dans l’atelier de... benoît preteseille
[mars 2016]
Benoît Preteseille [1] publie depuis une douzaine d’années, principalement chez Warum et chez Cornélius. Il est également éditeur et musicien. Cet angoumoisin d’adoption a effectué deux résidences à la Maison des Auteurs. Il évoque pour nous son parcours, son travail, ses influences…
Neuvième Art : D’où venais-tu avant de devenir angoumoisin ?
Benoît Preteseille : J’ai grandi principalement dans la Marne. Je suis monté à Paris pour faire mes études aux Arts décoratifs, et j’y ai vécu dix ans.
C’est aux Arts déco que tu as connu Wandrille, avec qui tu allais fonder les éditions Warum…
Oui. Il était en section vidéo et moi en section scénographie, mais nous dessinions tous les deux et nous faisions déjà chacun notre fanzine, en piratant l’atelier de sérigraphie.
La bande dessinée avait droit de cité dans l’école ?
Pas du tout. La BD y était quasiment interdite. Le jour où j’ai voulu présenter les six premiers numéros de mon fanzine ION au jury du post-diplôme édition, celui-ci m’a rejeté sur dossier et n’a même pas voulu me rencontrer !
Qu’est-ce qui avait motivé ton orientation vers la scénographie ?
J’avais été très intéressé par un exercice de muséographie qui nous avait été donné en deuxième année. Un étage du Centre Pompidou allait accueillir une exposition sur le pop art. On nous a donné la superficie exacte, la liste des œuvres, et on nous a demandé de concevoir une scénographie pour cette exposition. Les questions liées à l’organisation du parcours d’exposition et à la mise en valeur des œuvres m’avaient passionné. C’est à la suite de cela que j’ai décidé de m’orienter vers la scénographie. Je pensais aller du côté de la muséographie, mais j’ai fait une erreur : notre professeure principale était passionnée de théâtre – qui n’est pas un art auquel je suis extrêmement sensible. Ce que j’ai retenu de cette formation, c’est surtout de m’être familiarisé avec l’adaptation de textes. Ce n’est pas par hasard si, dans mes bandes dessinées, je travaille souvent en rapport avec des textes. Et mes livres ont clairement plus à voir avec le théâtre qu’avec le cinéma.
Tu as tout de même réalisé quelques décors…
Oui, et pour des spectacles qui n’étaient pas inintéressants du tout. J’ai eu l’occasion de travailler dans la très belle salle du Conservatoire national d’art dramatique, et, d’autre part, pour un très beau spectacle de cirque. Mais je me suis vite rendu compte que l’émotion que pouvait me procurer le fait de concevoir un décor et de le voir réalisé était complètement éclipsée par l’émotion que je ressentais en recevant un livre imprimé et en sentant l’odeur de l’encre ! C’est pour moi un plaisir très physique qui me satisfait mille fois plus…
Je crois que tu as également suivi une formation en images de synthèse…
Oui, parce que j’avais le désir de faire un film. En fait, j’ai à peu près tâté de tout, aux Arts déco, pour éviter la section « illustration » à laquelle je semblais promis. Je ne voulais pas y aller parce qu’elle était très centrée sur l’illustration traditionnelle, pour enfants, et ne me semblait pas très dynamique.
Tu as réalisé le film dont tu rêvais ?
Oui, en 2004 j’ai fait un court métrage de 4’40’’ en images de synthèse, qui s’intitule Les Voisinages. On doit pouvoir le voir sur Internet quelque part [2]. Il y a une scène légendaire où je cours nu avec des veaux dans les champs ! J’en ai composé la bande son, une chanson punk qui part d’une phrase de Gilles Deleuze sur le fait qu’une forme organique n’est jamais stable, mais toujours dans une forme de devenir... C’est en effet à cette même époque que je me suis mis à la musique.
Tu ressentais le besoin de faire toutes sortes de choses différentes…
Et je l’ai toujours. Je n’ai pas arrêté la musique, ni l’édition. Je suis un garçon un peu hyperactif…
Pourquoi t’es-tu installé à Angoulême depuis des années ?
J’étais fatigué de vivre à Paris. Nous avions entendu parler des aides que Magelis, le Pôle image d’Angoulême, accordait au fonctionnement de jeunes structures d’édition, et nous avons décidé de transférer le siège de Warum en Charente. C’est comme ça que je me suis installé ici, en 2008. L’aide de Magelis permettait de me payer un petit peu, ce qui m’a permis de laisser tomber le travail que je faisais à Paris, où j’étais magasinier dans la tour 3 de la Bibliothèque nationale (site François Mitterrand).
Comme magasinier, tu n’avais pas, j’imagine, le temps de regarder les livres qui te passaient dans les mains ?
Pas vraiment. J’étais affecté au département Sciences et techniques mais, bizarrement, c’est là qu’étaient également stockés les livres d’art. J’en ai vu passer beaucoup, que je regardais rapidement avant de les mettre dans un petit panier pour les envoyer vers les salles de lecture…
ici dans une version couleur inédite.
Quand tu as quitté Warum, tu es resté à Angoulême.
Oui, la vie ici est vraiment agréable. Je pense que cela a été très bénéfique pour mon travail d’être ici, parce que j’y bénéficie de moments de calme qu’il est beaucoup plus difficile de connaître à Paris. En ce qui concerne Warum, Wandrille et moi avions des divergences sur la ligne éditoriale. Il avait envie d’éditer des livres avec lesquels je n’étais pas d’accord. Du coup, nous avons monté un deuxième label, Vraoum, dont il était le seul directeur artistique. J’aurais pu rester en continuant à développer des livres pour le label Warum, mais en 2005 et 2006 beaucoup de nouvelles structures d’édition indépendantes s’étaient créées et je ne voyais plus ce que j’avais à proposer de différent.
Quel était le projet initial de Warum ?
Publier des jeunes auteurs qui faisaient de la bande dessinée différemment. Notamment Aude Picault, dont nous avons accueilli Moi je, un projet qu’elle avait présenté à d’autres éditeurs, sans en trouver aucun qui veuille ou sache faire ce livre. On l’a sorti en tout petit format, avec un seul dessin par page, et cela a été l’un de nos premiers succès.
Comme auteur, tes trois premiers livres sont parus à l’enseigne de Warum. Avais-tu, toi aussi, été présenter ton travail à d’autres éditeurs ?
Oui. J’avais été refusé par l’Association, par Cornélius et par plein d’autres. Ils avaient raison, certainement. Je comprenais qu’ils ne veuillent pas s’engager pour imprimer 2000 exemplaires de ce que je leur proposais. Chez Warum, nous avons fait des tirages de 600 ou 800. Avec toutes leurs imperfections, ces premiers livres ont donc pu être vus par quelques centaines de personnes…
Et aujourd’hui, tes livres chez Cornélius, quel en est le tirage ?
1500 exemplaires, je crois. Mon travail n’est pas vraiment très « grand public ».
Qu’est-ce qui t’intéresse dans la démarche d’éditeur ?
Je vois ça comme quelque chose de complémentaire à mon travail d’auteur. Ça me permet d’être en contact avec d’autres créateurs. Je pense que je deviendrais neurasthénique si je devais rester tout le temps seul face à moi-même. Mettre en valeur le travail d’autres gens me plait énormément.
Donc, peu après quitté Warum, tu as lancé ION, une maison qui publie des livres de dessins, « aux frontières du livre d’artiste et du recueil d’illustrations » [3]…
Oui, des livres de dessin pur, sans narration, et qui, pour le coup, me semblent impossibles à défendre par quelqu’un d’autre que moi. Pas forcément des dessins provocateurs et trash, « pour adultes avertis », à la façon du Dernier Cri, pas une collection d’art books non plus, puisqu’il ne s’agit pas de travaux préparatoires… ION était déjà le titre de mon fanzine aux Arts déco. Cela m’a paru évident de reprendre le même nom. J’ai fait pas mal de festivals, et à force d’être derrière le stand et de voir les livres à l’envers, j’ai constaté que ION à l’envers donne NOI, c’est-à-dire la moitié de mon prénom, Benoît. C’est comme ça que j’ai compris pourquoi ce nom m’était aussi sympathique depuis tant d’années…
Parmi les auteurs qui figurent à ton catalogue, je repère les noms de LL de Mars, Joseph Callioni, Céline Guichard, Matthias Lehmann… Plusieurs sont ou ont été angoumoisins, je suppose donc que tu les as connus ici…
Pas forcément, mais je les connais personnellement. Les dessins dont je parle sont rarement montrés, il faut être proches des auteurs pour être au courant de leur existence. Les dessins de Callioni, j’en ai vus deux ou trois exposés à l’Hôtel Saint-Simon dans le cadre d’une exposition collective sur le thème des vampires. Céline Guichard, elle, a eu droit à une exposition personnelle dans le même lieu [4]. Mais les dessins que j’ai publiés d’elle ne sont pas ceux-là, c’en sont d’autres, qu’elle a réalisés spécialement.
Qui diffuse les livres d’ION ?
Makassar. ION est une maison d’édition modeste, qui publie environ cinq titres par an, avec de tout petits tirages. J’ai tenu à ce que cela reste gérable pour moi, en parallèle à mon activité d’auteur.
Tu ne peux pas prélever de salaire comme éditeur, j’imagine…
Non, loin de là. Tout au plus me rembourser quelques billets de trains et autres faux frais.
Quand tu n’es pas en résidence, tu travailles chez toi ou en atelier ?
J’ai fait partie de l’atelier du Gratin, première version, avec Laurent Bourlaud, Alexandre Clérisse, Marie de Monti, Mylène Rigaudie… Mais aujourd’hui je travaille chez moi.
Jusqu’à fin décembre 2015, tu as été en résidence à la Maison des Auteurs pour la deuxième fois (après une première résidence de septembre 2012 à juin 2013). Qu’est-ce que cela t’apporte ?
C’est comme un vrai bol d’air. Je suis naturellement assez solitaire, et je pense qu’il est salutaire de sortir de chez soi, de pouvoir dialoguer avec d’autres personnes… D’autant plus que ce lieu concentre beaucoup de gens talentueux.
On y est admis sur projet. Quel était le projet que tu avais présenté en 2012, et quel est celui qui t’occupe actuellement ?
En 2012, c’était ce qui allait devenir l’album Histoire de l’art macaque. Mais je ne travaille jamais de façon exclusive sur un livre. Mes journées se partagent entre mon activité d’éditeur, l’exécution des commandes que je peux avoir comme dessinateur et le travail personnel sur un livre. Maintenant je travaille sur un livre autour de Marcel Duchamp, qui est un peu bloqué pour des questions juridiques, et sur un autre projet à partir du roman de Gaston Leroux La Poupée sanglante. J’en fais une adaptation très libre. Ce qui m’intéresse dans ce livre, c’est la façon dont les personnages s’épient les uns les autres, dont le désir circule, et la façon dont Leroux passe d’un narrateur à l’autre…
Tu as d’autres résidences à ton actif. Pendant l’été 2015, tu as été invité à travailler à Bologne, au Museo Davia Bargellini. Il en est résulté le livre E Tutto Vero, autopublié chez Ion…
J’y suis allé à l’invitation de l’association Hamelin, qui organise le festival Bilbolbul. Ce « musée des arts industriels » est un peu le musée maudit de Bologne, peu de gens le visitent. Il s’agit, en fait, de la collection d’une famille, constituée, de génération en génération, depuis la Renaissance, et qui reflète des passions successives et multiples. C’est le dernier descendant qui a souhaité faire un musée des arts industriels et qui a rassemblé une série de serrures en fer forgé, de vélos, de cadrans de montres, etc., mais le musée recèle bien d’autres choses, y compris des peintures et des sculptures, des marionnettes, de la porcelaine... J’étais invité à y faire une exposition, mais mes commanditaires n’avaient aucune idée de la forme que cela pourrait prendre. J’ai choisi de travailler sur le musée lui-même, j’ai passé une dizaine de jours sur place et j’ai réalisé des dessins mettant en valeur les objets qui me parlaient le plus. Le livre va plus loin, en intégrant le récit de certaines légendes qui courent sur le musée. Légendes que j’invente aussi, parfois…
Qu’est-ce qui fait sens dans le fait de rassembler des objets disparates dans un même lieu ? C’est une question que tu avais abordée dans ton livre L’Art et le sang [5]…
Oui, à travers le concept de « musée sans intérêt », constitué d’œuvres sans intérêt déposées par les grands musées parisiens dans un village de province !
Par ailleurs, tu as mis ta seconde résidence à la Maison des Auteurs en pause, pour pouvoir aller à Maubeuge…
Là, c’est un peu différent. Je suis accueilli, avec quatre autres créateurs (étrangers à la BD), par la Communauté d’agglomération, pendant quatre mois, et j’ai une mission qui consiste à faire des interventions dans des structures scolaires. J’ai choisi de saisir cette opportunité pour travailler sur le musée de Maubeuge, un peu sur le même mode que ce que j’ai fait à Bologne, sauf que le musée de Maubeuge est fermé depuis vingt-trois ans. Il a été complètement incendié et rasé pendant la Première Guerre mondiale, les collections ont été reconstituées depuis les années vingt jusqu’aux années quatre-vingt, puis la municipalité a estimé que ce n’était plus intéressant, elle a vidé le bâtiment et tout entreposé dans un hangar. C’est là que je vais dessiner, toutes les œuvres y sont rassemblées, sans que personne ne sache ce qu’elles deviendront. Il n’y a aucun projet.
Tu as l’habitude d’intervenir en milieu scolaire ?
Je l’avais déjà fait un petit peu, dans des collèges et lycées, et puis dans des écoles d’art, à Angoulême, à Toulouse… Mais à Maubeuge j’interviens au niveau de l’école élémentaire, j’ai même deux classes de maternelle, et ça c’est vraiment nouveau pour moi.
Alors parlons de cette place que prend, dans ton travail, le thème du musée et surtout celui de l’art. D’une manière ou d’une autre, la plupart de tes livres interrogent l’énigme de l’art ‒ y compris dans ses dimensions médiatiques et politiques ‒ et posent la question : qu’est-ce qu’être un artiste ?
C’est une interrogation qui remonte à l’enfance. Mes parents sont tous les deux ingénieurs, mais ma mère a toujours été très intéressée par l’art. Quand nous partions en vacances, nous visitions tous les musées possibles et imaginables qui se trouvaient dans le coin. Ça fait partie de mon histoire. Mon livre Maudit Victor [6] s’inspire d’un de mes ancêtres, Crafty (mon arrière-arrière-grand-oncle) qui était dessinateur de presse, grand spécialiste des chevaux, un sujet auquel il a consacré plusieurs livres. J’ai grandi dans une maison où ses dessins ornaient les murs. Tout cela m’a influencé…
en couleur pour l’exposition de Bologne (2011-2015).
Tout comme, je crois, les livres de Joann Sfar consacrés à Pascin…
Oui. J’ai découvert les livres de l’Association quand j’avais une quinzaine d’années. Voir que Sfar pouvait se servir de la bande dessinée pour aborder des questions qui ne relevaient ni de l’aventure ni de l’humour, mais qui interrogeaient la création et la vie de gens comme Pascin ou Soutine, cela a ouvert une porte. Je me suis dit : tiens, je pourrais raconter ce genre de choses… Je commençais à étudier l’art plastique au lycée, à être sensibilisé au surréalisme, à des œuvres qui me parlaient assez fortement. Si je traite de l’art dans mes bandes dessinées, ce n’est pas pour m’en moquer, c’est pour parler des émotions qu’il peut susciter, et de l’anormalité totale que représente la décision d’être artiste.
D’autres livres de bande dessinée ont-ils été importants pour toi ?
Au niveau de la narration, il y a le travail de Jean-Claude Forest. J’ai été intéressé par son rapport au feuilleton et par la désinvolture de sa narration. Il était capable de mettre un paragraphe entier de texte pour remplacer une scène qu’il n’avait pas envie de dessiner. Il avait ce culot-là, de jouer avec les attentes des lecteurs…
La série où il se rapproche le plus de l’esthétique du feuilleton à l’ancienne, c’est Léonid Beaudragon, qu’il écrivait pour Savard…
Une série méconnue, qui est très bien. Et tout l’univers de La Jonque fantôme vue de l’orchestre ! Ce livre m’a renversé.
Sur le plan graphique, ton travail ne trahit pas d’influences évidentes…
Je penche naturellement plutôt vers la ligne claire, mais je suis sans doute sauvé par mon éclectisme ! J’ai grandi avec les classiques franco-belges, et j’ai tendance à voir des bouts de Tintin et Blake et Mortimer dans les images que je peux faire…
Pour en revenir à l’art, un livre comme L’Histoire de l’Art macaque [7] ne se contente pas de revisiter toute l’histoire de l’art en accéléré, il aborde des questions de sociologie de l’art : l’invention de l’atelier, de la signature, des salons, du marché de l’art, les rapports entre les artistes et leurs commanditaires, la notion de la valeur, la différence entre art sacré et art profane…
J’ai une grande répulsion vis-à-vis de tout ce qui procède de la sacralisation de l’art. Aller au musée comme on va à l’église, pour rendre un culte à de grands créateurs, ce n’est pas du tout ma vision des choses. Certaines productions artistiques peuvent être en quête de transcendance mais l’art n’est pas une chose transcendante en soi. Je trouve que ça enrichit les œuvres de se demander par qui elles ont été faites, pourquoi, comment, dans quel contexte… Beaucoup de choses que nous considérons comme évidentes ne le sont pas du tout. Par exemple le fait que l’art moderne soit présenté avec tous les égards dans les plus grands musées. Il faut se souvenir qu’à la fin du XIXe, certains de ces musées ont refusé des legs importants des mêmes artistes, Manet par exemple ! Ces questions m’intéressent aussi en rapport avec ma propre création en bande dessinée.
Personnellement, cela ne m’intéresse pas de me positionner dans le milieu de l’Art avec un grand A, parce qu’il repose sur des systèmes financiers beaucoup trop grands à mon goût. J’aime l’idée qu’on puisse monter une maison d’édition et faire quelques livres valables avec un capital de départ de 10 000 euros. Nous, les auteurs de bande dessinée, nous produisons des œuvres – des livres – qui coûtent vingt ou trente euros, donc qui ne sont pas inabordables pour la majorité des gens. Si quelqu’un veut être en contact l’un de mes livres, il peut en faire l’acquisition ou même se rendre dans une bibliothèque pour l’emprunter. Et ça, pour moi, c’est vraiment important. Travailler pour des gens qui ont 5 000 euros à mettre dans un dessin, ça ne me conviendrait pas, politiquement parlant.
La récente enquête sur les créateurs de bande dessinée conduite dans le cadre des États généraux a montré que, si une majorité se définissaient comme « auteur », 15 % environ se définissaient plutôt comme « artiste » et 10 % comme « artisan ». Qu’as-tu répondu à cette question, ou que répondrais-tu ?
J’ai rempli le questionnaire, mais je crois qu’à cette question j’ai répondu « ne se prononce pas ». Je pense que je suis à la fois auteur, artiste et artisan… Je ne vois pas forcément de grand intérêt à ces étiquettes. Ça touche à un problème de légitimité, mais les gens qui n’ont pas encore compris que la bande dessinée c’est de l’art, je pense que ce n’est pas la peine de s’en occuper.
Tu as mentionné le surréalisme tout à l’heure. Plusieurs de tes livres (DADAbuk, Sexy Sadie) montrent que tu as été tout autant marqué par le mouvement Dada, et d’autres encore par les artistes (notamment les écrivains et les musiciens) de ce que l’on a appelé la Belle Époque…
Oui, le fait est que je suis très intéressé par tout ce qui s’apparente à l’art décadent. Pour ce qui est des dadaïstes, c’étaient des gens qui créaient en dehors de tout système. Ce n’est pas un hasard si ce sont eux qui ont commencé à développer la question de la performance, c’est-à-dire d’une forme de création qui ne rapporte pas d’argent. Ils ont cherché d’autres circuits de diffusion, ils ont été très sensibles à la presse, à l’imprimé… Leur démarche reste incroyablement moderne, et toujours pertinente aujourd’hui. Il faut se souvenir que Picabia déclamait publiquement des textes insultants envers les anciens combattants, juste après la guerre de 14. Ces gens se mettaient vraiment en danger, contrairement aux post-dadaïstes actuels qui font leurs performances dans le confort des galeries d’art.
Tu penses que l’art est nécessairement fait pour provoquer ? Dans un entretien que tu as donné en 2012, tu déclarais vouloir « foutre le bordel dans le petit monde dominant et mou de la BD »…
Je ne pense pas à de la provocation avec du sang partout et du sexe explicite à toutes les pages. Mais il faut prendre un risque quelconque, ne pas coller à ce que l’on attend aujourd’hui, tenter des choses qui ne sont pas déjà développées par d’autres. Et, c’est vrai, il y a dans le monde de la bande dessinée une certaine mollesse, avec plein de « petits livres » qui n’en valent pas la peine. Je ne dis pas que mes livres sont les meilleurs de la terre, mais au moins ils sont empreints d’une certaine singularité.
J’ai l’impression que tes livres se construisent beaucoup dans l’improvisation…
Souvent je pars d’une scène ou deux que j’ai envie de dessiner. Donc je les dessine, et il peut se passer plusieurs mois avant que j’ai l’idée de la scène d’avant ou de celle d’après. Par ailleurs, je me sens très libre. Si un personnage m’ennuie, je peux le supprimer à la page 40. Et si je m’aperçois, 50 pages plus loin, que j’ai besoin de lui, je le ressuscite. J’ai le droit.
Pour Mardi Gras (2013), j’avais montré un premier état à Jean-Louis Gauthey [8]. Je pensais que le livre pouvait s’arrêter là, mais il m’a dit qu’il le trouvait un peu court. Alors j’ai travaillé sur une seconde moitié qui change complètement la perspective sur la première. Et, ce faisant, j’ai découvert ce que je voulais vraiment raconter…
Cornélius, qui t’avait refusé autrefois, est devenu ton éditeur principal. Ça s’est fait comment ?
Je suis retourné le voir avec L’Art et le sang, parce que je pensais que j’étais un peu plus au point et aussi que ce travail pouvait intéresser un public plus large. Jean-Louis a été intéressé, et ses suggestions m’ont aidé à améliorer le livre. Par exemple, au départ, ma bichromie était noire et rouge, il m’a conseillé de prendre plutôt du bleu et du rouge, et de créer le noir avec la rencontre des deux. Ça m’a ouvert de nouvelles perspectives pour mes livres suivants.
Quelle est la nature de la collaboration que tu as nouée avec Jean-Louis depuis quelques années ?
Je travaille mes livres de mon côté. Je n’ai toujours pas bien compris ce qui l’intéresse dans mon travail, ce qui me permet de faire et de lui proposer des choses complètement différentes. Je ne cherche pas à entrer dans une ligne prédéfinie. Et pour chaque livre, Jean-Louis me fait deux ou trois remarques toujours éclairantes, qui m’amènent à changer des choses. Mais nous ne sommes pas mariés. Il m’a refusé mon dernier projet, sur Marcel Duchamp, je vais donc travailler avec un autre éditeur.
Ton autre projet actuel, as-tu dit, part d’un roman de Gaston Leroux. Pourquoi apprécies-tu cet auteur, et peut-être d’autres feuilletonistes ?
J’ai passionnément aimé les Arsène Lupin. Ce n’est pas considéré comme de la grande littérature mais quand on s’y repenche on peut mesurer à quel point Maurice Leblanc écrivait bien, à quel point ses intrigues étaient intelligentes… C’est vraiment brillant ! Et la figure d’Arsène Lupin est assez passionnante en soi. Leroux n’est pas du même niveau, mais il a une inventivité complètement dingue. Il faut relire un livre comme Le Fauteuil hanté !
Ce mélange d’insolite, de cruauté et d’humour qui caractérise la plupart de tes livres vient de cette littérature-là ?
Pas seulement. Des éléments de mon histoire personnelle et familiale jouent aussi. Mon grand-père maternel a fait la Deuxième Guerre mondiale et il a toujours raconté des histoires qui étaient en partie vraies et en partie inventées. Ma grand-mère aussi est une conteuse qui, aujourd’hui encore, me relate des histoires incroyables, avec du tragique, de l’invention, de la drôlerie...
Un thème récurrent est celui des atteintes au corps, qui peut prendre des formes diverses : le travestissement, la greffe, la métamorphose… et qui va souvent de pair avec une forme de monstruosité, morale et/ou physique.
J’ai moi-même subi un accident assez grave lorsque j’avais vingt ans et mon corps en très marqué, très abimé. Le fait de devoir vivre avec ce corps-là m’amène à parler de ces choses. Par exemple, le corps de Fantamas est un corps supplicié, mais je lui fais faire l’expérience de la tendresse [9]… Et le fait qu’il n’ait plus de visage était une explication positive au fait qu’il puisse prendre n’importe lequel, devenir un génie du déguisement… Je dessine des corps difformes ou suppliciés mais moi je ne les qualifie pas de monstrueux.
Tu utilises rarement ‒ L’Art macaque serait une exception ‒ le système des cases. Le plus souvent tes dessins flottent dans le blanc de la page, selon des mises en pages très libres. Pourquoi ce choix ?
Ça vient sans doute d’un livre assez fondateur pour moi, qui est l’adaptation que j’ai faite de L’Écume des jours [10]. Le texte de Boris Vian ne me permettait pas de faire de la bande dessinée normale et m’a amené à trouver des solutions d’occupation de l’espace assez innovantes. Il y a très peu de cases dans ce livre. Et depuis je me sens libre de ne pas forcément les utiliser, ou alors d’une façon plus libre, comme peut le faire Baladi, par exemple.
Tu dessines sur papier ou sur tablette graphique ?
Les originaux sont sur papier mais je les retravaille beaucoup sur l’ordinateur, notamment pour composer mes pages et pour faire toute la mise en couleurs.
Tu as été pas mal impliqué dans le « festival laboratoire » Pierre Feuilles Ciseaux…
J’ai fait toutes les éditions depuis 2009, sauf la dernière à Minneapolis. Ça a été très important pour moi, l’occasion de rencontres extrêmement stimulantes. J’ai pu expérimenter toutes sortes de choses. Comme j’ai un côté assez scolaire, j’ai fait quasiment tous les exercices qui ont été proposés. On se trouve au milieu d’auteurs qui ont tous développé un univers très singulier, alors on a tendance à revenir à des formules assez basiques, qui constitue notre langue commune : des cases, une narration, etc. Et c’est fascinant de voir que l’on peut se réapproprier ces outils et les tordre dans tous les sens.
Il ne nous reste plus qu’à évoquer ton activité musicale. Sous le nom de « Benoît Tranchand », et en duo avec « Sophie Savon », tu as créé Savon Tranchand, et c’est une aventure qui dure…
On va fêter nos dix ans cette année. On compose à deux, et pour ma part je chante et je contrôle la boîte à rythmes. Sophie joue de la guitare et de divers instruments électroniques, et elle chante aussi un peu. On s’est rencontrés à l’école Duperré, où je faisais une mise à niveau. Elle montait des spectacles pluridisciplinaires à cette époque, et j’avais été embauché comme petite main. Benoît Tranchand ‒ le masque que je mets pour monter sur scène ‒existait déjà, je faisais déjà des performances musicales solo dont je fatiguais un peu, et le groupe dont elle faisait partie s’est séparé. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés tous les deux…
Propos recueillis par Thierry Groensteen à Angoulême, le 17 février 2016, chez « Zézette et Marcel ».