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parodie

Thierry Groensteen

Innombrables sont les récits dessinés qui se moquent d’un film, d’un roman, d’une série télévisée, d’une bande dessinée antérieure, ou encore d’un personnage mythique, que son statut d’icône de la culture (savante ou populaire) a conduit à s’incarner dans différents médias.
Dans le champ de la bande dessinée, le phénomène de la parodie a un caractère massif. Il est aussi ancien que l’art du récit dessiné, et son développement s’explique par ce que le critique américain Joseph Witek analyse comme « le penchant [des comics] pour le grotesque, l’exagération et l’extrapolation fantaisiste ».

[janvier 2013]

Innombrables sont les récits dessinés qui se moquent d’un film, d’un roman, d’une série télévisée, d’une bande dessinée antérieure, ou encore d’un personnage mythique, que son statut d’icône de la culture (savante ou populaire) a conduit à s’incarner dans différents médias.
Dans le champ de la bande dessinée, le phénomène de la parodie a un caractère massif. Il est aussi ancien que l’art du récit dessiné, et son développement s’explique par ce que le critique américain Joseph Witek analyse comme « le penchant [des comics] pour le grotesque, l’exagération et l’extrapolation fantaisiste ».

Selon la définition proposée par Daniel Sangsue, une parodie se définit par « la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » (2007 : 11). Elle constitue une forme particulière d’intertextualité, un cas particulier de « littérature au second degré », pour reprendre le sous-titre du l’essai de Gérard Genette Palimpsestes.
Le père fondateur de la bande dessinée portugaise, Rafael Bordalo Pinheiro (1846-1905), édita lui-même différents journaux. Le dernier, lancé en 1900, avait pour titre A Paródia (la parodie), mais le terme était utilisée au sens de satire, c’est-à-dire d’attaque moqueuse. La satire peut viser les mœurs politiques, les médias, les particularismes nationaux ou n’importe quel phénomène de société ; la parodie, elle, vise une œuvre, ou plus précisément, désigne la relation de reprise et de transformation établie entre deux œuvres.

Si l’œuvre parodiée est une autre bande dessinée, le dessinateur parodiste a le choix entre copier le style graphique du confrère visé (il ajoute alors le pastiche à la parodie) ou conserver le sien propre ; même dessinés autrement, les personnages de l’œuvre souche resteront identifiables, pour autant que les attributs caractéristiques de leur silhouette soient maintenus.

Longtemps, la bande dessinée a pu parodier les « arts majeurs » avec l’impunité d’une forme réputée mineure, dont on n’attendait pas qu’elle rivalisât avec eux. Cette « position du cancre » lui procurait un certain confort, une liberté de ton sans limites. Et la parodie, qui ne respecte rien, contribuait au bousculement des hiérarchies conventionnelles. Dès 1842, Cham signait le premier album de bandes dessinées consistant en une parodie de roman : publié chez Aubert, son Télémaque, fils d’Ulysse détournait l’œuvre de Fénelon, bestseller de l’époque.

La parodie est un procédé qui a été mis en application, dans des proportions variables, par toutes les revues humoristiques et satiriques. Feuilletons, à titre d’exemple, les premiers numéros d’Hara-kiri : le No.4 (janvier 1961) proposait une série de parodies des bandes dessinées publiées dans France Soir ; le No.19 (juil.-août 1962), trois pages de Wolinski intitulées Tintin pour les dames (l’une des premières parodies de l’œuvre hergéenne, qui se sont multipliées depuis).
Toutefois, c’est plus particulièrement le comic book Mad – dont le numéro 1 paraît en août 1952 (portant la date d’octobre) – qui institutionnalisera la parodie comme genre, en faisant sa spécialité. Chacun des vingt-trois numéros publiés jusqu’en mai 1955, entièrement écrits par le seul Harvey Kurtzman, comptait trois ou quatre parodies longues de six à huit pages. Parmi les cibles figuraient toutes les grandes figures des comics, Superman devenant « Superduperman », Prince Valiant « Prince Violent », Popeye « Poopeye » (poop signifie crotte), et ainsi de suite. Kurtzman met au point un système qui laissera une profonde empreinte sur toute la bande dessinée d’humour, des deux côtés de l’Atlantique. Il se caractérise notamment par la prolifération des onomatopées, une gestuelle hystérisée, la présence, dans des rôles secondaires, de figures féminines outrageusement sexy, et une surabondance d’inscriptions parasites (panonceaux, graffiti, étiquettes, publicités…), d’incongruités et de gags satellites. Le tout se cristallisant en une certaine conception du récit délirant qui fait flèche de tout bois, sans jamais laisser respirer ni le dessin ni le lecteur.

Le nombre de parodies qu’elle suscite est un très sûr indicateur de la notoriété d’une œuvre. Dans l’histoire de l’art, c’est la Joconde qui détient sans aucun doute le record absolu des détournements en tous genres, dont le L.H.O.O.Q. de Marcel Duchamp demeure le symbole légendaire. Dans le champ de la bande dessinée, on peut avancer que les parodistes ont contribué à l’émergence d’un canon, c’est-à-dire d’un corpus d’œuvres et de personnages devenus classiques, qu’elle les a « panthéonisés ».
Entre tous les dessinateurs, Walt Disney et Hergé sont devenus deux cibles privilégiées des parodistes, non seulement en raison de leur immense notoriété, mais aussi pour les valeurs qu’ils sont censés illustrer : la famille, le consumérisme, le conformisme et le puritanisme pour le premier, la morale « boy-scout » et le caractère asexué du second.

De nombreuses parodies des productions Disney fleurirent à l’époque du mouvement underground. La plus célèbre est celle initiée par les Air Pirates, pseudonyme collectif de Dan O’Neill, Ted Richards, Bobby London et Gary Hallgren, dans les deux numéros du comic book Air Pirate Funnies, en 1971. Leurs histoires prêtaient à Mickey et aux autres personnages disneyens des comportements adultes, voire déviants, impliquant notamment la drogue, le sexe et la politique. La Walt Disney Company poursuivit les parodistes en justice, et il s’en suivit un mémorable procès à rebondissements. Au final, après avoir dépensé quelque deux millions de dollars en frais d’avocats, la Disney Company décida en 1980 d’abandonner les poursuites, contre l’assurance que les quatre dessinateurs n’utiliseraient plus ses personnages.
Les parodies d’Hergé sont innombrables (j’y ai consacré un chapitre entier de mon essai Parodies : la bande dessinée au second degré), et les ayant-droits du maître bruxellois ont à leur égard une attitude fluctuante : ils ont toléré Zinzin maître du monde et Le Jumeau maléfique, d’Exem (on y voit pourtant Haddock pendu par les testicules), ils ont autorisé Objectif Monde, de Didier Savard (1999), mais ils ont poursuivi le provocateur Jan Bucquoy pour sa Vie sexuelle de Tintin. L’une des parodies hergéennes les plus notoires demeure Tintin à Paris, de Callico et Huart, où Tintin, qui avait naguère engrossé Sécabine, femme de chambre de Moulinsart (et sosie de Bécassine), est kidnappé et séquestré par son propre fils, qui le fait juger par cinq accusateurs masqués auxquels il doit répondre des inculpations de racisme, de colonialisme, d’anticommunisme, d’antisémitisme et de misogynie.

Les parodies à caractère pornographique constituent, à elles seules, une sorte de sous-genre. Nombre de héros classiques de séries destinées à l’enfance y ont eu droit. C’est ainsi qu’on a pu lire un Little Nympho in Slumberland, d’après le chef-d’œuvre de McCay, dans Graphixus (une publication britannique alternative) en 1978. Lucky Luke, les Schtroumpfs et Bob et Bobette ont inspiré des versions plutôt hot à des contrefacteurs néerlandais. En revanche, sous les pseudonymes de Joop van Linden et Jaap de Boer, c’est une équipe bien française qui a conçu Nathalie la petite hôtesse, d’après la série de François Walthéry Natacha, avec le dessein de contenter le lecteur supposé « frustré depuis nombre d’années » et de dénoncer l’hypocrisie de cette série prétendument pour la jeunesse mais elle-même déjà fortement érotisée.
Les petits fascicules pornographiques anonymes publiés dans les années 1930 et connus sous le nom de Tijuana Bibles s’emparaient souvent de héros de comics strips – comme Popeye, Dick Tracy, Connie ou Winnie Winkle – pour leur prêter des activités sexuelles débridées, mais ne constituaient pas des parodies à proprement parler dans la mesure où à peu près rien n’était conservé du contenu spécifique des œuvres originales dont ces personnages étaient extirpés.
En revanche, Young Lust, le comic underground de Bill Griffith, est une parodie sexuellement explicite du romance comic intitulé Young Love, édité naguère par Crestwood/Prize puis DC Comics, le propos ayant glissé du registre sentimental vers un mode plus… « démonstratif ».

Dans sa période Écho des savanes, Gotlib s’était quelque peu déchaîné dans le détournement salace de figures mythiques issues du conte, de la littérature ou de la bande dessinée (le Petit Poucet, le Petit Chaperon rouge, Blanche Neige, Monsieur Seguin, Tarzan, Jean Valjean et Cosette s’ébattant dans le même « p’tit bois charmant », au grand effroi du maire qui a l’intention d’y faire construire une résidence). Mais bien avant cette dernière période, celle du « retour du refoulé », Gotlib, en disciple avoué de Kurtzman, s’était affirmé comme le principal parodiste de la bande dessinée française. Dans la Rubrique-à-Brac, il avait passé à la moulinette de son humour « glacé et sophistiqué » des contes, des chansons (notamment des comptines enfantines), des films (par exemple les westerns spaghetti de Sergio Leone), des émissions de télévision, etc.
L’une de ses cibles récurrentes était Tarzan. On se souvient de l’épisode dans lequel il apprenait d’un gorille à pousser son fameux cri de seigneur de la jungle. Un autre épisode mettait en scène le « petit lever » du personnage ; en montrant le héros mythique dans des postures d’une grandiloquence absurde, Gotlib s’y moquait spécifiquement du Tarzan dessiné par Burne Hogarth (mais sans nommer ce dernier).

Le flambeau de la parodie sera repris par d’autres dessinateurs français à partir des années 1980, avec des inflexions différentes. Yves Chaland (Captivant, Freddy Lombard, Le Jeune Albert) s’affirme comme un pasticheur de génie, construisant une œuvre tout entière réminiscente de la tradition belge, à laquelle il insuffle un second degré fait indissociablement de nostalgie et d’ironie. Le scénariste Yann (Les Innommables, Bob Marone, La Patrouille des Libellules) se distingue par un « mauvais esprit » teinté de provocation. F’Murr télescope les références historiques, littéraires, picturales dans d’improbables fables (Contes à rebours, Jehanne, Les Aveugles, Robin des boîtes) teintées de folie douce. Enfin Daniel Goossens, dans sa série Georges et Louis dont les protagonistes sont deux écrivains ratés rappelant, d’évidence, Bouvard et Pécuchet, fait assaut de clichés pour mieux en dénoncer la vacuité, dans un stupéfiant tourniquet parodique où s’enchevêtrent références au roman, à la théorie littéraire, au cinéma et à la bande dessinée.

Un exercice particulier, dont les dessinateurs ont donné maints exemples, est la parodie de genre, qui ne vise plus une œuvre en particulier mais les conventions, les structures, l’imagerie, les « emplois » archétypiques d’un genre comme tel. Ainsi de la science-fiction dans l’album de Pétillon Bienvenue aux Terriens (1982), des films de chevalerie dans Mildiou, de Lewis Trondheim (1994), ou du genre funny animals dans Squeak the Mouse de Massimo Mattioli (1984 et 1992). Le western a inspiré Kurtzman (Pot-Shot Pete, shérif calamiteux imaginé en 1950), Lauzier (Les Aventures d’Al Crane, dessinées par Alexis), Jacovitti (Cocco Bill) et Jason (Low Moon), pour ne mentionner que ceux-là. Dans le dernier récit cité, les lois du genre subissent une torsion qui les affecte d’un fort coefficient d’étrangeté : on voit les cow-boys se déplacer à vélo plutôt qu’à cheval, et utiliser des téléphones portables ; le saloon ne sert que du café et les duels prennent la forme de parties d’échecs. Dans Horace cheval de l’Ouest, de Poirier (une série parue dans Vaillant-Pif), c’est le cheval le héros ; son cow-boy, anonyme, ne fait que l’accompagner.

Les récits de super-héros excitent tout spécialement la verve des parodistes. Ils sont fréquemment transposés dans le règne animal (souvenons-nous de Mighty Mouse, de Wonder Wart-Hog – super-phacochère ! −, de Super Goof, de Howard the Duck ou des Tortues Ninja), mais peuvent aussi prendre la forme d’un petit garçon tout en rondeur tirant ses pouvoirs de la consommation de sucettes magiques (Herbie, de Ogden Whitney). Du fait de sa singularité, la figure du super-héros se prête essentiellement à deux sortes de mises en boîte. La première est la disqualification morale : le champion est montré comme intéressé, vénal, il défend une idéologie détestable ou participe au maintien d’un régime totalitaire. La seconde consiste dans le retournement de sa supériorité sur le commun des mortels : on en fait un minable, un incompétent, on met ses pouvoirs au service de tâches dérisoires.
Plastic Man, de Jack Cole (1941), a pour super-pouvoir le don d’élasticité. Au fil du temps, la série devint ouvertement burlesque et facétieuse, l’auteur s’ingéniant à conférer au corps de son héros les formes les plus improbables : un ballon, une tente, un point d’interrogation, un accordéon, un éclair, une corde à sauter. Mais même une série déjà intrinsèquement parodique peut être moquée à son tour : Russ Heath s’en chargera en inventant Plastic Sam, dans Mad No.14, en août 1954.

La législation française protégé la parodie, considérée comme une exception acceptable à la protection de la propriété intellectuelle. Toutefois la parodie doit rester conforme aux « lois du genre », ce qui signifie qu’elle ne doit pas viser à nuire ou à dégrader et qu’il ne doit exister aucun risque de confusion avec l’œuvre parodiée. Les tribunaux, qui sont régulièrement saisis de telles affaires, ont une marge d’interprétation assez grande en ce qui concerne l’appréciation de ces deux conditions.

Si la parodie est aujourd’hui aussi répandue et populaire, et pas seulement dans le champ de la bande dessinée (Internet regorge de vidéos parodiques), c’est qu’elle apparaît comme une des modalités de la dérision, qui est la forme d’humour dominante dans notre société, et qu’elle est aussi en phase avec la philosophie du postmodernisme, caractérisé, dans tous les domaines, par le métissage des formes, l’intertextualité généralisée et le recyclage.

Thierry Groensteen

Bibliographie

Glasser, Jean-Claude, « La parodie dans le comic strip américain », Les Cahiers de la bande dessinée, No.61, janv.-fév. 1985, p. 68-70. / Groensteen, Thierry, Parodies : la bande dessinée au second degré, Skira Flammarion, 2000. / Heinich, Nathalie, « Art contemporain, dérision et sociologie », Hermès, No.29, 2001, p. 121-130. / Sangsue, Daniel, La Relation parodique, José Corti, 2007.

Corrélats

absurde – caricature – gaggenre – pastiche – super-héros