révolution graphique et exigence du récit - la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image
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révolution graphique et exigence du récit

par Jean-Baptiste Barbier

Métal hurlant et (À suivre). Pourquoi associer ces deux revues dans une même thématique ? Une partie de la réponse est dans le titre de l’exposition : « 1975-1997 : la bande dessinée fait sa révolution ».

Métal hurlant naît en 1975 et (À suivre) en 1978. Le premier s’éteindra en 1987 et le second presque vingt ans après sa naissance (à deux mois près). Métal hurlant est l’enfant de mai 68, issu du divorce entre Pilote (revue dans laquelle paraissent Astérix, Lucky Luke, Blueberry…) et une nouvelle génération d’auteurs. René Goscinny, scénariste de génie, dirige le magazine avec talent, chaleur mais également autorité et fermeture.
Cette génération de jeunes artistes a besoin d’espace personnel pour s’exprimer. Or, dans Pilote, elle n’en a pas la possibilité. En 1972, trois dissidents en ont assez du diktat de Goscinny et veulent vivre leur mai-68. Claire Bretécher, Nikita Mandryka et Marcel Gotlib créent L’Écho des savanes. Ils pourront y parler de ce qui les touche, en particulier de sexualité. Mandryka échange beaucoup avec nos quatre futurs « Humanoïdes » et c’est même lui qui trouvera le nom de « Métal hurlant ».
Sont aux commandes de Métal Bernard Farkas, avec une fonction administrative et financière (de nos jours, il aurait le titre de DAF), deux artistes majeurs de l’époque (et de l’histoire de la bande dessinée), Philippe Druillet, qui révolutionna les codes de la bande dessinée et éclata le cadre de la planche, et Jean « Mœbius » Giraud, le maître absolu du dessin ; et enfin le chef d’orchestre, l’âme de ce magazine, son cortex, Jean-Pierre Dionnet.
Ces quatre mousquetaires, auxquels il est justice d’ajouter Étienne Robial qui créa toute l’identité graphique et visuelle de Métal hurlant, vont apporter un souffle nouveau à l’univers de la bande dessinée. Tous les plus grands dessinateurs à partir du milieu des années 1970 publieront dans les pages de Métal : Philippe Druillet (Gail, Salammbô…), Jean « Mœbius » Giraud (Arzach, Major Fatal, The Long Tomorrow, Les Yeux du chat, L’Incal avec Jodorowsky ; il publiera même une histoire de Blueberry avec Jean-Michel Charlier, Nez Cassé), Jean-Claude Gal (Les Armées du Conquérant avec Jean-Pierre Dionnet), Enki Bilal (Exterminateur 17, également avec Jean-Pierre Dionnet), François Schuiten (Carapaces, Le Rail…), Jacques Tardi (Polonius), Serge Clerc (Phil Perfect), Frank Margerin (Lucien), Yves Chaland (Bob Fish, Le Jeune Albert), Arno (Alef-Thau), Corben (Den), et tant d’autres…
Métal hurlant est un laboratoire bouillonnant de créativité. Une véritable émulation se crée. Ce nouveau magazine de bande dessinée a un contenu science-fiction et fantastique. Un magazine avec une seule règle : il n’y en a aucune. Liberté, création graphique, chaos, innovation définissent Métal hurlant.
En 1976, Philippe Manœuvre rejoint l’aventure. Il formera l’indéfectible binôme de l’équipe rédactionnelle avec Jean-Pierre Dionnet. Avec son arrivée, Métal amorce sa première mutation : le rock investit ses pages. En 1978, aux États-Unis, un artiste de génie, Will Eisner (créateur du Spirit) dessine Un bail avec Dieu (A Contract with God) et popularise le terme de « roman graphique » (graphic novel). C’est l’articulation majeure entre la bande dessinée et le roman. L’ambition littéraire (l’importance des mots et donc de l’histoire) dans une bande dessinée y est clairement affichée et revendiquée.
Manœuvre a donc débarqué chez Métal, Will Eisner crée Un bail avec Dieu et, entre les deux, en 1977, chez Casterman, Didier Platteau et Louis Gérard se posent la question de la création d’un magazine. En effet, la maison d’édition qui publie Tintin est la seule à ne pas avoir sa revue. Deux questions sont sous-jacentes à cette interrogation : comment renouveler le lectorat et toucher la nouvelle génération ? Comment grandir économiquement ?
Hugo Pratt présente Jean-Paul Mougin à Didier Platteau pour le poste de rédacteur en chef. L’affaire sera vite conclue et Mougin restera aux commandes de (À suivre) jusqu’à la fin.
Le premier point commun entre les deux revues est Étienne Robial, qui assurera également la conception graphique de (À suivre) et fera, dès le départ, partie de cette nouvelle aventure.
Ce magazine a deux ambitions clairement affichées dès sa gestation : le noir et blanc d’une part et le récit d’autre part. Le traitement du noir et blanc sera poussé à son apogée : Hugo Pratt (Corto Maltese), José Muñoz et Carlos Sampayo (Alack Sinner), Didier Comès (Silence), Jacques Tardi (Ici Même avec Jean-Claude Forest, Nestor Burma avec Léo Malet), François Schuiten et Benoît Peeters (Les Cités obscures), Jean-Marc Rochette (Le Transperceneige avec Jacques Lob) en seront les maestros.
L’arrivée de la couleur permettra à Jacques de Loustal de réaliser des histoires flamboyantes avec Philippe Paringaux et Jérôme Charyn : Cœurs de sable, Barney et la note bleue, Les Frères Adamov… François Boucq (La Femme du magicien et Bouche du diable avec Jérôme Charyn, puis Les Aventures de Jérôme Moucherot), Milo Manara (Giuseppe Bergman, L’Été indien et El Gaucho avec Hugo Pratt), Jacques Ferrandez (Carnets d’Orient), Benoît Sokal (Canardo), Jean-Claude Denis (Luc Leroi), André Juillard (Le Cahier bleu) seront également des auteurs référents de cette aventure. Nicolas de Crécy sera le seul auteur de la « nouvelle génération » à en faire partie.
Par ailleurs, l’exigence d’un récit de qualité sera toujours présente. Benoît Peeters, Carlos Sampayo, Jérôme Charyn, Philippe Paringaux, Alejandro Jodorowsky, livreront des scénarii de grande qualité.
Casterman et (À suivre) seront à leur apogée en 1983 : Jean-Claude Forest Grand Prix et Flic ou privé (de Muñoz et Sampayo) meilleure BD de l’année au Festival d’Angoulême, 65.000 lecteurs réguliers et Le Monde qui titre en une : « Casterman, le Gallimard de la bande dessinée. »
Jean-Paul Mougin écrivit dans son premier édito : « (À suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature. » Le ton est donné, et finalement, nous ne sommes pas loin de l’état d’esprit révolutionnaire de Métal. C’est le deuxième point commun. Ces deux revues seront un véritable laboratoire.
Nos deux magazines sont par ailleurs animés de la même envie : la bande dessinée doit et va devenir « adulte » (sans connotation sexuelle). Elle est un média qui doit pouvoir s’adresser à tout public, aborder tous les genres (y compris l’introspection et l’autobiographie) et parler à tous les âges. Métal hurlant et (À suivre) ont cette ambition en commun. Et ils vont réussir ce pari.
Métal hurlant et (À suivre) auront radicalement changé la bande dessinée qui aura pleinement atteint son statut adulte. Les années 1975-1985 auront été l’apogée d’une bande dessinée qui se révolutionne.

Jean-Baptiste Barbier
Commissaire de l’exposition