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la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image
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états généraux de la bande dessinée : discours d’ouverture
par Benoît Peeters

Le 30 janvier 2015 se sont ouverts, à Angoulême, les États Généraux de la bande dessinée. Lancés par les auteurs, les États Généraux de la Bande Dessinée ont notamment pour but de rassembler le plus possible d’associations, de syndicats et d’institutions, afin de représenter tous les acteurs de la bande dessinée, de profiter de la diversité de leurs expériences, d’assurer la transparence et la neutralité des études scientifiques et de réunir les décisionnaires autour de la table pour penser l’avenir. Partenaire des États généraux, la Cité rendra compte de leurs travaux. Dès à présent nous reproduisons le discours d’ouverture prononcé par Benoit Peeters.

Tout est parti, au mois de mai dernier, d’une lettre du RAAP (Régime des artistes auteurs professionnels) annonçant la réforme du régime de retraite complémentaire des auteurs. Peut-être s’agit-il d’une mutation nécessaire à moyen terme, mais en tout cas elle nous est arrivée en pleine figure comme une bien mauvaise surprise. Cette réforme majeure avait été lancée par les administrateurs du RAAP sans la moindre concertation ; elle a plongé les auteurs de bande dessinée dans la colère. Alors qu’on les croyait isolés et individualistes, ils se sont mobilisés de façon massive, à travers l’action du SNAC-BD et des réseaux sociaux. La retraite complémentaire, jusqu’alors d’un montant volontaire, devait passer au 1er janvier 2016 à un prélèvement obligatoire de 8 % des revenus, soit l’équivalent d’un mois de travail. Or les auteurs de bande dessinée avaient déjà vu ces dernières années les avances et les droits diminuer dans des proportions considérables. La situation devenait intenable.
Tout est donc parti des auteurs, du mouvement des auteurs, avec le sentiment qu’il fallait sauver ce métier, cette profession, ce monde de la bande dessinée dont ils sont un maillon essentiel, le premier maillon, sans lequel rien ne pourrait se produire. Cette très importante mobilisation autour du RAAP et de la retraite complémentaire m’est apparue comme un symptôme. La réforme qui avait été annoncée, et sur laquelle M. Frédéric Buxin, président du RAAP, reviendra tout à l’heure, n’était qu’un des aspects d’une crise plus profonde. J’ai eu, à la fin du printemps et pendant l’été, de nombreuses conversations avec Valérie Mangin, Denis Bajram, et plusieurs autres auteurs sur les évolutions de ce métier et les menaces qui pèsent sur lui. Nous avons eu le sentiment que cette crise et cette mobilisation donnaient l’occasion de réfléchir de manière plus large. Il me semblait important de ne pas se tromper de combat, et par exemple de ne pas s’enfermer dans l’idée que les éditeurs étaient les ennemis des auteurs. Ils sont leurs partenaires, des partenaires avec lesquels la négociation est quelquefois compliquée, mais des partenaires sans lesquels rien ne se passerait. Et puis, par-delà les éditeurs, il y a les libraires, les festivals, les écoles, et tous ceux qui font le monde de la bande dessinée et sont donc concernés par son évolution. Au cours d’une longue conversation téléphonique, j’ai proposé de lancer des états généraux de la bande dessinée. Denis Bajram et Valérie Mangin ont saisi la balle au bond, et tout s’est mis en place très vite, grâce à leur énergie et leur rigueur dont je tiens à les remercier. D’autres auteurs, de plusieurs styles et plusieurs générations, sont venus nous rejoindre. Le projet a été annoncé publiquement en octobre 2014, au festival Quai des Bulles à Saint-Malo. Il commence aujourd’hui à se concrétiser.

L’idée a été de rassembler dans ces états généraux le plus possible d’acteurs de la bande dessinée : nous ne voulions pas qu’il s’agisse d’une affaire d’auteurs, d’éditeurs ou de libraires discutant chacun dans leur coin, en estimant que les difficultés du secteur venaient bien sûr de l’autre, des autres. L’idée a été aussi de réaliser un état des lieux solide et fiable, et notamment un véritable état du marché par-delà les chiffres qui circulent, des chiffres officiels qui sont souvent ceux des tirages annoncés plus que des ventes réelles. La volonté est à cet égard d’aller au delà des impressions et des rumeurs, quitte à être surpris par certaines des données qui seront recueillies.
Il s’agit donc d’abord d’essayer de comprendre ensemble les mutations très profondes de ce métier depuis une vingtaine d’années. Les deux dernières décennies ont été marquées par un certain nombre de changements majeurs. Entre 1994 et 2014, on a vu s’accentuer le passage de la bande dessinée du monde de la presse au monde du livre. Les magazines qui assuraient une grande partie de l’économie de la bande dessinée, pour les auteurs comme pour les éditeurs, ont presque tous disparu, même si Spirou, Fluide glacial et quelques autres ont réussi à se maintenir.
À l’intérieur de ce monde du livre, les mutations ont également été nombreuses, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif. On publiait environ 700 albums en 1994 ; on en a produit plus de 5000 en 2014. Certes, le chiffre d’affaires global de la bande dessinée a augmenté, mais dans des proportions qui n’ont rien à voir. Nous le savons tous : les tirages et surtout les ventes moyennes par titre ont diminué de façon très conséquente. Si le nombre d’albums n’a cessé d’augmenter, le public est loin de s’être élargi dans les mêmes proportions. Bien sûr, il y a eu quelques bonnes nouvelles, comme la multiplication des traductions, la reconnaissance du roman graphique et la féminisation accrue du métier. La bande dessinée est plus diverse qu’il y a vingt ans. Elle a touché de nouvelles catégories de lecteurs, elle s’est implantée plus solidement dans les médias, mais son économie est fragilisée par une offre qui dépasse largement la demande. Le résultat, nous le connaissons : des auteurs précarisés, des éditeurs fragilisés, des libraires débordés, des lecteurs désorientés.
Tout ne va pas mal pour autant : la bande dessinée d’aujourd’hui est remarquablement créative, il se publie chaque année plus d’excellents albums que nous ne pouvons en lire. Il n’en reste pas moins que le secteur est loin d’avoir la bonne santé qu’on lui attribue parfois. Oui, la bande dessinée se porte plutôt bien artistiquement. Non, la bande dessinée ne se porte pas si bien que ça sur le terrain économique. On est passé, plusieurs éditeurs l’ont noté, d’une économie de fonds où les titres anciens occupaient une grande place à un marché de nouveautés où un livre chasse l’autre à toute vitesse. Les auteurs ne profitent plus vraiment du travail accumulé, y compris pour les séries, et les éditeurs ont le plus grand mal à en imposer de nouvelles. Nombreuses sont celles qui s’interrompent au tome 2 ou au tome 3, laissant dans la frustration auteurs, éditeurs, libraires et lecteurs. Quant aux albums les plus fragiles, et parfois les plus novateurs, ils n’atteignent même pas la visibilité minimale qui leur donnerait une chance d’être remarqués.
Nous avons durant la même période plusieurs mutations technologiques d’une importance fondamentale. Le numérique a bouleversé la manière de faire les livres. Les fabriquer est devenu plus facile. Les petits tirages ont vu leur coût diminuer, y compris pour la couleur. Et de nombreuses tâches autrefois assumées par les éditeurs et les imprimeurs ont été prises en charge par les auteurs. Il y a vingt ou trente ans, le dessinateur remettait à l’éditeur ses planches originales pour qu’elles soient photogravées, en noir et blanc d’abord, et ensuite en couleur. Ces opérations avaient un coût élevé, en grande partie assumé par les magazines où les histoires étaient prépubliées. Insensiblement, les auteurs se sont mis à scanner leurs planches, à les mettre en couleur informatiquement, et quelquefois à monter leur album, livrant pour certains d’entre eux des fichiers quasi prêts à imprimer. La promotion elle-même s’est transformée : par les blogs, qui ont permis à de nouveaux auteurs de se faire connaître, et par l’implication de beaucoup d’autres dans les réseaux sociaux. Ces changements se sont produits peu à peu, sans que les règles du jeu soient modifiées, et sans que ces nouvelles tâches soient valorisées financièrement.
À côté de cela, il y a bien sûr ce qu’on appelle la BD numérique, qu’il s’agisse de la simple reprise homothétique des albums sur les tablettes ou de la création de bandes dessinées enrichies destinées aux nouveaux supports. Mais si le numérique a parfois suscité de l’invention, il n’a pas pour l’instant généré de nouveaux revenus, que ce soit pour les auteurs, pour les éditeurs ou pour les libraires. À l’heure qu’il est, dans le monde francophone, la bande dessinée numérique apparaît davantage comme une source d’inquiétudes que comme un renouvellement du métier. Elle n’a nullement remplacé les prépublications dans la presse, malgré les espoirs que certains avaient pu nourrir.
Dans cette période de mutation que vit la bande dessinée, certains ne craignent pas de dire aux auteurs qu’il est nécessaire pour eux de s’adapter : leur métier n’est-il pas d’être créatif. Oui, bien sûr, il faut s’adapter, et nous n’avons pas cessé de le faire. Nous tous : auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, festivals, etc. Mais dans ces adaptations, je pense que les auteurs ont payé un prix assez lourd, en assumant un nombre croissant de tâches chronophages tout en voyant leurs revenus diminuer dans des proportions très conséquentes. Nous aimerions donc qu’ils ne deviennent pas, dans cette nouvelle économie de la bande dessinée, une simple variable d’ajustement.
Permettez-moi de souligner quelques particularités de ce métier, qui le distinguent notamment de celui des écrivains. On ne s’en rend pas toujours compte, mais la réalisation d’une bande dessinée n’est pas qu’un acte de création. C’est aussi une pratique artisanale qui exige une véritable assiduité. Si les dessinateurs et les scénaristes doivent demain exercer un autre métier, comme c’est le cas pour la plupart des auteurs littéraires, le rythme de parution de leurs albums va se beaucoup se ralentir, et les séries, sur lesquelles repose l’essentiel de l’économie du secteur, n’auront aucune chance de s’imposer. Ce qui fragilise l’auteur fragilisera donc l’éditeur, et derrière lui toute la chaîne du livre.
Il y a quarante ou cinquante ans, certains journalistes peu familiers des réalités de la bande dessinée demandaient à Hergé ou Franquin quel était leur vrai métier, et cette question nous faisait rire. Il ne faudrait pas qu’aujourd’hui elle rejoigne tristement la réalité. Pensons à ces grands auteurs que nous admirons, et par exemple à Jean Giraud, Hugo Pratt et Jirô Taniguchi : sans les années de labeur presque ininterrompu, ils n’auraient jamais pu donner naissance à leurs plus grands albums. Il leur a fallu apprendre, s’entraîner et se perfectionner peu à peu, comme les auteurs d’aujourd’hui devraient pouvoir continuer à le faire.

Les états généraux de la bande dessinée vont s’efforcer de répondre aux évolutions et aux interrogations que je viens d’évoquer. Dix études de grande ampleur vont être lancées, avec l’aide des partenaires ici réunis et sous le regard attentif d’un conseil scientifique éminent. Parallèlement, des cahiers de doléances vont être ouverts à tous les groupes qui le souhaiteront : scénaristes, dessinateurs, coloristes, grands éditeurs, petits éditeurs, libraires spécialisés, libraires généralistes, bibliothécaires, journalistes, responsables de festivals, etc.
Mais ces états généraux ne doivent pas seulement recueillir des constats, si nécessaires soient-ils. Il faudrait aussi qu’ils débouchent sur un certain nombre de transformations et d’améliorations. Même si nous ne croyons pas aux miracles, nous sommes persuadés que plusieurs difficultés concrètes peuvent trouver une solution. Les états généraux devraient également permettre de solidariser l’ensemble du monde de la bande dessinée autour de combats majeurs. Auteurs, éditeurs, libraires, au delà de nos différences et de nos divergences, nous partageons tous une certaine idée du livre et de la bande dessinée. Aujourd’hui, de grands opérateurs aux visées hégémoniques – il est inutile de rappeler leurs noms –, cherchent à nous contourner les uns et les autres pour établir des fonctionnements d’une tout autre nature. Si l’on n’y prend pas garde, c’est une logique de flux substituables qui s’imposera bientôt, à coup d’abonnements illimités.
Ces menaces sont graves, concrètes et pour certaines presque immédiates : à la Commission et au Parlement européen, le principe même du droit d’auteur est remis en cause. Un rapport a été commandé à une députée du Parti Pirate, ce qui est tout un symbole. Le travail acharné des lobbies cherche à imposer l’idée que le droit d’auteur est un obstacle à la création, à la circulation des œuvres et des idées. Avec l’alliance qui se met en place entre les partisans d’une soi-disant gratuité et les multinationales les plus cyniques, nous comprenons très bien ce qui est en jeu. Il est donc essentiel de rappeler ensemble que le droit d’auteur n’a rien d’un anachronisme. Ce n’est pas au monde numérique qu’il est inadapté, mais au règne du profit sans foi ni loi. Ces menaces sont bien réelles. D’autres pourraient peser demain sur le prix unique du livre grâce auquel la France est parvenue à maintenir un réseau dense de librairies, seul garant de la bibliodiversité. Sur ces questions essentielles, nous avons tout intérêt à nous mobiliser ensemble si nous voulons avoir une chance d’être entendus.
Vous le voyez, les enjeux ne manquent pas. Mais il nous faut dans un premier temps résoudre la crise générée par la modification brutale de la retraite complémentaire des auteurs : la concertation doit avoir lieu, et des solutions imaginatives doivent être élaborées pour financer ce nouveau prélèvement. Les pistes sont nombreuses. On pourrait remettre à l’ordre du jour la belle idée de Victor Hugo d’une petite redevance sur les œuvres du domaine public servant à protéger les auteurs des nouvelles générations. On pourrait aussi, certains y songent, réfléchir à une sorte de droit de suite sur le marché du livre d’occasion, devenu considérable à travers les marketplaces. Ou à un prélèvement sur les flux numériques. Ce qui est sûr, c’est qu’une solution doit être trouvée et mise en place rapidement pour que la mise en place des retraites de demain n’aggrave pas la précarité d’aujourd’hui.

Tous ici, nous aimons la bande dessinée, cet art né vers 1830 avec Rodolphe Töpffer, et qui a parfaitement résisté jusqu’ici aux mutations technologiques, s’imposant auprès de publics très divers avec des œuvres de tous les styles. Tous nous avons à cœur de la faire vivre.
Je déclare ouverts les états généraux de la bande dessinée.

Benoît Peeters
30 janvier 2015

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