d’une guerre à l’autre - partie 1 - la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image
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Histoire de la bande dessinée franco-belge

d’une guerre à l’autre - partie 1

extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen. La Cité, Skira Flammarion, 2009

Dès l’entrée en guerre de la France, en août 1914, les personnages de bande dessinée s’enrôlent. Plus d’un dessinateur se retrouve sous les drapeaux. Mobilisé, Joseph Pinchon est remplacé par le peintre Édouard Zier le temps de deux épisodes de Bécassine. Georges Omry est tué au front, René Giffey gazé.

Le manque de papier oblige de nombreux journaux, soit à réduire leur format, soit à interrompre leur parution. Ces restrictions ne seront complètement levées qu’en juin 1921. Pourtant, le conflit favorise aussi la naissance d’une presse de propagande. Les Trois Couleurs, qui paraît de 1914 à 1920, publie des histoires en images belliqueuses sous un titre générique pourtant bien neutre : « Épisodes, contes et récits de la Grande Guerre ».
Louis Forton signe Baluchon s’en va-t-en guerre dans La Vie de garnison, tandis que sort une première série de six albums des Pieds Nickelés. De petit format et dépourvus de couleurs, ils comptent plus de cent vingt pages chacun. Dans leurs nouvelles aventures, qui continuent à paraître dans L’Épatant, Croquignol, Ribouldingue et Filochard partent eux aussi « bouffer du boche ». Il est vrai que la maison Offenstadt adopte dans l’ensemble de ses publications un ton particulièrement cocardier. Non content de prêter à tous les « méchants » des patronymes et un accent teutons, elle lance La Jeune France et La Croix d’honneur en 1915. Dans ce dernier titre (qui absorbe Cri-Cri), Louis Tybalt dessine Les Aventures guerrières de Crapouillard.
Une fois l’hystérie retombée, la Société parisienne d’édition revient à des héros plus pacifiques. Elle confie à Raoul Thomen le soin de faire de Charlot un personnage de papier. Le vagabond incarné par Charlie Chaplin ne sera d’ailleurs pas la seule star du grand écran à connaître une carrière dans la BD française. Chez le même éditeur, dans les années 1930, Giffey s’inspirera de la jeune Shirley Temple pour Les Aventures de la petite Shirley, tandis que Mat donnera sa version de Laurel et Hardy.

Deux garçons et un pingouin

La bande dessinée française de l’entre-deux-guerres est dominée par la personnalité d’Alain Saint-Ogan (1895-1974) . Créateur de nombreux personnages, parmi lesquels L’Ours Prosper et Monsieur Poche, un bourgeois suffisant qui préfigure Achille Talon, Saint-Ogan est avant tout l’auteur de Zig et Puce, série qui atteindra des sommets de popularité - sans toutefois enrichir son créateur, qui avait fort mal négocié la cession de ses droits à l’éditeur auquel revint l’exploitation de sa production en librairie, j’ai nommé Hachette.

Zig et Puce naissent en mai 1925 dans le supplément dominical du quotidien Excelsior. Lancé en 1923 sous le titre Excelsior-Dimanche , il avait été rebaptisé l’année suivante Dimanche-Illustré. Ce supplément publie quelques-unes des rares bandes dessinées américaines proposées, dès cette époque, au public français. La Famille Mirliton (titre original : The Gumps) et Bicot (qui reprend les sunday pages de Winnie Winkle the Breadwinner) paraissent en bichromie, et les ballons sont conservés. Ce dernier point est à souligner, car non seulement la BD française n’a toujours pas adopté ce procédé, mais quelques années plus tard, dans les albums de Félix le chat ou de Mickey publiés eux aussi par Hachette, les bulles seront masquées (par des papiers blancs contrecollés sur les épreuves et gouachés) - ce qui a pour effet de rendre la partie supérieure des cases étrangement vide - et remplacées par des textes sous les images, bien souvent redondants.

Saint-Ogan se conforme au procédé en usage dans le support qui l’accueille. Zig et Puce est donc, non pas la première bande dessinée française à abandonner la légende d’accompagnement au profit du phylactère, mais la première série de ce type à connaître le succès. Son influence sera déterminante sur l’évolution progressive des éditeurs et dessinateurs francophones vers une forme moderne de narration, intégrant le texte dans l’image.
Zig et Puce (comme Tintin un peu plus tard) sont des adolescents sans attaches. Rois de la débrouille et du « système D », ils sont animés par ce même esprit d’entreprise qui caractérise le Bibi Fricotin de Forton. Leur idée fixe : gagner l’Amérique et y faire fortune. N’ayant pas de quoi se payer la traversée, ils usent de toutes sortes d’expédients. Il leur faudra attendre 1929 pour mettre le pied à New York, mais ils auront, dans l’intervalle, sillonné la quasi-totalité de la planète. Échoués sur la banquise dès le premier épisode de leurs aventures, ils y adoptent un compagnon original : le pingouin Alfred. (M. Poche est, pour sa part, flanqué d’un kangourou !) Celui-ci sera pour beaucoup dans la popularité de la série. Personnage sympathique quoique muet - Alfred n’a d’échange verbal qu’avec les autres animaux -, il est doté d’une silhouette éminemment graphique que l’on verra très vite déclinée sur de multiples supports. Alfred fait de la publicité, devient une vedette de music-hall et inspire quantité de produits dérivés, dont une poupée porte-bonheur en feutrine, conçue par Jeanne Lanvin, qui fait fureur. Les personnages d’Alain Saint-Ogan sont les premiers, dans l’histoire de la BD française, à bénéficier d’une telle ubiquité : ils connaissent des transpositions sur disque, à la radio, au théâtre, en film fixe, en film avec acteurs et, pour Prosper, en film d’animation !
La première raison de ce triomphe est à chercher dans la fraîcheur, l’innocence, la joie de vivre qui font de Saint-Ogan, chantre d’une France rurale et insouciante, le Charles Trenet de la BD - comme l’a justement noté son exégète Dominique Petitfaux. Il s’agit, ensuite, d’un auteur généreux, prodigue de ses idées, qui écrit des histoires dynamiques où tout s’enchaîne très vite. Zig et Puce est l’exemple même du feuilleton improvisé à mesure sur un canevas très vague ; il est fréquent que l’auteur livre une planche sans savoir ce qui se passera la semaine suivante. D’ailleurs, la page hebdomadaire fonctionne souvent comme une unité narrative à peu près close, n’appelant pas de rebondissement particulier. Cette structure confère à la série un caractère éminemment échevelé (d’où une relative difficulté à la lire en album). On en donnera une idée en énumérant les moyens de locomotion empruntés par ses deux héros au cours de leur première aventure, soit successivement un cargo, une barque, un radeau, un dirigeable, un sous-marin, une automobile, un paquebot, une roulotte, un cheval mécanique, une montgolfière, un traîneau, un canot à moteur, un train, une brouette, une charrette tirée par un âne, un engin de chantier, une bicyclette et, à nouveau, une automobile ! Cette rapidité du récit l’empêche malheureusement trop souvent d’aller au-delà des clichés et des stéréotypes.

Resté proche de l’univers des contes - comme en témoignent ses albums publicitaires sur le « Paradis des animaux » (réalisés pour le compte de La Vache qui rit), les aventures de Serpentin, Mitou et Toti au pays des jouets, celles de Trac et Boum au pays de la mythologie, ou encore celles de Nizette et Jobinet (qui rencontrent sorcières, fantômes, mais aussi Adam et Ève, et quantité d’êtres de légende) -, Saint-Ogan est également l’un des premiers auteurs de science-fiction de la BD française. Il se plaît à imaginer des voyages dans l’espace (Le Rayon mystérieux), comme dans le temps : Cric et Crac, Mitou et Toti, Zig et Puce voyagent respectivement « à travers les siècles », « à travers les âges » et « au XXIe siècle ».
Quant au style graphique de Saint-Ogan, il a beaucoup de charme. Son trait est dansant, tout en courbes et en sinuosités. La simplification des formes au profit du seul trait de contour fait de lui l’un des précurseurs les moins récusables de la « ligne claire ». Influencé par l’esthétique de l’Art déco, il sait aussi utiliser le noir et les hachures pour faire jouer les surfaces. Au cours d’une carrière pourtant longue, ce style n’évoluera guère et deviendra peu à peu désuet. Saint-Ogan est un auteur irrémédiablement daté « années 1930 ».

A suivre

Texte extrait de "La bande dessinée, son histoire et ses maîtres", texte de Thierry Groensteen, édité par La Cité et Skira Flammarion en 2009, aujourd’hui épuisé, enrichi de fichiers numériques issus des collections numérisées de la Cité et de Gallica.