Consulter Neuvième Art la revue

dans l’atelier de... Nina Bunjevac

[Novembre 2018]

Thierry Groensteen : En tant que dessinatrice serbe, comment avez-vous découvert l’existence de la Maison des auteurs ?

Nina Bunjevac : Je suis venue à Angoulême il y a trois ans, pour la sortie de mon album Fatherland. Un de mes amis était en résidence ici, Miroslav Sekulic-Struja [1], et j’avais exprimé mon souhait de venir passer une année en France. Je voulais venir étudier de près le marché de la bande dessinée, pour comprendre ce qui le rend si vibrant, en comparaison de l’industrie des comics aux États-Unis, pourtant supposée incarner ce qui se fait de plus dynamique. La diversité de la création n’y est pas comparable avec ce que l’on peut observer en France. La femme de Miroslav m’a encouragée à poser ma candidature. Je l’ai fait, sans trop savoir ce qui m’attendrait ici. Maintenant j’ai découvert à quel point c’est un lieu unique, et l’encouragement que cette maison peut représenter, particulièrement pour les jeunes auteurs.

Vous ne parlez pas du tout le français ?

Non, pas encore. Je voudrais apprendre, mais je ne pourrai pas m’y mettre avant le mois de janvier 2019, parce que je suis très mobilisée actuellement par la promotion de mon dernier livre, Bezimena, paru en France en août, en Italie en septembre, et qui sort cette semaine en Serbie. Cela m’amène à voyager dans différents festivals…

(Photo Thierry Groensteen)

Jusqu’à quel point connaissez-vous la bande dessinée d’expression française ? Vous y aviez accès dans votre jeunesse ?

J’ai grandi en Yougoslavie, jusqu’à l’âge de seize ans. C’est la BD italienne, surtout, qui était très populaire là-bas. On suivait Alan Ford toutes les semaines, et tous les fumetti de la firme Bonelli, comme Zagor… Astérix et Tintin étaient bien connus, et nous avions des magazines, comme Stripoteka, qui proposaient des épisodes ou des extraits de toutes sortes de séries. En revanche nous n’étions pas très branchés super-héros. Je ne suis pas sûre que nous ayons connu Superman ou Spider-Man avant les années 1980. Les comics Disney, eux, étaient très populaires… Tous les vendredis, je m’en achetais avec mon argent de poche.

Il y a une riche tradition de bandes dessinées yougoslaves…

Oui, avec un premier âge d’or qui remonte aux années 1930. Et des proto-bandes dessinées avaient paru dès le XIXe siècle. Sous la révolution russe, pas mal de caricaturistes s’étaient réfugiés à Belgrade.

Vos parents n’étaient pas des artistes. Dans Fatherland, vous évoquez votre père, qui était un officier de l’armée en exil…

Oui, je viens d’une famille de paysans et de soldats. Ma mère avait une fibre artistique mais n’a jamais pu fréquenter d’école d’art. Mais ma grand-mère maternelle m’a vraiment encouragée à dessiner et à raconter des histoires. Elle me racontait ses souvenirs de la guerre et je les transcrivais. Je crois qu’elle m’a préparé, sans le savoir, à devenir autrice de bande dessinée. D’ailleurs c’est chez elle que j’ai tenu ma toute première BD entre les mains, une version dessinée de James Bond contre Dr No, qui appartenait à mon oncle. Je ne savais pas encore lire, je me contentais de regarder les images.


Avant de faire de la bande dessinée votre métier, vous avez exercé vos talents dans la peinture et la sculpture…

En effet. Cela a été mon activité pendant plusieurs années, avec le design graphique. Dans ma jeunesse, il n’existait pas d’enseignement de la bande dessinée en Yougoslavie. Je suis donc allée dans une école d’art, à Niš, et j’ai choisi la spécialité qui me paraissait la plus proche de la bande dessinée, à savoir le design graphique. Mais deux ans après j’ai suivi ma mère quand elle est partie vivre au Canada et j’ai alors perdu la bande dessinée de vue. J’ai poursuivi mes études à Toronto. C’est plus tard, en découvrant le magazine RAW, que j’ai réalisé que la bande dessinée s’était ouverte à toutes sortes de style et compris que je pourrais y avoir ma place. Entre-temps j’avais peint et j’avais créé des installations, qui avaient ranimé mon goût pour la narration.

À quoi ressemblait votre travail de plasticienne ?

Mes dernières peintures à l’huile étaient des portraits. Réalistes, mais avec beaucoup de symboles. J’étais influencée par le surréalisme, et ma technique évoluait vers une forme de pointillisme. Je travaillais avec plusieurs galeries. Les installations, quant à elles, étaient à base de poupées. Des poupées d’environ 30 centimètres, avec des visages en terre, peints, des cheveux humains et des corps en tissu. Pas des poupées jolies et attrayantes, elles représentaient plutôt des personnes en souffrance. Elles étaient le reflet de ma vie à l’époque. Quand on m’a offert la possibilité d’exposer les poupées que je confectionnais, j’ai réalisé que je ne pouvais pas me contenter d’en présenter un alignement, donc j’ai commencé à imaginer de les faire interagir avec des objets et c’est ainsi que sont nées mes installations. Au centre de cette exposition il y avait un buste qui me représentait, très réaliste, et ce buste sortait d’une boîte à couture ; sur ma tête j’avais placé une boîte d’où sortaient plusieurs poupées. J’avais confectionné une robe rouge puis je l’avais taillée en petits morceaux, qui formaient une spirale sur le sol, à partir de la boîte à couture.

Réussissiez-vous à vivre de votre art ?

Non, c’était impossible. Toronto n’est pas New York, vous savez ! Il n’y a pas beaucoup d’argent investi dans la culture. Je devais faire des boulots à côté pour vivre. En fait, je ne trouvais pas vraiment ma place dans le milieu de l’art.

Et un jour, j’ai reçu un numéro du Comics Journal dans ma boîte aux lettres, arrivé là par erreur. Il y avait Phoebe Gloeckner [2] en couverture. J’ai lu avec le plus grand intérêt le long entretien avec elle qui était publié, et je me suis dit : « Moi aussi je pourrais faire ça ». C’est à partir de ce moment-là que je me suis vraiment mise à faire des bandes dessinées, en me limitant, au début, à des histoires courtes, ce qui me permettait d’expérimenter.

Le travail de Phoebe Gloeckner est en grande partie autobiographique. Avez-vous dès cette époque conçu le projet d’un jour raconter votre histoire, celle de votre famille, en bande dessinée ?

Non, pas du tout. Je ne voulais pas parler de ces choses-là. Ça s’est juste imposé à moi. Ce qui m’avait importé c’était le fait que Phoebe était une femme et qu’elle faisait de la BD, dans différents genres. J’ai aussi été influencée par Robert Crumb et par Charles Burns. Il y avait des choses de mon histoire personnelle qui étaient exprimées dans mes courtes bandes dessinées, mais de manière très déguisée, très symbolique. Je parodiais des films ou des livres, je me cachais derrière des masques. Toutefois, dans mon premier livre, Heartless, la dernière histoire, intitulée « Août 1977 », parle de mon père. Et quand ce livre est sorti en Croatie, cette histoire a provoqué tellement de réactions, suscité tellement de commentaires, que je me suis dit que je devais faire un livre entier sur son destin. C’est cela qui m’a décidée à faire Fatherland.

Nous y viendrons. Vous êtes aussi enseignante. Cela a commencé quand ?

J’ai commencé à enseigner en 2000, dans une école supérieure pour l’animation. J’y ai dirigé pendant plusieurs années le département bande dessinée, ou plus exactement sequential art, comme on l’appelle là-bas. Cependant mes cours portaient plutôt sur les principes du dessin que sur la technique propre à la bande dessinée.

En 2000, vous n’aviez encore publié aucun livre…

Non, c’est vrai. Mais j’avais semé des histoires courtes dans un grand nombre de périodiques et d’anthologies. En Europe surtout, davantage que sur le continent nord-américain. J’étais en contact avec la scène des comics underground en Serbie, en Croatie, en Italie, et je me rendais fréquemment dans les festivals. Cela m’a permis de me reconnecter avec l’ancienne Yougoslavie, mon pays d’origine. On entendait circuler tellement de propos abominables sur les Serbes, que j’avais cessé tout contact. Mais dans ce milieu j’ai découvert et côtoyé des gens formidables, qui m’ont inspirée par leur énergie. Ils produisaient des fanzines de bande dessinée dans leurs cuisines. L’underground s’était développé en Serbie parce que l’édition de bandes dessinées s’était effondrée, avait carrément disparu. Les dessinateurs professionnels avaient dû se tourner vers l’Italie, vers les éditions Sergio Bonelli, pour avoir du travail et survivre. Le livre d’Aleksander Zograf Bons baisers de Serbie [3] décrit bien le contexte : bombardements de l’Otan, partition du pays, etc.

Illustration pour le livre d’Antonio Moresco Fiaba bianca (2018)

Est-ce que vous êtes toujours enseignante ?

Non, je ne le suis plus, j’ai arrêté au moment où j’ai commencé à travailler sur Fatherland, pour pouvoir me consacrer à plein temps à la création de mes bandes dessinées. J’ai obtenu une bourse qui m’a aidé à opérer cette transition. Mais à présent j’aimerais beaucoup m’y remettre, et je voudrais enseigner la bande dessinée à proprement parler. Il me semble qu’il manque certaines choses dans la formation qui est dispensée par les écoles existantes. Je pense en particulier à une approche plus intuitive de la narration, du storytelling : comment aider les jeunes qui sont porteurs d’une histoire personnelle ou familiale à la raconter, à la transformer en récit ? Je ne crois pas que la même approche puisse s’appliquer à tout le monde. Pour Fatherland, j’avais écrit un scénario, mais dès que la première planche a été dessinée, je m’en suis débarrassé pour dire les choses autrement. J’ai commencé au milieu du livre et j’ai travaillé par tranches de trois pages, à la fois vers l’amont et vers l’aval. Les leçons d’écriture, je les ai prises non dans la bande dessinée mais plutôt dans les séries télé, comme Dennis Potter singing detective, où le monde onirique se mélange à la réalité, et dans le cinéma, par exemple dans les films du réalisateur serbe Dušan Makavejev. Son film Innocence sans protection [4] a été conçu comme un collage, sans véritable scénario préalable. Écrire un journal de mes rêves m’a beaucoup aidé.
Un autre manque dans les formations, c’est le fait que les étudiants ne savent pas comment approcher les éditeurs, ils n’y sont pas du tout préparés. Pas plus qu’ils ne savent lire un contrat d’édition, être attentif aux clauses importantes : ils sont prêts à signer n’importe quoi. Il faut leur expliquer que les éditeurs ont besoin des auteurs tout autant que les auteurs ont besoin des éditeurs.
Enfin, j’ai remarqué que les jeunes dessinatrices n’ont pas de mentors, pas de modèles. Aux États-Unis, la BD au féminin n’est plus un sujet, car il y a beaucoup de créatrices qui s’expriment et se sont imposées. Mais j’ai le sentiment, à travers celles que j’ai rencontrées, qu’ici les jeunes femmes sont encore timides, empêchées de déployer pleinement leur talent et de donner cours à leur ambition.

Il me semble, en somme, que vous rêvez de créer votre propre école de bande dessinée…

Eh bien, oui, en fait (rires) ! J’aimerais concevoir un programme d’études, en deux ans. Avec l’objectif qu’à la sortie les étudiants seraient en possession d’un dossier susceptible d’être présenté à un éditeur.

Venons-en à vos propres bandes dessinées. Vous avez dit que votre technique, comme peintre, avait évolué vers le pointillisme. Vos planches, en noir et blanc, sont elles aussi caractérisées par un travail très minutieux sur le point…

Absolument. Le dessinateur qui m’a influencée, sous cet aspect, est Drew Friedman [5]. Je me souviens des premiers dessins de lui que j’ai découverts dans RAW. La page avait pour titre « He had a funny face ». L’un des BD les plus drôles et absurdes que j’ai jamais lues, mais avec un rendu magnifique. Je mentionnerai aussi Basil Wolverton.


Connaissez-vous Virgil Finlay [6] ?

Oui. Je n’ai découvert son travail qu’il y a quelques années, mais je l’aime beaucoup. Mais, vous savez, le pointillisme est l’une des premières techniques que l’on enseigne dans les écoles d’art, en classe d’illustration. J’ai tout de suite maîtrisé cette technique, donc c’est naturellement celle que j’ai adoptée pour mes BD. Elle reste relativement rare dans ce médium, parce qu’elle prend plus de temps que le dessin au trait. Mais je trouve qu’il y a quelque chose de magique dans ces petits points : ils créent un entre-deux entre la lumière (le blanc du papier) et l’absence de lumière (l’encre noire). Et puis j’aime quand une bande dessinée ne se réduit pas à une histoire intéressante, mais qu’on ait plaisir à y retourner, à s’y attarder pour contempler les images, et qu’on puisse découvrir chaque fois quelque chose en plus.

La photographie est un auxiliaire important dans votre travail ?

La plupart de mes dessins ne sont pas basés sur des photos. Je maîtrise parfaitement les codes du dessin et du jeu avec les ombres. Mais j’en utilise quand je dois représenter un lieu précis ou une personne précise. Par exemple, je viens de réaliser une série de portraits, en grand format, qui sont tous dessinés d’après photos. J’aime beaucoup scanner des photographies anciennes, puis zoomer à l’intérieur. On découvre des choses qui n’apparaissent pas au premier coup d’œil. Je vais vous donner un exemple. Quand je travaillais sur Fatherland, j’ai découvert une vieille photo de ma grand-mère paternelle. Le visage était très blanc, comme en voie d’effacement ; on ne voyait aucun détail. Mais en zoomant dans le fichier numérique, j’ai pu voir que le photographe avait volontairement blanchi son visage pour masquer le fait qu’elle avait un œil au beurre noir. Cela m’a perturbé parce que je savais que mon père était un homme violent et j’avais l’impression d’en découvrir une preuve matérielle.


Votre premier album, Heartless, rassemblait sept histoires courtes. Il a été publié en 2012 chez un petit éditeur canadien, Conundrum Press.

Oui. Toutes ces histoires ont paru en magazines ou dans des anthologies. Certaines dans le magazine d’art Mineshaft, publié en Caroline du Nord, dont Robert Crumb est un collaborateur régulier, et qui ont aussi passé Kim Deitch et Jay Lynch. Je n’avais jamais pensé à réunir ces histoires et à en faire un livre. C’est en fait un éditeur serbe, Omnibus, qui en a eu l’idée le premier. Son édition a paru en 2011 (Hladna kao led) a connu un très gros succès local. J’en ai parlé sur mon blogue, Conundrum l’a vu et m’a proposé de le publier au Canada. Puis Bérangère Orieux, qui venait de fonder les éditions Ici Même, à Nantes – après avoir longtemps travaillé pour Vertige Graphic –, a vu l’édition canadienne et en a acheté les droits pour la France.

Extrait de l’édition canadienne de Heartless.

Interviewée sur le site ActuaBD, Bérangère décrivait Heartless comme « un recueil d’histoires où des femmes qui en ont déjà vu de toutes les couleurs vont s’amouracher de types insupportables. » Elle ajoutait : « L’esprit est très féministe avec une auto-dérision constante, de la tendresse et de la poésie. » Je préciserai, pour ma part, que ces femmes que vous représentées sont hyper-sexuées…

Ça vient en partie des codes du film noir, dont je me suis inspirée. Mais vous savez, j’ai créé ces histoires de façon très intuitive. La première histoire, elle, m’a été inspirée par Kafka, mais j’ai changé le genre du personnage. C’est l’histoire d’une immigrante arrivant des Balkans, pauvre, ayant reçu une éducation réduite.

Il y a un personnage de femme féline, Zorka Petrovic, dont on se dit que vous auriez pu en faire une héroïne récurrente…

Oui, c’est vrai. J’avais d’ailleurs commencé une deuxième histoire avec elle… Zorka est solitaire, dépressive, et obsédée par l’idée de se trouver un homme. Je me suis souvenue du film de Jacques Tourneur La Féline, dans lequel la femme – supposée venir des montagnes du sud de la Serbie, c’est-à-dire de la région dont je suis originaire – se transforme en chatte sauvage quand elle est sexuellement excitée. Je me suis emparée de ce personnage pour en faire quelqu’un de pathétique…

Extrait de l’édition canadienne de Heartless.

Avec une touche de grotesque qu’on ne retrouvera pas dans Fatherland…

En effet, Fatherland est beaucoup plus réaliste.

Ce que les deux livres ont en commun, en revanche, c’est la présence d’une voix off qui porte le récit et accompagne presque chaque image…

Oui. C’est sans doute une approche littéraire de la bande dessinée. Dans mon troisième album, Bezimena, l’histoire est racontée par un narrateur situé hors champ, qui s’adresse à une étoile, laquelle lui répond quelquefois.

À la fin de Heartless, on trouve une autobiographie dessinée, en deux pages.

Oui, je l’ai rajoutée sur la suggestion de mon éditrice française. Ces deux pages remplacent des illustrations qui figuraient dans l’édition canadienne. Je les avais dessinées à la demande de Paul Gravett ; elles devaient introduire Fatherland auprès des lecteurs de ArtReview. C’est lui aussi qui m’a permis d’être publiée chez Jonathan Cape. Je lui dois beaucoup.


Fatherland raconte comment vos parents se sont séparés, votre mère ayant fui avec ses filles parce que votre père, qui militait pour l’indépendance de la Serbie au sein d’une association anticommuniste et ultranationaliste, était devenu un terroriste. Il est mort en 1977, en préparant un attentat. La structure du livre est très particulière. Les événements que nous suivons dans la première partie ne deviennent vraiment intelligibles que dans la deuxième, quand nous comprenons la nature des activités auxquelles votre mère s’oppose…

Comme je vous l’ai dit, j’ai travaillé sans scénario, dans l’improvisation à mesure. Et le résultat a été ça. La deuxième partie, sur l’exil, se termine de la même manière que la première partie, sur l’enfance. On retrouve les mêmes pages mais avec un texte différent. Et j’ai, en effet, épousé le point de vue de ma mère. Au départ, je voulais que le livre soit aussi l’expression de mes propres opinions politiques. Et puis j’ai changé d’avis, car dans le contexte très tendu de la politique serbe, je ne voulais pas faire figure de propagandiste. J’ai choisi, au contraire, une stricte neutralité.

C’est un livre sur la peur, sur la violence, et cependant la plupart des images sont très calmes, très immobiles…

Cette distance est délibérée. J’ai horreur du sentimentalisme en littérature. Je me suis demandé pendant des semaines si j’allais montrer que nous mangions des patates à tous les repas ! En France, des gens se sont étonnés que, dans le livre, je ne montre aucune émotion au moment où mon père meurt. Mais fallait-il en montrer ? Je ne veux pas aliéner mes lecteurs, leur imposer mes émotions. A eux de tirer les conclusions de ce que je montre…

L’explosion qui coûte la vie au père de l’auteure. Extrait de Fatherland.

La toute dernière séquence est traitée en dessin d’ombre, avec des noirs et blancs purs, et presque comme une séquence d’animation. Je l’ai trouvée très brillante…

Merci. J’ai représenté littéralement ce que ma tante Mara m’avait dit : « j’ai senti la terre s’ouvrir et je tombais, je tombais… » Mais j’ai choisi de ne pas citer ses mots et que la scène soit silencieuse. Mes choix vont toujours vers une forme de minimalisme.

Fatherland est un excellent titre, parce qu’en plus de désigner la « mère patrie » (le concept change de genre en changeant de langue), il a ici une signification littérale…

Oui, et je suis très heureuse que l’édition française ait conservé ce titre.

Comment le livre a-t-il été reçu ?

Ma vie en a été complètement changée ! Je n’étais pas du tout préparée à cela. Ce fut énorme, incroyable ! Partout où je suis allée présenter le livre, et particulièrement en terres germaniques – à Berlin, à Leipzig, à Vienne… –, la réception a été enthousiaste. Les réfugiés serbes et croates venaient nombreux, ils pleuraient, ils échangeaient leurs expériences. L’album a été traduit en onze langues : en anglais, en italien, en espagnol, en tchèque… J’ai même été pendant plusieurs semaines sur la liste des meilleures ventes du New York Times !

Et votre mère, qu’a-t-elle pensé du livre ?

Elle l’a aimé et soutenu dès le début. Elle est venue à une présentation publique à Toronto et elle s’est mise dans la file pour que je lui dédicace un exemplaire ! Jusque-là, elle ne prenait pas la bande dessinée très au sérieux, elle pensait que je m’amusais. Mais ce livre l’a rendue très fière.

En France, le livre est sorti environ six semaines avant l’attentat contre Charlie hebdo…

Précisément. Et ce terrible événement a mis le terrorisme à la une de l’actualité. Le livre en a peut-être, indirectement, profité. Je pense aussi qu’il est arrivé à un moment où les créatrices de bande dessinée ont commencé à être mieux reconnues, à bénéficier d’une attention accrue.


Votre dernier album, Bezimena, est inspiré d’un mythe antique, que vous avez modernisé…

Une nouvelle fois, l’inspiration initiale m’est venue d’un film : Orphée, de Jean Cocteau. Le mythe dont suis partie est celui d’Artemis et Siphroites. L’édition française parle de Diane et Actéon, qui, à la vérité, est un mythe différent. Mais ce n’est pas très important, car j’ai mixé plusieurs histoires. D’ailleurs, selon les versions du mythe d’Artemis, tantôt il y a eu viol, tantôt non. L’histoire que je raconte est celle d’un délinquant sexuel, mais j’y introduis la question de la transmigration des âmes. J’évoque les leçons des vies antérieures, qui n’ont pas été retenues.

Vous citez Cocteau, après Tourneur. Je ne pense pas que leurs films soient familiers à beaucoup de personnes de votre génération. Je suppose donc que vous êtes une vraie cinéphile…

Oh oui, absolument. J’ai suivi des cours sur l’histoire du cinéma quand j’ai fait mes études d’art. Et il est vrai que j’ai un goût particulier pour les films en noir et blanc… Les films m’inspirent davantage que les livres.

La dimension érotique de Bezimena est très explicite…

Oui, et certains me l’ont reproché. Je joue sur la frontière entre la réalité et le fantasme, le passage de l’un à l’autre… Dans la postface du livre, j’explique ce qui m’a poussée à le faire. Je raconte comment une « amie » avait tenté de me mettre entre les pattes d’un prédateur sexuel, pour lequel elle servait de rabatteuse. J’ai découvert des années plus tard que des dizaines de filles que j’avais fréquentées pendant mes études avaient été victimes de cet homme, qui n’a jamais été inquiété. J’ai eu beaucoup de chances de ne pas être l’une d’entre elles. Beaucoup de gens étaient au courant des agissements de ce type, et ne sont pas intervenus. Bezimena, en langue slave, signifie : « sans nom »… Dans l’album, je ne donne aucun nom, sauf celui du violeur et celui de sa recruteuse.

Extrait de Bezimena.

Les pages ne sont pas découpées et compartimentées à la manière d’une bande dessinée classique, il s’agit plutôt d’une suite de grandes images en pleines pages…

Je voulais que mes pages ressemblent à des tableaux. Avec ce procédé le lecteur est davantage immergé, son corps me semble plus impliqué dans l’acte même de lire. Les pages les plus « pornographiques » sont de nature à provoquer une certaine excitation sexuelle, mais après on comprend que la situation n’avait en réalité rien d’excitant.

Le mouvement MeToo a mis en lumière les violences faites aux femmes. Les victimes que vous évoquez dans Bezimena n’avaient pas parlé. Pensez-vous qu’elles agiraient différemment aujourd’hui ?

Je pense que c’est devenu pire pour les femmes victimes d’abus sexuels, parce qu’elles subissent une pression : on leur enjoint désormais de raconter leur histoire, de la rendre publique. C’est censé les libérer mais ça les désigne aux yeux des autres comme victimes. Leurs amis vont prendre certaines distances, les hommes ne les dragueront plus… Je comprends que bien des femmes préfèrent garder leur histoire secrète, pour se protéger. Elles peuvent se confier à des membres de leur famille, des amis proches, un thérapeute, mais ne souhaitent pas une publicité plus large. Selon moi, chacune doit être libre de parler ou non, ça ne regarde qu’elle. Mon livre est dédié à celles qui ont préféré rester silencieuses…

Extrait de Bezimena.

Parlons un peu, pour finir, du projet pour lequel vous êtes venue en résidence. Il a pour titre provisoire, je crois, French Exit…

Comme je vous l’ai dit, je veux explorer les particularités de l’édition française, du marché du livre en France, particulièrement en ce qui concerne les bandes dessinées. Par exemple, je suis impressionnée et inspirée par les librairies que vous avez en France, leur nombre et leur qualité. En Amérique du Nord, l’industrie du livre souffre énormément. Il y a des villes au Canada où on ne trouve plus une seule librairie ! Nous n’avons pas l’équivalent de votre loi sur le prix unique du livre, qui protège les éditeurs et les libraires. Amazon est en train de tuer toute la chaîne. Moi, je pense qu’une société sans livres serait une société morte. Je suis venue ici pour parler de ça. Le livre sera à la fois un journal de mon séjour en France et une enquête. Je n’en suis, pour le moment, qu’en phase de recherche et d’écriture. Je rencontre du monde, je prends des notes. Mais je vais me mettre à dessiner bientôt.
Parallèlement à ce projet, je réalise une série de portraits de grands philosophes et de mes maîtres spirituels (de Jung à Gurdjieff, de Simone Weil à Alan Watts…), qui aboutiront à un portfolio.

Propos recueillis par Thierry Groensteen à la Maison des Auteurs.

Nina Bunjevac dans son atelier à la Maison des Auteurs.
On peut voir à gauche certains des portraits qu’elle évoque.
(Photo Thierry Groensteen)

[1] Dessinateur croate, auteur de Pelote dans la fumée, paru chez Actes Sud BD.

[2] Dessinatrice américaine née en 1960, Phoebe Gloeckner est notamment l’autrice de A Child’s Life and Other Stories et du roman illustré The Diary of a Teenage Girl.

[3] L’Association, 2000.

[4] Ours d’argent au festival de Berlin en 1968.

[5] Formé à la School of Visual Arts de New York, l’Américain Drew Friedman a semé ses caricatures « imbéciles » dans d’innombrables revues, avant de quitter la bande dessinée pour la peinture, au milieu des années 1990. Fantagraphics a publié une dizaine de recueils de ses travaux.

[6] Virgil Finlay (1914-1971) est un illustrateur américain de magazines de science-fiction, de fantasy et d’horreur, dont la technique se caractérisait par un travail sur la hachure et le point. Il avait notamment influencé Moebius.