Histoire de la bande dessinée franco-belge
les histoires en images, des origines à 1914 - partie 2
extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen. La Cité, Skira Flammarion, 2009
Une conjoncture favorable
Ecrivain et dessinateur accompli, fils d’un artiste peintre de quelque réputation, esprit suffisamment affranchi des préjugés artistiques de son temps, Rodolphe Töpffer réunissait toutes les compétences nécessaires à l’invention de la narration figurative. Son génie propre n’est cependant pas une cause suffisante, et l’émergence du genre ne se serait sans doute pas produite à cette époque déterminée sans une conjonction de circonstances favorables.
On rappellera en premier lieu que c’est l’invention de la lithographie, dont la technique ne se répand vraiment à travers l’Europe que dans les années 1820, qui fournit au Genevois le procédé technique lui permettant de diffuser ses œuvres. Mais il convient aussi de resituer la naissance de la bande dessinée dans un contexte plus large : celui de l’épanouissement de la caricature.
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe correspondent à l’âge d’or de la caricature anglaise, celle des Gillray, Rowlandson, Cruikshank père et fils. Le père de Rodolphe, Wolfgang-Adam Töpffer, a fait le voyage d’Angleterre et a étudié de près ces dessinateurs qui n’ont pas alors d’équivalent dans le monde francophone. À son retour, il a lui-même publié un recueil de Caricatures (1817) se réclamant de cette filiation.
- Les caricatures d’Adam Töpffer et la restauration genevoise... Töpffer, Adam (1766-1847). Illustrateur
- Les caricatures d’Adam Töpffer et la restauration genevoise...
Töpffer, Adam (1766-1847). Illustrateur
Editions Fréd. Boissonas, Genève, 1917
http://collections.citebd.org/in/faces/details.xhtml?id=DD_151
Rodolphe s’en prévaut lui aussi : son Docteur Festus n’est pas sans rappeler un personnage de Rowlandson, le Doctor Syntax ; mais sa dette principale est envers William Hogarth (1697-1764) et ses célèbres cycles de gravures, les Moral Modem Subjects. Ces séries narratives de Hogarth résumaient la carrière édifiante d’un personnage, en six, huit ou douze gravures figurant les différents « actes » de la pièce.
Cependant, la publication des histoires en estampes de Töpffer est exactement contemporaine de l’affirmation d’une école française de la caricature (Daumier, Cham, Gavarni, Monnier, Travies...), qui connaît son apogée sous Louis-Philippe et Napoléon III. Charles Philipon, fondateur de La Caricature (hebdomadaire) en 1830 et du Charivari (quotidien) en 1832, fait du dessin satirique, non plus simplement l’instrument d’une charge contre les mœurs du temps, mais une forme nouvelle de journalisme politique.
L’invention de Töpffer coïncide aussi avec l’âge d’or de l’imagerie populaire. D’abord imprimées à partir de bois gravés et coloriées au pochoir, les images populaires, vendues par colportage, seront lithographiées dans la seconde moitié du siècle. Après avoir été composées d’images uniques, elles se divisent progressivement en une succession de vignettes (souvent seize, disposées sur quatre rangées de quatre). Le texte, divisé en blocs de quelques lignes placés sous chaque vignette, continue d’assumer l’essentiel de la narration, l’image étant généralement cantonnée dans une fonction strictement illustrative. Il n’y a pas de véritables enchaînements dynamiques, mais plutôt des alignements de scènes. De plus, les sujets sont principalement religieux, militaires, historiques ou moralisateurs. Les feuilles destinées aux enfants — qui l’emportent progressivement en nombre sur celles produites à l’intention des adultes - illustrent des chansons ou des contes (l’œuvre de Perrault constitue le principal filon qu’exploitent tous les centres imagiers français).
L’imagerie populaire représente donc une forme d’histoire en images plus archaïque que les albums töpffériens, mais elle bénéficie de la couleur et diffuse plusieurs millions d’exemplaires chaque année. Son impact est immense sur le peuple ; dans bien des foyers, on ne connaît aucune autre forme d’image. Sans être tout à fait de la bande dessinée, elle prépare le public à sa réception, en l’habituant à la lecture d’un espace compartimenté, d’un multicadre où les dessins se succèdent in praesentia.
Enfin, on ne saurait passer sous silence que l’invention de la bande dessinée est à peu près contemporaine de celle du daguerréotype. Présenté publiquement en 1839, le procédé intéresse les dessinateurs. Dans sa quête de la ressemblance, Nadar abandonnera la caricature pour la photographie. Mais déjà Töpffer avait publié dès 1841, dans la Bibliothèque universelle, un article sur « la plaque Daguerre ». Selon lui, ce nouveau procédé ne peut prétendre qu’à l’imitation du réel ; il ne saurait détrôner ni la peinture ni le dessin, dont le but est l’expression. Il reste que la photographie deviendra, dans les décennies suivantes, un précieux auxiliaire pour les dessinateurs, qu’elle aidera en particulier à réaliser la synthèse du mouvement.
Diffusion et influence
Dès avant 1850, Ies albums de Töpffer sont traduits en plusieurs langues : anglais, allemand, néerlandais, danois. Les traductions anglaises donneront lieu à des éditions pirates de Vieux-Bois (Mr Obadiah Oldbuck) et de Cryptogame (Batchelor Butterfly) sur le sol des États-Unis dès 1846. Une deuxième édition américaine paraîtra chez Dick & Fitzgerald vers 1870.
En 1839, la maison Aubert, à Paris, publie elle aussi des versions pirates des trois premiers albums de Töpffer (c’est une pratique répandue à l’époque, la protection juridique des créations littéraires et artistiques n’étant pas solidement établie). La technique n’offrant pas alors de moyen pour reproduire directement les éditions genevoises, il a fallu les faire redessiner. Aussi Töpffer s’insurge-t-il à la fois contre une concurrence commerciale déloyale (les albums d’Aubert sont moins chers que les éditions originales) et contre la piètre qualité artistique de cette contrefaçon.
Cependant, bien loin de « tuer le genre », comme l’auteur pillé en exprime la crainte dans sa correspondance, Aubert va le faire fructifier. La « collection des Jabots », ainsi qu’il la désigne désormais, en référence au premier titre paru, accueillera bientôt des créations originales, par les premiers imitateurs français de Töpffer. Elle sera, tout simplement, la première collection de bandes dessinées dans l’histoire de l’édition française.
La maison Aubert a été fondée fin 1829 à l’initiative de Charles Philipon (1800-1862), associé pour la circonstance à sa demi-sœur Marie et à son beau-frère Gabriel Aubert. D’un atelier d’imprimerie spécialisé dans l’impression et l’édition de caricatures, Philipon a rapidement fait le principal éditeur du genre. Il l’écrira lui-même à Nadar en 1854, non sans un brin de forfanterie : « J’ai répandu par centaines de mille les livres à vignettes, par millions les albums, par milliards les épreuves, développant ainsi le goût du dessin, popularisant les auteurs parisiens et le nom des artistes français sur tous les points du monde... »
Après La Caricature et Le Charivari, Philipon lance en février 1848 le Joumal pour rire (dont la carrière s’achèvera en 1872). Le jeune Gustave Doré y collabore dès le n°1 ; Nadar rejoint le titre au n°69 ; Cham intègre l’équipe un peu plus tard. Ces trois dessinateurs forment, avec Edmond Forest, la première génération d’auteurs de bandes dessinées français. Leurs contributions au genre paraissent, en totalité ou en partie, dès avant 1850. De Forest, Aubert a publié en 1840 l’Histoire de M. de Vertpré et de sa ménagère aussi. De Gustave Doré (1832-1883), il éditera trois albums : Les Travaux d’Hercule en 1847, puis Trois artistes incompris et mécontents et Dés-agréments d’un voyage d’agrément, tous deux en 1851. Quant à Cham (pseudonyme d’Amédée de Noé, 1819-1879), il est le plus prolifique, avec quelque sept albums déjà parus dans la « collection des Jabots » dès avant sa collaboration avec Töpffer sur Cryptogame. Nadar (alias Félix Tournachon, 1820-1910), quant à lui, donne son Mossieu Réac en feuilleton dans La Revue comique à l’usage des gens sérieux publiée par Hetzel.
Dés-agréments d’un voyage d’agrément/ Gustave Doré.
Aucun de ces artistes ne fera durablement carrière dans ce que l’on n’appelle pas encore la bande dessinée. Forest est l’auteur d’un seul album ; Nadar abandonne le dessin pour la photographie ; Doré signe ses adieux au genre dès 1854, avec l’ébouriffante Histoire dramatique, pittoresque et caricaturale de la Sainte Russie, dont l’éditeur est J. Bry aîné, pour devenir le peintre et l’illustrateur que l’on sait. La dernière contribution de Cham est, en 1856, un album intitulé Les Aventures de M. Beaucoq, ex-rosier de la commune de Nanterre, chez Arnauld de Vresse ; il se consacre alors exclusivement à sa carrière de dessinateur de presse (entamée dès 1843 dans Le Charivari et dans L’Illustration), qui fera de lui, selon les termes de David Kunzle, « le caricaturiste le plus en vogue d’une époque que la postérité a désignée comme celle de Daumier ».
Tous ont su innover sur tel ou tel point. Cham et Doré, en particulier, ont un goût certain pour l’expérimentation formelle. Ils changent d’instrument (troquant la plume pour le crayon lithographique - outil qui, en permettant de se passer du copiste, avait permis l’éclosion de la caricature d’artiste), voire de format (l’Histoire de la Sainte Russie est le seul album de cette époque à rompre avec le format « à l’italienne » pour se rapprocher de celui du roman) : ils introduisent une plus grande variété dans l’échelle des plans, inventent avant les Incohérents, les monochromes figuratifs, en introduisant dans leurs récits des vignettes complétement vides (blanches) ou uniformément noires, s’amusent au pastiche, au calembour graphique, à l’auto caricature et à mille autres trouvailles. Mais ce sont là des fulgurances ponctuelles, qui ne sauraient tenir lieu d’esthétique, et qui masquent mal leur commune incapacité à soutenir l’intérêt tout au long du récit, à bâtir un scénario qui soit une intrigue et non une collection d’anecdotes.
Il est permis d’affirmer qu’en l’espace de dix ans une part importante, essentielle, de l’héritage töpfférien a été dilapidée. Aucun de ses premiers successeurs ne présente les mêmes qualités d’auteur, d’écrivain ; aucun ne possède son génie narratif et comique ; aucun non plus ne partage sa foi dans le média, n’a à cœur d’en démontrer les possibilités uniques. Pour tous, à commencer par Philipon, la littérature en estampes apparaît comme une forme de caricature parmi d’autres possibles. La France a laissé perdre cette conscience proprement visionnaire qu’avait Töpffer de la singularité de la bande dessinée comme mode d’expression original et complet. A cet égard, l’abandon, par tous, de l’écriture manuscrite au profit de textes composés en caractères d’imprimerie a valeur de symptôme : en renonçant aux valeurs physiques et sensuelles de l’écriture, c’est la vieille dichotomie du texte et de l’image qui est insidieusement réintroduite, au mépris de la notion d’unité, de complicité et même d’indissociabilité prônée par le Genevois.
Dans les années 1850, le répertoire thématique de la bande dessinée naissante a déjà des contours assez précis. La satire des mœurs bourgeoises est son registre de prédilection. En dehors d’une figure sérieuse comme M. Crépin, de quelques personnages plus plébéiens chez Cham et des artistes incompris de Doré, les protagonistes sont invariablement des bourgeois ridicules, antihéros que leurs noms seuls (Alphonse du Jabot, Barnabé Gogo ou César Plumet) suffisent à dénoncer pour ce qu’ils sont : des marionnettes, inévitablement victimes de leur bêtise ou de leur suffisance.
D’autres veines thématiques de moindre importance peuvent être identifiées. La charge politique, tout d’abord. L’Histoire d’Albert de Töpffer était un pamphlet contre les révolutionnaires en général, et la personne de James Fazy (leader radical genevois) en particulier. Le « Môssieu Réac » de Nadar est lui aussi un personnage repoussoir, chargé d’animer une revue éphémère fondée par Jules Hetzel pour défendre la candidature de Cavaignac à la présidence de la République. Quant à l’Histoire de la Sainte Russie, c’est une œuvre d’inspiration patriotique inspirée par la guerre de Crimée, où se donne libre cours une russophobie virulente.
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La diversification des sujets est surtout le fait de Cham. En 1842, il donne à la fois une parodie de roman (Télémaque, fils d’Ulysse, qui détourne l’œuvre de Fénelon ; le Journal pour rire accueille de même, en 1848, une parodie dessinée des romans d’Eugène Sue) et une féerie – l’Histoire du prince Colibri et de la fée Caperdulaboula -, dans laquelle la jeune fille convoitée par le roi se fait tailler une robe dans un rayon de lune.
Le merveilleux, qui se donne ici libre cours, était déjà présent chez Töpffer. Monsieur Cryptogame ne séjournait-il pas agréablement, en compagnie de trois autres personnages, dans le ventre d’une baleine ? Il imprégnait aussi Les Travaux d’Hercule de Doré, suite d’exploits fabuleux empruntés à la mythologie. La bande dessinée n’abandonnera jamais ce registre, sans doute consubstantiel à l’imaginaire graphique, le dessin ayant une propension naturelle à engendrer des chimères. Au XIXe siècle, le merveilleux est souvent associé à la thématique du voyage ; le monde, encore mal connu, apparaît plein de mystères, et les héros voyageurs ne s’étonnent pas de rencontrer, en des contrées lointaines, le surnaturel. Au cours du siècle suivant, la science-fiction extrapole le thème du voyage jusqu’à d’autres planètes ou galaxies.
A suivre
Texte extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen, édité par La Cité et Skira Flammarion en 2009, aujourd’hui épuisé, enrichi de fichiers numériques issus des collections numérisées de la Cité et de Gallica.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons de visiter le site Topfferiana et de consulter l’ouvrage de Thierry Groensteen : M. Töpffer invente la bande dessinée, Les Impressions nouvelles, 2014, qui sur bien des points complète et approfondit ce texte.