritables repoussoirs. Le journal consacré à l’Espiègle Lili apparaît à Alphonse de Parvillez (collaborateur de l’Union morale, de la Revue des lectures et de la Revue des jeunes) comme « le parfait manuel du sale gosse », tandis que l’abbé Bethléem, qui est en quelque sorte la conscience de la Revue des lectures, dénonce l’usage, dans L’Épatant, d’« une outrance dans la caricature [et d’]un argot infect, langage des bagnes et des bouges... »
L’influent Louis Henri Bethléem (1869-1940) est notamment l’auteur d’un véritable best-seller intitulé Romans à lire, romans à proscrire. Incarnant l’aile la plus militante de l’Église catholique, il mène une inlassable croisade contre l’« empoisonnement » de la jeunesse par les idées pernicieuses que propageraient, notamment, les illustrés pour enfants. Selon lui, « ces journaux sont malsains, criminels, répugnants et détraquants, dirigés par des Juifs, des Allemands et des pornographes ».
Dans cette vigoureuse campagne dirigée contre la presse Offenstadt, la qualité des publications n’est en effet pas seule en cause. Une circonstance aggravante est que la Société parisienne d’édition publie par ailleurs des romans grivois. Le grief de « pornographie » (selon les critères du temps) est étendu, par contamination, aux illustrés pour l’enfance - et l’on se plaît à traquer les allusions sexuelles ou scatologiques dans les aventures des Pieds Nickelés. Les frères Offenstadt sont aussi mis en cause dans leurs personnes mêmes, en leur qualité de Juifs allemands.
Selon une conception héritée du XIXe siècle, les enfants sont encore assimilés, dans l’entre-deux-guerres, aux couches les moins instruites de la population, c’est-à-dire au « peuple ». André Balsen s’en faisait le porte-parole lorsqu’il écrivait, à propos de L’Écho de Noël : « Le présent journal s’adresse au peuple, autant qu’aux petits, ç’est-à-dire à ces intelligences primitives dont les connaissances restent sommaires, quelquefois nulles, et chez qui l’imagination prime la raison. » Il est frappant de constater que ce discours est, à peu de chose près, identique à celui que tenait Töpffer soixante-quinze ans plus tôt. Mais le père de la bande dessinée en déduisait que la « littérature en estampes », puisqu’elle s’adresse « avec plus de vivacité à un plus grand nombre d’esprits » que ne le font les autres livres, pourrait être d’un grand profit pour « l’instruction morale du peuple et des enfants ». Et l’auteur du Docteur Festus de conclure par ces lignes de bon sens : « Il y a livres et livres, et les plus profonds, les plus dignes d’admiration à cause des belles choses qu’ils contiennent, ne sont pas toujours les plus feuilletés par le plus grand nombre. De très médiocres, à la condition qu’ils soient sains en eux-mêmes et attachants pour le gros des esprits, exercent souvent une action plus étendue et, en ceci, plus salutaire. C’est pourquoi il nous paraît qu’avec quelque talent d’imitation graphique, uni à quelque élévation morale, des hommes d’ailleurs fort peu distingués pourraient exercer une très utile influence en pratiquant la littérature en estampes. »
Malheureusement, les pédagogues de la première moitié du XXe siècle ne se souviendront pas de l’Essai de physiognomonie. Pour eux, ce qui est populaire est nécessairement vulgaire. La bande dessinée est intrinsèquement nuisible, puisqu’elle fait concurrence au « vrai livre ». Et cette concurrence cristallise un double affrontement : entre le monde de l’écrit et celui de l’image, d’un côté ; entre une littérature à fonction éducatrice et une littérature de pur divertissement, de l’autre. Depuis leur origine, les livres et journaux pour enfants sont investis d’une fonction éducative et moralisatrice ; ils accompagnent et prolongent le travail des parents et des maîtres d’école. Or, voici que la presse illustrée, les albums comiques et les romans populaires édités sous forme de fascicules tournent le dos à cette mission, en ne prétendant plus qu’à l’amusement et à la distraction. Les éducateurs s’en alarment fort logiquement. Persuadés, par ailleurs, que les enfants sont faibles d’esprit, et que leurs pulsions et instincts naturellement mauvais doivent être redressés, ils concentrent leurs attaques sur l’image, d’autant plus dangereuse qu’elle est plus séduisante. Leurs critiques sont toujours les mêmes : les bandes dessinées sont laides, mal écrites et truffées de fautes d’orthographe ; elles font une part trop belle à la violence et à l’érotisme ; enfin, elles font perdre à l’enfant le sens de la réalité en lui présentant comme vrais des êtres et des mondes de pure imagination.
A suivre
Texte extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen, édité par La Cité et Skira Flammarion en 2009, aujourd’hui épuisé, enrichi de fichiers numériques issus des collections numérisées de la Cité et de Gallica.