dans l’atelier de... bokyoung yun et samir dahmani
[Mai 2016]
En résidence à la Maison des Auteurs depuis janvier de cette année, ce couple franco-coréen travaille sur un projet à quatre mains. Samir et Bokyoung se sont rencontrés à Angoulême, à l’École européenne supérieure de l’image. Depuis quelques années, ils naviguent entre deux cultures, comme les personnages de leur album en préparation, Revenues d’ailleurs.
Neuvième Art : Nous allons évoquer vos parcours respectifs avant d’en arriver à votre rencontre et votre travail commun. Je commencerai par toi, Bokyoung. Tu es née à Séoul en 1983. Dans quel genre de famille as-tu grandi ?
Bokyoung Yun : Une famille normale, avec deux enfants. J’ai un frère de deux ans mon cadet. Mes parents ont divorcé quand j’avais neuf ans, et c’est mon père qui a obtenu notre garde. En fait, le divorce a été prononcé sous la pression des grands-parents, qui avaient poussé à cette solution parce que mes parents se disputaient trop souvent à leurs yeux. Pourtant, à l’époque, il n’était pas si fréquent de divorcer, en Corée. C’était encore un peu tabou, et il n’était pas facile pour moi de dire que mes parents étaient divorcés. À partir de ce moment, ma vie n’a pas été très heureuse. Je ne m’entendais pas très bien avec mon père. Et quand j’ai traversé la période de la puberté et vu mon corps changer, je ne pouvais pas en parler avec lui. Mais, après quelques années, ma mère, qui ne supportait pas d’être séparée de ses enfants, est revenue vivre avec nous.
Quelle était la profession de tes parents ?
Ils ont changé souvent de métier. Mon père était dans le commerce. Il a ouvert une petite boutique de vins et d’alcools étrangers. Ma mère a fait des choses diverses, mais quand elle était jeune elle avait dessiné, elle aussi, dans le milieu de la mode. Elle aurait aimé continuer dans cette voie, mais elle en a été découragée par son père. Mon petit frère a réagi à une situation familiale qui n’était pas très gaie de la même façon que moi : nous nous sommes tous deux réfugiés dans le dessin, dans l’imaginaire. Aujourd’hui il fait carrière dans la bande dessinée, comme moi : il crée des webtoons en Corée.
Vos parents n’ont pas contrarié votre vocation ?
Quand elle est revenue vivre avec nous, ma mère a été étonnée de voir que ses deux enfants étaient toujours aussi passionnés par le dessin. Elle nous a beaucoup encouragés. Mon père nettement moins.
Tu as fait des études d’art à l’université de Kongju...
On était au début des années 2000, et à ce moment-là de nombreuses universités se sont mises à enseigner la bande dessinée au sein de leur département d’art. J’avais tenté plusieurs écoles mais j’ai été admise dans cette université nationale. Kongju est située à 125 km au sud de Séoul, donc je me suis éloignée de ma famille pour m’installer sur place. J’y ai passé quatre ans, jusqu’au diplôme.
C’était un enseignement tourné vers la pratique ou la théorie ?
On touchait à beaucoup de disciplines différentes, sans trop savoir à quoi elles nous serviraient. La théorie n’était pas très poussée. Tous les étudiants étaient déjà d’assez bons dessinateurs, puisqu’il fallait passer un examen d’entrée. Au final, je dirais que ces cours ne m’ont pas vraiment marquée. J’ai profité de cette période pour approfondir ce que je faisais déjà auparavant, et pour expérimenter des choses.
C’est aussi l’époque où la bande dessinée coréenne est massivement passée du papier au numérique...
Oui, beaucoup d’auteurs déjà reconnus délaissaient l’édition traditionnelle pour se tourner vers le webtoon. Et les débutants se trouvaient face à une situation nouvelle, où ils ne trouveraient pas d’éditeur s’ils n’avaient pas déjà fait leurs preuves dans le numérique. Pour ma part, je restais attachée au papier, mais de ce fait il était difficile de trouver ma place. J’ai pu publier quelques histoires dans des fanzines, des recueils collectifs...
Quelles bandes dessinées lisais-tu ? Seulement des manhwas ou de la production étrangère également ?
Des manhwas, mais aussi des mangas, et même un peu de bande dessinée européenne, qui commençait être traduite. J’ai découvert Nicolas de Crécy, Baudoin... Cela m’a montré qu’il existait un autre chemin. Vers la fin de mes études, je me suis dit que j’allais voyager un peu en Europe... M. Sung Wan-Kyung, l’un des intervenants qui nous donnait cours, venait régulièrement au festival d’Angoulême. Il avait lui-même étudié en France. Il m’a beaucoup parlé de la bande dessinée française, en m’encourageant à la regarder de plus près. C’est pourquoi je suis venue au festival d’Angoulême en janvier 2007, avec un petit groupe de professeurs de l’université. Je ne parlais pas un mot de français.
Tu as financé toi-même ce voyage ?
Oui, j’ai utilisé l’argent que j’avais gagné en donnant des cours de dessin dans un institut privé. Mes cours préparaient à l’examen d’entrée à l’université.
Quelle impression t’a laissé ce premier festival ?
J’ai surtout été frappée par la grande variété des bandes dessinées proposées. J’ai réalisé que beaucoup de publications avaient un tirage assez limité, et qu’elles ne seraient vraisemblablement plus disponibles un ou deux ans plus tard. J’ai voulu assister à plusieurs conférences, même si je ne comprenais pas très bien et avais tendance à m’assoupir un peu [rires].
C’est lors de ce premier séjour que tu as pris la décision de venir poursuivre tes études à Angoulême ?
Pas tout de suite. De retour en Corée, je me suis mise à apprendre le français, en suivant les cours dispensés par l’Institut français de Séoul. Je dois avouer que, quand nous en sommes arrivés aux conjugaisons et aux accords, j’ai failli laisser tomber tellement cela me paraissait complexe. C’est une grammaire complètement différente de celle de ma langue maternelle. J’ai étudié pendant six mois. Puis je suis revenue en France, en m’inscrivant d’abord à Angers, à l’UCO (Université catholique de l’ouest). Les cours ne portaient pas seulement sur la langue mais aussi sur la culture : on abordait l’histoire de France, l’histoire de l’art, etc. Pendant cette année, j’ai été très solitaire, je ne parlais pas à grand monde... Il y a eu des jours entiers pendant lesquels je n’ai pas prononcé un mot. À cette époque, j’ai dessiné beaucoup, et notamment des choses un peu plus intimes.
En 2009, tu entres à l’EESI, directement en deuxième année...
Oui, et pour m’en faire virer trois mois plus tard ! Une expérience assez vexante. Au premier bilan, la coordinatrice des études m’a dit que j’étais déjà sur un chemin tout tracé et que je ne m’ouvrais pas à ce que l’école pouvait m’apporter. « Nous ne pouvons rien faire pour toi, ce n’est pas la peine que tu restes parmi nous », m’a-t-elle dit en substance. Seul Thierry Smolderen a essayé de me défendre. J’étais un peu perdue. Mais, comme les cours me plaisaient, j’ai décidé de continuer à les suivre, en élève libre, sans passer les examens et en me fichant du diplôme. C’est comme cela que je suis, notamment, venue assister à tes cours, dont j’avais entendu parler par d’autres étudiants. Et puis j’ai monté un dossier pour m’inscrire directement en Master, et j’ai été acceptée.
Exclue du premier cycle, puis acceptée en Master dans le même établissement, c’est tout de même assez paradoxal !
Oui, n’est-ce pas ? Cela n’a pas été du goût de tout le monde. Mais j’ai été soutenue par l’université de Poitiers, qui copilote le Master avec l’EESI.
Quelles différences observes-tu entre l’enseignement que tu avais suivi en Corée et celui que tu as reçu à Angoulême ?
Ils sont très différents. En Corée on reste beaucoup plus à la surface des choses, ici on approfondit davantage, le niveau est plus élevé. Mais la relation entre les professeurs et les étudiants n’est pas du tout la même. En Corée les étudiants sont traités comme des enfants, en France ils sont considérés comme des adultes indépendants, responsables de leurs choix. Cela veut dire que, si un étudiant est découragé, démotivé, en Corée les professeurs essaieront de l’aider, de le reprendre en main, tandis qu’en France il sera tout simplement laissé de côté. Les relations sont plus froides, moins impliquées.
Ce que tu fais aujourd’hui comme dessinatrice, dirais-tu que cela s’apparente davantage à la bande dessinée coréenne ou à la bande dessinée française ?
C’est une synthèse des deux. Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Que ce soit au niveau du style graphique ou de la narration, je me tiens à la frontière. Il est assez difficile, même pour moi, de me situer. Je ressens d’ailleurs cette même ambivalence sur d’autres plans, par exemple celui du caractère. En Corée, j’étais considéré comme une fille assez libre, assez effrontée, qui osait aborder les questions dont on n’était pas censé parler. Tandis qu’ici, je passe pour une fille plutôt timide. C’est une situation assez inconfortable et fatigante, que de devoir en permanence s’adapter aux codes de chacune des deux sociétés. C’est précisément de cela que parle la bande dessinée sur laquelle je travaille.
Nous allons y venir. Mais j’aimerais savoir quand a eu lieu ta rencontre avec Samir...
Bokyoung : Samir était en troisième année du premier cycle quand j’étais, moi, en deuxième année.
Samir Dahmani : Il y avait un petit groupe de quatre ou cinq étudiants coréens dans l’école, cette année-là, arrivés en même temps que moi. À Montbéliard, dans le Doubs, où j’ai grandi, on pouvait croiser pas mal de Chinois, des Vietnamiens, peu de Japonais, mais aucun Coréen. Je m’intéressais au Japon à cause des mangas. Mais la Corée était un pays, une culture, dont j’ignorais tout. Je m’y suis tout de suite intéressé – notamment à la cuisine : le topokki, un gâteau de riz à la sauce piquante, m’a servi de porte d’entrée – et j’ai pas mal fréquenté les étudiants coréens. C’est comme cela que j’ai connu Bokyoung.
Évoquons un peu ton parcours avant l’EESI. Tes parents sont tous les deux Français, d’origine algérienne...
Oui. Mon père est né en France. Ma mère, elle, est née en Algérie, mais elle est arrivée en France à l’âge de quatre ans. Ce sont mes grands-parents, tant du côté paternel que maternel, qui sont venus s’installer en France, dans les années cinquante.
Tu m’as dit précédemment, hors micro, n’être jamais allé en Algérie...
Non, c’est vrai. Pour le moment cela ne m’intéresse pas. J’irai sans doute un jour, par curiosité, mais je ne sais pas quand. Je ne me sens pas appelé de ce côté. Mes grands-parents maternels ont conservé une maison là-bas, ma mère y va quelquefois, mes frères et sœur l’ont accompagnée, mais pas moi.
Que faisaient tes parents ?
Ils travaillaient tous les deux pour des sous-traitants de Peugeot, le plus gros pourvoyeur d’emplois de la région. J’ai deux frères et une sœur. Je suis l’aîné et le seul de la famille à dessiner. Mon histoire recoupe celle de Bokyoung sur certains points : je n’étais pas, moi non plus, très proche de mon père ; et mes parents ont eux aussi divorcé, mais à ce moment-là j’avais vingt-trois ans, je n’habitais déjà plus chez eux.
D’où te vient la passion du dessin ?
Je n’étais pas un grand lecteur de bandes dessinées. Je fais partie de la génération manga, la génération Dragon Ball. Les dessins animés à la télé d’abord, puis sous forme de BD. Bien sûr, j’ai lu aussi les grands classiques franco-belges, Tintin, Astérix... Mais enfin je n’avais pas une culture très poussée. En revanche j’ai toujours aimé dessiner.
As-tu fait d’autres études avant de t’inscrire à l’EESI ?
Oui. J’ai obtenu un Bac STI génie mécanique en 2003, après avoir fait plusieurs orientations qui ne m’ont pas forcément plu. J’ai eu un parcours un peu sinueux... Les mardi soir, je fréquentais un atelier de bande dessinée. Il était alors animé par Christian Maucler, qui a travaillé sur les Enquêtes du commissaire Raffini, avec Rodolphe. Après une année de prépa, je suis entré en 2004 à l’École des Beaux-Arts de Lyon. Je n’y suis resté qu’un an. J’y ai eu de super cours de dessin, mais l’enseignement était très axé sur l’art conceptuel, et à l’époque je n’avais pas la maturité suffisante pour apprécier... Et puis je savais déjà que je voulais faire de la bande dessinée. Je n’avais pas connaissance, à l’époque, de l’EESI, j’avais simplement poussé la porte de la première école d’art qui s’était présentée. Ensuite, j’ai fait deux ans à l’université de Lyon II, en histoire de l’art, histoire d’acquérir une culture générale dans ce domaine. En 2007, à la sortie, je ne savais pas quoi faire. Je n’avais pas encore atteint un niveau me permettant d’être publié. Alors, pendant un an, j’ai travaillé dans un centre commercial. Je suis retourné à l’atelier BD du mardi. Maucler avait été remplacé par un autre intervenant, Laurent Siefer, qui avait travaillé pour Ubisoft et pour Glénat ; lui m’a vivement encouragé à poursuivre mes études à l’EESI.
J’ai donc présenté un dossier d’équivalence qui m’a permis d’entrer directement en deuxième année, en octobre 2008. Je n’étais jamais venu à Angoulême jusque-là. Je m’y suis vraiment épanoui, l’école m’a énormément apporté. Quand j’ai passé mon DNAP, le président du jury était René Pétillon.
Toi qui n’avais pas une culture BD très poussée, quels sont les auteurs que tu as appris à aimer ?
Plein ! Je ne connaissais que la BD mainstream, les choses très commerciales. Je n’avais jamais entendu parler de David B, par exemple. Quand Gérald Gorridge ou Dominique Hérody donnaient des rendez-vous individuels aux étudiants, on pouvait les suivre et écouter ce qu’ils disaient aux camarades. Chaque fois qu’ils citaient un dessinateur, je notais son nom, et ensuite j’allais voir son travail à la bibliothèque de la Cité de la bande dessinée. Parmi mes artistes préférés, je citerais de Crécy, Mattotti, Manuele Fior... Je me souviens aussi d’un workshop avec Hugues Micol. Cet atelier m’avait beaucoup marqué car il avait apporté ses pages originales des Contes du 7ème souffle, elles étaient en noir et blanc, ça m’a convaincu qu’il fallait que je travaille comme ça.
Vous étiez donc ensemble, Bokyoung et Samir, en Master, et vous avez terminé vos études en 2012. Que s’est-il passé pour vous ensuite ?
Bokyoung : Je suis retournée en Corée en novembre. Ma mère était tombée malade, elle avait développé un cancer, pas très grave, et ça l’avait rendue dépressive. J’ai voulu être auprès d’elle. Heureusement elle va mieux à présent.
Samir : J’ai pu rejoindre Bokyoung en juillet 2013. À l’invitation du Komacon [1], j’avais obtenu une résidence de deux mois et demi à Bucheon, une ville qui est tout à côté de Séoul et qui est un peu la capitale de la BD là-bas.
en Corée par Samir.
Oui, j’y suis allé moi aussi. Il y a un festival et, désormais, une sorte de Cité de la bande dessinée, avec un musée, qui est un peu une copie conforme de celle d’Angoulême...
Samir : Oui, et deux bâtiments sont destinés à accueillir les artistes en résidence. Nous étions trois étrangers, une Allemande, une Thaïlandaise et moi.
Tu as fait d’autres séjours en Corée depuis...
Oui, j’avais postulé pour le programme hors les murs de l’Institut français de Séoul. À peine revenu en France, en octobre 2013, j’ai appris que j’étais lauréat, ce qui m’a permis de repartir en mai 2014, pour cinq mois. J’ai toujours été tributaire des invitations officielles, parce que, sans cela, je ne peux pas obtenir de visa pour séjourner là-bas. Et j’y suis retourné une troisième fois avec un visa étudiant.
Et tu as appris la langue sur place...
Oui, en tout j’ai pris huit mois de cours de langue et de culture coréenne à l’université nationale de Chungnam. Là, c’était si intense que je n’avais pas le temps de dessiner.
Cependant, tu as publié un livre en Corée. Comment cette opportunité s’est-elle présentée à toi ?
Ça s’est fait par hasard, lors de mon premier voyage. J’avais rempli trois ou quatre carnets de croquis, de dessins d’observation. Lors du festival de Bucheon, l’éditeur de la maison Fandombooks m’a vu dessiner, il est venu voir ce que je faisais et a trouvé mes carnets très intéressants. Il m’a donné rendez-vous pour trois semaines plus tard, afin que je les montre à ses collaborateurs. À la fin de la rencontre il a sorti un contrat pour publier un recueil de ces dessins. Le livre comprend aussi des textes, le tout faisant plus de 200 pages et proposant ma vision de la Corée.
Que veut dire le titre ?
J’avais proposé Saveur topokki, mais l’éditeur a jugé que c’était trop banal pour les Coréens. Pourtant toutes les personnes à qui j’en parlais trouvaient que c’était un super titre, très accrocheur. Finalement le titre retenu signifie quelque chose comme Un Séoul particulier dessiné par Samir. Mais si ce livre doit exister un jour en France, je voudrais revenir à Saveur topokki.
C’est un genre assez développé, là-bas, les carnets de voyage ?
Bokyoung : Non, on n’en voyait pas beaucoup.
Quelle a été la carrière de ce livre ?
Samir : Il a été imprimé à 2500 exemplaires, et après une année d’exploitation il en restait 1000. J’ai donné beaucoup d’interviews dans la presse et à la télévision, et les dessins ont été exposés dans différents lieux, notamment à l’hôtel de ville de Séoul et à l’Alliance française de Dae-jeon...
Alors, venons-en au projet sur lequel vous travaillez ensemble en ce moment, qui s’intitule Revenues d’ailleurs...
Samir : À l’origine, il s’agissait de deux projets séparés. Nous avons commencé à y travailler en 2013. Moi, je voulais raconter l’histoire d’une Coréenne qui, après avoir vécu dix ans en France, ne réussissait plus à se réintégrer dans la société de son pays. J’avais recueilli des témoignages de plusieurs Coréennes à ce sujet. Je trouvais ce phénomène très intéressant mais j’ai pensé que ce serait peut-être mal reçu si c’était un Coréen qui soulevait le problème dans un livre, alors que moi je pouvais le faire. Bokyoung, elle, voulait parler de son expérience française et des efforts qu’elle a dû faire pour s’insérer dans notre société à nous. Ces deux projets de récits étant un peu en miroir l’un de l’autre, nous nous sommes dit qu’ils pouvaient fusionner. Les premiers contacts que nous avons eus avec des éditeurs français nous y ont encouragés. Nous avons imaginé que les chapitres dessinés par l’un et les chapitres dessinés par l’autre pourraient alterner, avec un épilogue où les deux histoires se rencontreraient. Mais au final, c’est l’éditeur qui tranchera s’il veut de cette solution, ou d’un livre composé des deux histoires à la suite, ou de deux livres coordonnés mais séparés. Certains éditeurs sont un peu réticents à l’idée d’avoir deux styles graphiques différents.
Vous n’avez pas encore signé avec une maison ?
Samir : Non, pas encore, mais nous venons d’envoyer une série de dossiers dans l’espoir de signer prochainement un contrat.
Bokyoung : Le projet a été gelé un certain temps parce que nous étions trop occupés à d’autres choses.
Que s’est-il passé pour toi, Bokyoung, sur le plan professionnel, après que tu sois retournée en Corée ?
J’ai donné pendant trois ans des cours de dessin anatomique dans plusieurs universités, à partir de modèles vivants, de plâtres et de squelettes. J’abordais aussi la mise en couleurs, le récit... J’essayais d’aborder toutes les bases utiles aux futurs créateurs de BD. Chaque jour je me rendais dans une université différente, ce qui m’obligeait à faire jusqu’à deux heures de train ou de bus matin et soir à partir de Séoul. Parallèlement, je me suis inscrite à l’université de Kongju pour faire un doctorat sur la bande dessinée. Ce qui m’a obligé à écrire une série de petits mémoires d’une quarantaine de pages.
Étudiante et professeure à la fois !
Oui, mais je dois dire que je préfère le rôle d’étudiante. Quand je m’assois dans une salle de cours pour écouter un professeur, j’ai le sentiment que je profite d’un droit. Tandis que quand je suis dans le rôle de professeure, je me sens un peu prisonnière d’un devoir.
Tu comptes toujours la soutenir, ta thèse ?
J’ai un peu laissé tomber pour le moment. On verra plus tard. Il me reste encore cinq ou six ans.
Tu prolonges, je crois, le mémoire de Master que tu avais soutenu à l’EESI, et qui portait sur les différences entre la BD coréenne, le manhwa, et la BD française ou, plus généralement européenne. Différence que tu résumes par cette opposition : en France, on parle de lire la bande dessinée, tandis qu’en Corée, on dit qu’on la regarde.
Oui, c’est ça. Je voulais approfondir cette question, mais en Corée on creuse moins les sujets, on a tendance à rester en surface, on est moins exigeant (une thèse représente un texte d’environ 120 pages), alors je ne suis pas bien certain que cela en vaille la peine.
Au-delà de la différence de vocabulaire, je suppose qu’il s’agit d’une véritable opposition dans la conception même du médium...
Bien sûr. En Corée, dans tous les domaines, la rapidité est très valorisée. Donc, on lit avec beaucoup plus de rapidité. On ne s’attarde par sur les images, il faut qu’elles défilent. Ce n’est pas un hasard si le webtoon s’y est développé aussi vite et tend à ringardiser la bande dessinée traditionnelle : sur l’écran du smartphone (puisque c’est le principal support de diffusion désormais), les images défilent verticalement, un peu à la manière d’un film. L’action est plus découpée. En France, au contraire, on va prendre le temps de décoder une case.
Samir : Quand j’essaie de lire un webtoon, personnellement je m’ennuie très vite. J’ai l’impression qu’il ne se passe rien. Ça manque de densité... Les Coréens consomment ça sur le mode du feuilleton. En se rendant au boulot, ils consultent un épisode sur leur téléphone. Pendant la pause, ils regardent le suivant, etc. Et puis, nous nous sommes rendu compte que les jeunes Coréens qui veulent faire du webtoon ne sont plus capables de concevoir une page, de mettre des images les unes à côté des autres.
La France a découvert les manhwas depuis quelques années, a commencé à en traduire. Vous qui êtes à cheval sur les deux pays, les deux cultures, n’avez-vous pas envie d’être des ambassadeurs, de travailler à développer les échanges...?
Bokyoung : Oui, on aimerait bien, mais cela ne dépend pas que de nous. Je ne sais pas si, socialement, nous sommes si bien placés que cela. Nous n’avons pas assez de contacts. Nous avons essayé de mettre des choses en place dans le cadre de l’Institut français, mais c’était vraiment très compliqué. En tout cas, si des occasions se présentent, je serai heureuse de me rendre utile...
Maintenant vous voilà tous les deux revenus en France. Pour toi, Bokyoung, il s’agit de ta première résidence à la Maison des Auteurs, tandis que toi, Samir, tu as déjà deux résidences précédentes à ton actif...
Samir : Oui. J’avais obtenu six mois de résidence à mon retour de Corée, en 2013. Je les ai scindés : j’ai fait trois mois, puis deux mois de pause en avril-mai 2014, puis à nouveau trois mois. Mais seul je n’avais ni assez de temps ni assez d’énergie pour faire avancer notre projet. C’est pour cela que, cette fois-ci, nous avons décidé de bloquer au moins une année, à deux, pour essayer d’aller au bout.
Si j’ai bien compris, pour Revenues d’ailleurs, chacun développe son histoire et réalise ses propres planches. Jusqu’à quel point est-ce que vous vous montrez votre travail, vous prenez l’avis de l’autre, ses critiques éventuelles...?
Samir : On a créé deux histoires qui ne sont pas liées, sauf par le thème, qui est celui de l’expatriation. Chacun de nous a trouvé une métaphore graphique pour exprimer le sentiment de perte de son identité. L’héroïne de Bokyoung, Eun Mee, voit son visage se transformer en une tête de chien, changement qu’elle semble être la seule à remarquer ; tandis que mon personnage, Insook, devient un personnage aquarellé en bleu et sans visage, comme une sorte de fantôme. Le bleu, c’est un peu la couleur du voyage (le ciel, la mer), mais c’est aussi ce qui rend mon personnage lointain, inaccessible, en dehors du langage. Il y a donc une dimension un peu fantastique dans chacune des deux histoires.
Bokyoung : Pour répondre à ta question, nous travaillons séparément, mais il nous arrive évidemment de discuter de notre travail respectif. Si quelque chose me semble bizarre ou peu clair dans une planche dessinée par Samir, je le lui dis, et vice-versa.
Samir : Quand j’ai besoin d’informations précises sur la manière dont on fait telle ou telle chose en Corée, je me tourne évidemment vers Bokyoung. Mais finalement on est assez indépendants dans le travail, on ne se montre pas systématiquement nos découpages, nos storyboards...
Avez-vous la même méthode de travail ?
Samir : Pour ma part, je fais d’abord un storyboard très rapide, sur des feuilles A4 que je divise en deux et sur lesquelles j’esquisse donc deux planches en vis-à-vis. Puis je prends une feuille au format d’exécution où j’élabore mon crayonné. Et je reporte celui-ci, à la table lumineuse, sur la planche définitive, que j’encre à la plume.
C’est du travail à l’ancienne. Tu n’utilises pas l’ordinateur ?
Non, pas du tout. Je n’y arrive pas. Je ne sais pas utiliser Photoshop.
Et toi, Bokyoung ?
_ Bokyoung : Ma technique est un peu différente. Mon storyboard est semblable à celui de Samir, mais, contrairement à lui, je n’encre pas mes dessins. Je fais une première mise en place sommaire avec un crayon gras de couleur, et je précise ensuite mon dessin avec un crayon graphite noir. Pour terminer je reprends le crayon de couleur et je m’en sers pour ajouter des valeurs, des nuances...
Quand je regarde tes dessins, je trouve que les décors y sont très poussés, les images très remplies. Cela ne correspond à l’idée d’images qui doivent être déchiffrées très vite, à la façon coréenne. On peut y passer du temps...
Oui, mais mon héroïne arrive en France et est très attentive au spectacle de la rue, elle regarde tout autour d’elle, elle est bombardée par mille impressions nouvelles, elle est attentive au moindre détail, donc il faut que le décor soit très présent.
Samir : Dans ce projet, que l’on soit en France ou en Corée, on veut que le lecteur voyage, lui aussi. Il faut qu’il se sente immergé dans la réalité de ces deux pays, de ces deux cultures. Qu’il puisse aller chercher des informations dans les images, sur des choses qu’il ne connaît pas forcément.
Propos recueillis par Thierry Groensteen à la Maison des Auteurs le 13 avril 2016.
[1] Korea Manhwa Contents Agency.